Homo consumens 

Les conditions anthropologiques de la décroissance

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Il ne s’agit plus de se demander s’il est souhaitable de réduire notre consommation de ressources matérielles: la réponse est qu’il le faut. Plus difficile est de savoir comment y parvenir. Pour répondre, il faut d’abord accepter de prendre la mesure du défi. Celui-ci n’est pas seulement économique; il est culturel, et à ce point intégré que, se naturalisant, il devient quasi anthropologique.

Nul mieux que Max Weber n’a décrit ce fondement anthropologique du capitalisme libéral classique et de l’idéologie de la croissance infinie qui s’y trouve associée. Le début du 20ème siècle est, il est vrai, un moment particulièrement propice. Weber écrit son éthique protestante et l’esprit du capitalisme alors qu’il a encore sous les yeux la société traditionnelle précapitaliste. De plus, en ce début de 20ème siècle, la classe ouvrière est intégrée peu à peu dans le capitalisme  ; les premières lois sociales ont été adoptées sous Bismarck au cours des années 1880 et 1890. Du même coup, apparaît  l’insuffisance d’une critique du capitalisme libéral qui se borne à une dénonciation des inégalités entre détenteurs du capital et non-propriétaires – ceux qui vivent «  au jour la journée  », comme l’on disait alors, et qui doivent trouver du travail pour  vivre. Cette critique n’est pas fausse, nous dit Weber. Mais elle ne va pas au coeur du malaise civilisationnel dont le capitalisme est la cause.

Mais quel est donc ce malaise? Weber ne partage pas la thèse que le protestantisme encourage un esprit matérialiste mieux adapté aux exigences du monde capitaliste. Cette interprétation est simpliste et incorrecte ; Weber la réfute d’ailleurs explicitement. L’originalité de Weber est plutôt de décrire la mentalité capitaliste orientée vers l’accumulation du profit comme une ascèse ou une discipline. Cette règle de vie à laquelle l’individu sacrifie son existence lui impose, en tout moment, de déployer ses efforts vers l’accumulation. «Le temps, c’est de l’argent», «l’argent qui dort est de l’argent que l’on perd»: celui qui réussit dans le capitalisme suit des maximes qui font de lui une machine à calculer son intérêt.

Chose remarquable, ce n’est pas la recherche effrénée du plaisir qui est à la source du capitalisme. Nous ne sommes pas ici dans les mondes de Mandeville ou de Smith, où le système économique repose tout entier sur le désir égoïste: le fondement, ici, c’est la dévotion monomaniaque à faire fructifier son capital de départ. Il n’y a pas de recherche permanente, vorace et hédoniste, de satisfaction de ses intérêts personnels. Il y a une ascèse, un sacrifice de soi. Le capitaliste ne descend pas du noceur; il descend du moine  : «  La réforme protestante fit sortir des couvents l’ascèse chrétienne rationnelle et sa règle de vie méthodique et l’exporta dans la vie professionnelle, venant imposer à chaque chrétien d’être un moine tout au long de sa vie.  » Pour être de bons protestants et par là de bons agents capitalistes, nous devons oublier de vivre, consacrer toute notre énergie à gagner plus, à accumuler davantage.

La thèse de Weber est parfaitement compatible avec l’idée, avancée quelques années plus tôt par Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent, selon laquelle l’argent exprime «  la totalité des buts  » : fongible universel, l’argent peut donc être rapporté à toute fin quelconque que l’individu pourrait vouloir poursuivre, puisqu’il n’est en principe qu’un moyen d’acquérir ce qui permet de réaliser les fins que chacun se donne. Mais cette propriété remarquable est aussi ce qui constitue son danger: avec la monétarisation de l’économie, non seulement la spécialisation des tâches et la division du travail peuvent-elles s’accentuer au-delà de la fourniture réciproque de services sous forme de troc, mais en outre la porte est ouverte à l’accumulation infinie. L’accumulation de monnaie laisse ouverte la question des fins de l’individu, n’obligeant donc pas celui-ci à se prononcer de manière définitive sur ses objectifs ultimes: tant qu’il thésaurise, en vue d’un avenir qu’il prépare et auquel il sacrifie son présent, il lui est permis de ne pas se prononcer sur le type d’existence qu’il veut mener. Cette thésaurisation, cette accumulation, c’est donc aussi un moyen commode de compenser un manque d’imagination : si l’on accumule, c’est parce qu’on ne sait pas comment dépenser. Nous errons dans la vie sans but: alors, accumulons, car un jour peut-être, nous saurons que faire de cet argent amassé.

Ainsi Weber met-il en avant la dimension socialement construite de la mentalité capitaliste. L’homme n’est pas naturellement obsédé par l’accumulation matérielle, nous dit-il en substance: c’est la société et en l’occurrence la mentalité protestante, l’ascèse qu’elle promeut et attend de chacun, qui oblige les individus à se sacrifier à cette tâche peu exaltante de gagner de l’argent. On y perd sa vie, certes; mais la société ne laisse pas d’autre choix. Car sortir de l’esprit capitaliste pose un problème d’action collective  : personne ne peut le faire seul. Empruntant à Darwin l’idée de la sélection naturelle, Weber met clairement en avant que l’individu qui ne se prêterait pas au jeu, qui refuserait de perdre sa vie à faire fructifier aussi bien que possible son capital, serait éliminé par la concurrence économique. Il faut donc une action collective, une action de la société sur elle-même, pour sortir de la cage.

Un capitalisme sans consommateurs

La reconstruction que propose Weber (qu’on me pardonne ce blasphème) présente aussi deux lacunes majeures. D’abord, la dimension de la consommation est quasi absente. Weber établit une similitude entre l’entrepreneur capitaliste et le moine, l’un et l’autre obsédés par la quête maniaque et sans fin d’une vie sans plaisirs. Mais Weber nous donne à voir un capitalisme sans consommateurs: il manque à son tableau un élément majeur.

Pourtant, cet élément, Weber était proche de le mettre en avant. C’est le cas surtout là où il examine le passage de la mentalité «  traditionaliste  » à la mentalité «  capitaliste  ». A l’opposé de la pensée capitaliste, la pensée traditionaliste est celle où, une fois ses besoins essentiels satisfaits, l’on ne cherche plus à augmenter ses gains, mais plutôt à réduire son investissement dans le travail. Ainsi de l’ouvrier agricole qui, lorsque la rémunération du travail aux pièces augmente, ne travaille pas davantage afin de profiter de l’aubaine, mais au contraire s’arrête de travailler une fois qu’il a atteint ce dont il pouvait se contenter avant cette augmentation: «  L’ouvrier payé 1 mark pour faucher un arpent, qui fauchait jusque-là deux arpents et demi par jour et gagnait ainsi 2,5 marks quotidiens, ne se mit pas, comme on l’avait escompté, à faucher trois arpents pour profiter de l’occasion de gain supplémentaire quand le salaire à l’arpent fut augmenté de 25 pfennigs: au lieu de gagner ainsi 3,75 marks – ce qui aurait été parfaitement possible –, il ne fauchait plus que deux arpents par jour, parce qu’il gagnait ainsi 2,5 marks comme auparavant et s’en contentait, comme il est dit dans la Bible ».

Weber commente cet exemple dans les termes suivants : le gain supplémentaire qu’aurait pu réaliser l’ouvrier, dit-il, «  l’attirait moins que la réduction de son travail; il ne se demandait pas combien il pouvait gagner par jour en fournissant le maximum de travail, mais quel travail il devait fournir pour gagner la somme – 2,5 marks – qu’il recevait jusque-là et qui couvrait ses besoins traditionnels  ». Les individus qui sont encore pris dans les rets de la pensée traditionaliste ont pour but de vivre, et seulement de manière secondaire, comme moyen d’existence, de faire de l’argent ; les individus qui ont adopté la mentalité capitaliste consacrent leur vie à faire de l’argent. Pour que le capitalisme puisse s’épanouir pleinement, il faut inculquer cette mentalité, y éduquer des masses d’abord rétives.

Weber est perplexe face à ce comportement irrationnel. Qui sont ces individus qui ne répondent pas aux incitants, qui ne sont pas mus par l’appât du gain, qui sont si peu «  économiques  »  ? Weber aurait pu approfondir cette piste et ajouter ceci  : pour que le capitalisme fonctionne, il faut faire vouloir consommer davantage, donner le goût d’avoir plus. Pour ces ouvriers, 3 marks suffisaient. Ils voulaient préserver du temps pour la dépense, la famille, le divertissement et le repos. Weber aurait pu dire  : le capitalisme pour survivre doit brouiller la frontière entre besoin et désir. Il doit créer des besoins artificiels afin que le travailleur fasse le choix de travailler toujours plus.

Au moment même où Weber élabore son Ethique protestante, l’Amérique découvre un auteur iconoclaste, économiste inclassable, fils de paysans norvégiens: en 1899, Thorstein Velben publie sa Théorie de la classe de loisir, où il démontre l’importance de la consommation ostentatoire. Le consommateur consomme du superflu, achète des produits de luxe pour envoyer un signal à chacun sur son statut social, «  pour s’attirer et conserver l’estime des hommes  », dit Veblen. Mais ceci ne concerne que la classe pécuniairement supérieure, comme il l’appelle: la haute bourgeoisie. C’est l’inverse de la consommation de masse que l’on connaît depuis un demi-siècle chez nous. Dans le monde de Veblen, c’est pour se distinguer, et non pour imiter, que l’on consomme de manière ostentatoire tout comme le font les m’as-tu-vu. L’occultation de la dimension de la consommation chez Weber tiendrait-elle au fait que, à cette époque de l’émergence du capitalisme, la consommation n’était pas encore une consommation de masse ?

La marchandisation du monde

Il y a chez Weber  un autre impensé: il n’a pas associé l’émergence du capitalisme à la marchandisation du monde, la transformation de tout bien et de tout service en objet d’échange. Ici encore, bien qu’il manque cette dimension du capitalisme émergent, Weber s’en approche. Dans un passage d’Economie et société, qu’il publie en 1922 dans la foulée de son Ethique protestante, il imagine comment le capitalisme a pu naître. Au départ, nous dit-il, les rapports des individus les uns aux autres étaient réglés par la tradition; le monde marchand était immobile et relativement immuable. Mais voilà soudain que le fils d’un marchand de textile qui, au lieu de faire comme son père et son grand-père ont toujours fait, va chez le producteur de coton et chez ses clients pour tenter de maximiser le gain tout au long de la chaîne: il veut un coton de meilleure qualité, des quantités plus importantes, et satisfaire mieux les goûts des clients pour en attirer à lui davantage (nous dirions aujourd’hui: «  augmenter ses parts du marché  »). Qu’un seul d’un coup se mette en tête de progresser ainsi, et tous les autres sont alors obligés de l’imiter et de transformer eux-aussi leur manière de produire le tissu, d’augmenter leur marge bénéficiaire pour supporter cette nouvelle concurrence. Quand Weber dit que le capitalisme est une recherche constante du profit, il oublie d’ajouter qu’il exige de scruter autant que possible la vie quotidienne pour apercevoir la manière de faire plus de profit. Tout ce qui peut rapporter par la mise en circulation dans le circuit marchand est appelé forcément à devenir marchandise.

« Il ne s’agit plus de se demander s’il est souhaitable de réduire notre consommation de ressources matérielles: la réponse est qu’il le faut »

Cette marchandisation progressive est le thème dominant de l’ouvrage majeur de Karl Polanyi, La grande transformation, qui paraît en 1944. Il y montre comment le travail, la terre et la monnaie sont progressivement devenus des biens marchands. Le colonialisme, dénonce-t-il, a été également une manière de s’étendre sur de nouveaux territoires, de les transformer en marchés captifs. Aujourd’hui, cette marchandisation du monde s’est à ce point banalisée que nous sommes à peine surpris quand elle se fait jour sous de nouvelles manifestations : des étudiants louent leurs fronts comme espaces publicitaires; des agences louent des services de gens de maison qui prestent nus moyennant une rémunération plus élevée; les conseils que l’on allait rechercher auprès des grands-parents sont devenus le marché des thérapeutes professionnels. Rien, semble-t-il, ne semble plus en mesure d’échapper à cette marchandisation devenue sans limites: les digues sont rompues.

Voilà donc les deux impensés de Weber  : la nécessité d’encourager une consommation plus grande pour que le capitalisme libéral se maintienne et la nécessité d’étendre la sphère marchande. Or ces deux impensés désignent justement deux apories majeures de notre système capitaliste. Comme Marx l’avait bien aperçu, le capitalisme court le risque d’une crise liée à la surproduction s’il ne développe pas parallèlement des marchés solvables qui puissent absorber l’excès de production. Mais cette croissance en même temps ne peut être infinie, car elle bute sur les limites des capacités de la planète. On a répondu à la première contradiction par la consommation de masse; ce faisant, on a accentué la seconde contradiction à laquelle on n’a apporté aucune réponse.
Nous en sommes là. Nous avons construit deux prisons  : l’une pour le producteur, l’autre pour le consommateur. Elles sont étroitement dépendantes l’une de l’autre. Celle du producteur, comme Weber l’avait bien vu, force chacun comme agent économique à être au moins aussi productif que le concurrent immédiat dans une course sans fin vers la rentabilité maximale sous peine de disparaître. C’est une course irrationnelle; elle est source de malheur et de vies perdues. Le piège s’est refermé: être performant ou mourir.

Et puis il y a, en miroir, la cage du consommateur  : piégé lui aussi, il définit son être social par ce qu’il achète. Il s’inscrit dans le processus destructeur du pillage des ressources de la planète bien que cette complicité puisse parfois le dégoûter. Il est le jouet des objets, dont il est devenu l’esclave.

Or, ces cages, ces colonies pénitentiaires du producteur et du consommateur, nous en avons perdu les clés. Elles sont imposées par le système, par ce que Weber appelle «  le cosmos de l’ordre économique moderne  ». Elles ne sont pas les résultats d’une mythique nature humaine tournée vers le gain et la consommation. Les murs sont plus hauts que cela: se changer, c’est un jeu d’enfant – cela dépend de nous. Mais changer le système dans lequel nous sommes piégés, changer de système: voilà qui exige une action collective, une action de la société sur elle-même, qu’aucun de nous ne peut effectuer seul.
Les technologies vertes ne suffiront pas, par elles-mêmes, à nous éviter le précipice. Tim Jackson a rappelé les chiffres sur lesquels cette promesse bute: depuis 1990, moment où on a pris conscience du changement climatique, l’intensité en carbone de la croissance à l’échelle mondiale a diminué de 0,7% par an. On croît de manière plus verte chaque fois; des technologies «  propres  » peu à peu voient le jour. Mais en même temps, la population mondiale continue de croître à un niveau de 1,3% par an et la consommation moyenne par chacun croît de 1,4% par an, de manière telle que chaque année au rythme actuel, l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est de 2% (1,3%+1,4%-0,7%).  Les technologies vertes, pour désirables qu’elles soient, ne suffisent pas pour compenser la croissance démographique ou l’augmentation de la consommation moyenne par habitant. En outre, à chaque économie d’énergie due aux technologies plus vertes, les gens libèrent une part de revenu, qui sert au moins en partie à satisfaire d’autres «  besoins  » de consommation.
Comment s’évader  ? Comment sortir de ce double piège qui s’est refermé sur nous, dans nos deux rôles de producteurs et de consommateurs? Quelle action collective imaginer qui puisse assurer une transition écologique  ? Je propose d’explorer quatre pistes.

Quatre pistes pour une transition écologique fondée sur l’innovation sociale
Première proposition  : pour assurer la transition écologique, nous devons tendre vers des politiques redistributives, vers l’égalité des conditions matérielles. D’abord, compte tenu de l’insuffisance de la «  croissance verte  », c’est-à-dire d’une option fondée purement sur des technologies plus propres, il faudra partager les coûts d’une transition. Il ne s’agit plus seulement de partager les fruits de la croissance, mais de partager les sacrifices. Nous devons aller vers une mobilisation des efforts: une économie de guerre si l’on veut, sans la guerre. Les politiques que l’on met en place à cet effet doivent être vécues comme légitimes. Or, elles ne pourront l’être que si elles sont équitablement réparties entre tous.

« sortir de l’esprit capitaliste pose un problème d’action collective : personne ne peut le faire seul »

L’égalité des politiques redistributives permet en outre de limiter l’urgence de la croissance économique. Car, jusqu’à présent, c’est la croissance qui a justifié de ne pas opérer une redistribution plus importante des revenus. Si les inégalités ont été tolérées jusqu’à présent, et même l’augmentation des inégalités depuis trente ans, c’est parce que la croissance nous promettait de faire toujours mieux. Promouvoir l’égalité, c’est retirer à la croissance son statut d’idole; c’est la rendre moins indispensable.

Enfin, l’égalité réduit la surconsommation qui est liée à la recherche de la reconnaissance sociale. Ce que Veblen appelait la consommation ostentatoire ne concerne pas seulement les classes possédantes (les «  classes de loisir  », chez Veblen); c’est une course à la reconnaissance qui nous épuise tous. Des chercheurs ont réalisé une expérience sur un échantillon représentatif de participants en leur demandant de choisir entre être relativement moins bien positionné dans une société A, riche, donc avec de bons revenus mais dans laquelle beaucoup de gens ont des revenus meilleurs que les leurs, ou d’être plutôt mieux positionné dans une société B, plus pauvre en moyenne mais où ils se trouveraient personnellement beaucoup plus riches que la moyenne de cette société. Plus de la moitié des participants étaient prêts à sacrifier 50% de leur revenu pour être mieux positionnés dans la hiérarchie sociale: en général, l’on préfère être relativement aisé dans un pays à bas revenus que d’être relativement pauvre dans un pays à hauts revenus. Notre désir de posséder davantage tient non pas à des besoins à satisfaire, mais à notre souci de ne pas être déclassé socialement.

Il y a des conséquences politiques à cette contribution qu’une politique de redistribution des revenus peut faire à la transition écologique. Au lieu d’opposer les objectifs de la social-démocratie où l’on veut favoriser l’accès du plus grand nombre à la consommation, à l’objectif de la transition vers l’économie stationnaire ou de la décroissance, il faut montrer la complémentarité de ces démarches : cette complémentarité est réelle, pourvu que l’inclusion sociale soit définie en termes relatifs plutôt qu’absolus de la consommation.
Deuxième proposition : toute transition écologique doit s’accompagner d’une politique du genre. Cela tient d’abord à la place qu’a pris le corps de la femme dans la société de consommation et dans son arme favorite, la publicité: l’érotisation accompagne partout la marchandisation. Cela tient aussi aux choix de consommation qui découlent, pour la femme, de l’impératif d’être belle – impératif devenu quasi religieux –, qui lui dicte ses choix alimentaires, l’endroit où elle part en vacances, les loisirs qu’elle pratique. Cela tient enfin au fait que la compétition économique récompense et valorise des comportements qui sont associés, dans nos imaginaires et subconscients, à la virilité masculine: c’est ce que montrent un sociologue comme Pierre Bourdieu, dans La domination masculine, ou un psychologue du travail comme Christophe Dejours, dans Souffrance en France.

Quelle politique du genre peut aller à rebours de cette double sacralisation: celle de la femme-objet d’une part, et celle, d’autre part, d’une compétition économique figurée comme une lutte où les virilités l’emportent, et où la femme est appelée à se battre aux côtés de son homme? La solution n’est pas bien entendu de diaboliser la virilité et de sanctifier la féminité. Et il ne s’agit pas non plus de sauver la femme de l’instrumentalisation de son corps par la publicité, ou de la sauver de sa cooptation par le monde du travail, qui est au contraire en principe souhaitable dans une perspective d’égalité des sexes. Mais il nous faut par contre interroger la division actuelle des rôles de genre et ses conséquences. Nouer des contacts avec les voisins, préparer des dîners, s’occuper des enfants ou des parents âgés: ces activités sont généralement sous-évaluées dans nos sociétés, parce que ce sont des activités traditionnellement confiées aux femmes. Le mépris qui accompagne ces tâches contraste avec la valorisation de l’homme qui part tôt et revient tard, qui gagne de l’argent parce qu’il marchande le service qu’il rend à la société.

La politique de genre qui doit accompagner la transition écologique doit consister à revaloriser les fonctions traditionnellement associées à la femme, afin que ces fonctions soient partagées entre hommes et femmes comme l’on a commencé à partager le travail. L’égalité des sexes importe dans la sphère domestique autant, aujourd’hui, que dans la sphère du travail. Il faut une recivilisation de l’homme par la femme : ce n’est qu’au prix de cette «  déprogrammation  » des hommes que ceux-ci, peu à peu, pourront sortir du piège de la compétition économique infinie.

Troisième proposition: il faut une politique de la socio-diversité. J’emprunte cette belle expression à Christian Arnsperger. La socio-diversité, c’est la promotion d’alternatives, de modes de vie plus soutenables, de solutions locales à petite échelle: ces micro-expériences, cela recouvre la reconstitution de circuits d’alimentation courts, les systèmes d’échange locaux, le mouvement de la simplicité volontaire, ou les jardins communautaires. Ces alternatives doivent pouvoir s’épanouir d’abord, faire école ensuite, dessiner enfin les chemins d’une alternative pour la société entière.

Cet expérimentalisme local importe pour trois raisons. D’abord, nous savons que la trajectoire actuelle est insoutenable, mais nous ne connaissons pas le scénario de sortie: il faut donc accélérer l’apprentissage dans la société. Ensuite, ces micro-projets peuvent compenser en partie notre incapacité à imaginer d’autres manières d’occuper nos loisirs que par la consommation. André Gorz relevait que nous avons investi dans des technologies qui libèrent du temps, mais que nous ne savons que faire de tout ce temps libéré. La consommation sans fin devient un substitut à cette absence d’imagination: comme le disait déjà Keynes dans un texte de 1928, Perspectives économiques pour nos petits enfants, «  nous avons été trop longtemps dressés à payer et non à jouir  ». Enfin, ces initiatives locales, ces îlots de socio-diversité, cela permet de recréer des liens sociaux. Nous savons aujourd’hui que, plus encore que l’abus de tabac ou d’alcool par exemple, l’absence de liens sociaux est un facteur de risque important d’une morbidité précoce. L’investissement dans des mirco-projets à l’échelle locale, cela permet aussi à chacun d’être considéré non plus pour ce qu’il possède mais pour la personne qu’il est, pour les services qu’il rend, pour les recettes qu’il enseigne, ou pour les compétences qu’il a acquises: de la consommation ostentatoire, avec le temps, l’on passe à la disponibilité ostentatoire à l’autre.

Quatrième proposition: la collectivité peut favoriser la transition écologique fondée sur l’innovation sociale. Elle le peut, d’abord, en encourageant l’expérimentalisme local et en aidant les ingénieurs sociaux qui prennent l’initiative de ces micro-projets à surmonter les obstacles qu’ils rencontrent. Cela suppose une politique modeste, au service des initiatives citoyennes, et fondée moins sur des plans et des stratégies que sur une démarche inductive qui permet de récompenser l’innovation sociale: la politique, c’est aider des voisins qui veulent se mettre ensemble à créer leur jardin communautaire.

Les pouvoirs publics doivent aussi créer les incitants économiques qui récompensent les modes de vie sobres et soutenables, et encouragent donc à innover en ce sens. Cela peut prendre la forme, par exemple, de crédits carbone individuels. Chacun reçoit une quantité X de carbone à dépenser sur l’année, et à la fin de la période, les personnes qui disposent d’un quota non utilisé seraient récompensées par un fonds financé par les personnes qui ont excédé leur quota. Cela contraindrait chacun à se rationner, et les personnes qui dépensent plus payeraient davantage. Ou bien cela peut se traduire par une tarification progressive pour l’eau ou l’énergie  : chaque ménage paierait un prix très bas pour un certain niveau de consommation de base, mais les prix à l’unité seraient de plus en plus élevés par unité supplémentaire consommée.

Troisièmement, les gouvernements doivent offrir des services publics qui permettent de réduire les achats et la consommation de biens privés, tout en donnant plus de sens aux loisirs: c’est cette double fonction que remplissent la mise à disposition de vélos en libre service, la généralisation d’un système cambio pour les voitures, ou le partage des tondeuses à gazon.

Quatrièmement, le gouvernement  doit, de manière systématique,  évaluer l’impact de ses politiques à travers des indicateurs de développement durable. Aujourd’hui, c’est l’impératif de la croissance du PIB qui constitue l’obsession de nos gouvernements. Mais ce qu’il faut chercher «  avec les dents  », selon la formule célèbre, ce n’est pas la croissance: c’est le mieux-être. Et dans nos sociétés d’opulence, les deux sont antinomiques: la croissance infinie menace de faire franchir des seuils économiques qui, en définitive, vont mettre en danger notre prospérité même. Des universitaires comme Isabelle Cassiers travaillent sur des indicateurs alternatifs permettant de mesurer les performances des sociétés, autrement qu’à travers les indices macro-économiques. Le défi est maintenant de passer à la pratique, et de mettre sur pied des mécanismes de suivi indépendants, afin que les gouvernements se sentent tenus de rendre des comptes lorsque les politiques qu’ils conduisent vont à rebours des indicateurs de développement durable.

L’art de la transition

Deux dilemmes hantent aujourd’hui les débats sur les transitions à effectuer. Nous oscillons d’abord sans cesse entre, d’une part, la reconnaissance de la nécessité d’une planification –  voire, chez certains, d’une planification quasi autoritaire –, et la volonté, d’autre part, de favoriser l’épanouissement des initiatives privées: d’un côté, on sait que le pilotage automatique par le marché ne marche pas ; mais d’un autre côté, il y a l’aveu que nous ne savons pas ce qu’il faut faire – et que nous devons nous laisser surprendre et récompenser l’inventivité des acteurs dispersés de la société. Un deuxième dilemme nous trouve partagés entre l’espoir d’une réforme patiente et lente qui nous épargne la douleur d’un bouleversement radical et la crainte, exprimée par d’autres, que les choses ne bougeant pas assez vite, il faut aller rapidement vers des solutions radicales.

Il faut surmonter ces dilemmes. Piloter la transition au départ de l’innovation sociale, c’est favoriser le changement, l’orienter – mais sans que le détail de chaque étape puisse nécessairement être connue d’avance. C’est aussi refuser d’opposer la réforme au bouleversement radical. Il faut cesser d’opposer les changements d’apparence modeste, les expériences collectives à petite échelle, au grand bouleversement de l’édifice de nos sociétés. La transition est un art qui relève plus de la musique que de l’architecture. Ce n’est pas seulement la construction finale à laquelle l’on doit être attentif, le modèle vers lequel on tend. Dans une transition, c’est chaque étape qui importe, même la plus petite: chaque micro-projet a son importance dans ce qu’il peut apprendre aux autres. Dans une partition musicale, ce n’est pas seulement la dernière note qui compte: c’est chacune des notes qui contribue à l’harmonie de la partition.

Olivier De Schutter

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