Chanter et déchanter avec Renaud*

Le Moral nécessaire

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Il y a un an, Renaud Séchan réapparaissait après une longue absence, se rappelant à la mémoire de ceux qui, comme moi, ont forgé un bout de leur culture politique et de leur esprit critique en sa compagnie. Hanté par sa disparition, je le suis plus encore par son retour, tant le décalage entre « le chanteur énervant » d’hier et « le phénix » d’aujourd’hui est abyssal. Renaud semble méconnaissable, au point qu’il n’y a pas meilleurs démentis à certaines de ses prises de positions actuelles que ses chansons d’autrefois. Histoire d’un désenchantement…

Mes parents, bouffeurs de curés, m’ont élevé avec les disques de Georges Brassens et d’Anne Sylvestre dans les oreilles, m’ont emmené voir Pierre Desproges en spectacle, tandis que « Charlie Hebdo » et « Hara Kiri » n’étaient jamais loin de « Spirou Magazine » et « Pif Gadget » sur la table du salon… J’ai donc eu quelques prédispositions à m’intéresser aux chansons réalistes de Renaud Séchan. C’est à environ dix ans que j’ai découvert ce gaillard qui, touchant ma jeune fibre libertaire et des aspirations révolutionnaires encore sommeillantes, allait mine de rien traverser ma vie, y jouer un rôle fondateur et avoir plus d’influence que tous mes profs réunis. Ses chansons et ses prises de position m’aidaient à penser le monde. C’est en partie grâce à sa verve que se sont distillés dans mon cerveau la conscience de classe, le goût de la liberté, de la justice sociale ou de l’écologie. C’est à travers ses récits que j’ai approché pour la première fois des univers tels ceux des banlieues et de la classe ouvrière. C’est avec ses poèmes de bistrot que j’ai appris l’argot. Avec ses jeux de mots à deux balles, son auto-dérision et sa mauvaise foi patente que j’ai eu mes premiers rires d’adulte.

« Trop de vent, pas assez / L’eau était trop humide »

Alors que j’avais découvert Renaud avec le succès de son sixième album « Morgane de toi » (1983), je me désolais rétrospectivement et un peu paradoxalement que celui-ci marque aussi un tournant dans ses sources d’inspiration. Sa vie de père de famille allait l’amener à écrire davantage de chansons tendres et à laisser derrière lui les personnages de gavroches, loubards, petits malfrats, rebelles et autres marginaux (Manu, Germaine, Lucien, Dédé, Mimi ou Jojo) dont il dressait le portrait avec inspiration et malice. Moi qui écoutait aussi des groupes comme Mano Negra et Bérurier Noir, j’aimais ce personnage d’apparence anarchiste, impertinent et provocateur dont les premières compositions s’intitulaient « Crève salope ! » et « Ravachol » (en 1968, il avait 16 ans), qui apparut pour la première fois à la télévision avec « Camarade bourgeois » (1975), qui dédia son quatrième album à Jacques Mesrine (« Marche à l’ombre » en 1980), mais j’éprouvais dans le même temps beaucoup d’affection pour ce bonhomme à la sensibilité à fleur de peau, n’ayant jamais caché être fragile, timide, maladroit et pétris de contradictions.

« Moi j’aime bien chanter la racaille /
La mauvaise herbe des bas quartiers /
Les mauvais garçons, la canaille /
Ceux qui sont nés sur le pavé »

L’une de ces contradictions est son rapport au pouvoir politique et aux élections, dont il a constamment chanté et proclamé qu’elles ne changent pas les choses… tout en soutenant des candidats (tour à tour écologistes, communistes, socialistes) à chaque scrutin présidentiel depuis 1981 — avec l’avènement de François Mitterrand, dont il tomba « sous le charme » au point de lui demander publiquement de se représenter en 1988, et ce malgré le tournant de la rigueur et l’abandon de ses promesses économiques dès 1983. Le genre d’inconséquence qui suscita l’ire des puristes et les sarcasmes bienveillants de ceux qui considèrent que Renaud a toujours été doté d’une qualité fondamentale : la sincérité. Pour ma part, c’est ainsi que j’ai compris que l’être humain ne se résume pas à sa force de caractère et à sa cohérence politique, que faiblesses et paradoxes font partie de la vie…

TROMPETTES DE LA RENOMMÉE

Ayant eu l’occasion d’un peu fréquenter Renaud, je me rappelle quelqu’un d’éminemment gentil, généreux, au regard pétillant, qui développait une relation très forte avec son public. Dans la deuxième moitié des années 1980, je publiais avec sa complicité et celle de son frère David, « L’énervant », un fanzine concernant surtout ses paroles, son univers et les causes qu’il défendait. À cette période, Renaud explorait un registre aux thématiques plus universelles et consensuelles qu’à ses débuts, oubliant les postures de « gavroche » ou de « loubard », mêlant avec habileté des tonalités intimes et politiques, naïves et dénonciatrices, mélancoliques et sarcastiques. Chacun de ses nouveaux albums (« Mistral gagnant »« Putain de camion »« Marchand de cailloux ») tournait alors pendant des mois en boucle sur ma platine, me donnant à la fois de l’énergie et mobilisant toute celle qui était nécessaire à la réalisation de cette petite revue, tandis que les mélodies et paroles de son répertoire s’imprimaient à l’encre indélébile dans ma mémoire.

Au début des années 1990, ma vie me mena sur d’autres chemins. Celui du journalisme tout d’abord, avec notamment des mois passés à enquêter puis à écrire, publier et assurer le suivi d’un livre sur l’extrême droite belge, laquelle était en train d’éclore dans les urnes et de s’organiser en tentant de suivre l’exemple français du Front national de Jean-Marie Le Pen. C’était l’époque où l’anti-racisme et l’anti-fascisme en général, et SOS Racisme en particulier, était un mouvement important et très institutionnel. Il me fallut des mois de militance pour me rendre compte que je participais en fait à un mouvement consensuel, porté à bout de bras par les partis de droite comme de gauche, et particulièrement les sociaux-démocrates qui se donnaient ainsi bonne conscience, eux dont la trahison des classes populaires est l’un des principaux vecteurs de la percée de l’extrême droite. En 1991, Renaud n’en pensait pas moins lorsqu’il déclarait : « Je n’ai plus aucune illusion sur les hommes politiques français, ni sur la gauche française, ni sur le Parti socialiste, ni sur François Mitterrand. […] Quand je vois l’intelligentsia, le show-biz, les cultureux de tout poil profiter de toutes les tribunes pour balancer sur Le Pen, je me dis que je préfère garder ma voix pour d’autres combats. »

Ce que j’allais faire à mon tour, ouvrant parallèlement mes horizons tant artistiques que politiques, m’intéressant à d’autres formes d’engagements, de musiques et aussi de chanson française (Brigitte Fontaine, Richard Desjardins, Dick Annegarn, Claude Nougaro, Alain Bashung, Jacques Higelin…). Je rencontrais Renaud pour la dernière fois pendant l’enregistrement de « Renaud cante el’ Nord », son disque en ch’ti (1993), et me retrouvais à ne plus écouter « À la belle de mai » (1994) que d’une oreille distante. Il me fallut du temps pour me rendre compte que j’espérais ainsi me prémunir de recevoir une de ces claques qui vous font vous sentir vieux. Qu’au fond de moi, j’étais terrorisé par la perspective de voir « mal vieillir » les personnes qui étaient pour moi des exemples, des repères, comme ce chanteur qui m’était cher et dont je craignais que le succès et l’ascension sociale le rendent plus conformiste, qu’à force de baigner dans le milieu du show bizness son inspiration se tarisse, ses angles s’arrondissent, sa plume se polisse, son ton s’affadisse, sa saveur littéraire s’appauvrisse…

« J’ veux qu’ mes chansons soient des caresses /

Ou bien des coups d’ poings dans la gueule /

À qui qu’ ce soit que je m’adresse /

J’ veux vous remuer dans vos fauteuils »

LES ILLUSIONS PERDUES

Pourtant, à l’instar d’un parent ou d’un ami proche, ce qu’il devenait continuait de m’affecter. Ce qui est encore le cas aujourd’hui, même si cela peut paraître irrationnel et si je ne sais pas très bien quoi faire de ce sentiment : quand je le sais aller mal, quelque chose en moi est ébranlé..

Et ça fait un bout de temps que cet écorché vif est tourmenté par le mal de vivre. Dès le milieu des années 1980, à l’ère où toute personne éprise de justice sociale commence à ne plus savoir où donner de la tête, de la rage et du cœur, à ressentir un sentiment d’impuissance face au nombre croissant de causes apparemment perdues dans ce monde globalisé, les désillusions politiques se mettent à transpirer des chansons Renaud. Pour lui, un des points de bascule est la « grande baffe dans la gueule » qu’il se prend lors d’un voyage en URSS en 1984 (particulièrement lorsque la foule quitte son concert moscovite pendant qu’il chante « Déserteur ») qui le plonge dans une crise de paranoïa, puis les décès de certains proches (Coluche en 1986, Pierre Desproges en 1988…).

« Il n’y a plus assez de place dans mon cœur /

Pour loger la révolte, le dégoût, la colère »

Une décennie plus tard, d’autres déconvenues personnelles s’y sont ajoutées, laissant apparaître un Renaud humainement désabusé, politiquement blasé, rongé par la nostalgie et par ses démons intérieurs, qui finit par réapparaître en 2002 avec « Boucan d’enfer », un disque thérapeutique présenté comme une résurrection car enregistré au terme de cinq années passées, selon ses termes, « au fond du trou », caché à noyer sa peine et à « frôler la cyrrhose ».

MAUVAISES FRÉQUENTATIONS

 

C’est à cette période que j’ai commencé à ressentir vis-à-vis de lui un malaise plus profond que ses habituelles contradictions politiques : lui avec qui je partageais une saine répulsion à l’égard des soixante-huitards devenus « patron d’entreprise » (tel Serge July) ou « défenseur de la social-démocratie » (tel Daniel Cohn-Bendit), avait fini par soutenir et cautionner la dérive du « Charlie Hebdo » de Philippe Val, ce « philosophe » et chanteur post-soixante-huitard qui utilisa en 1992 des méthodes pas jolies-jolies envers Cavanna et Choron, ses fondateurs, pour s’accaparer le titre de l’ex-hebdo libertaire et satirique des années 1970–80 et en faire une entreprise capitaliste dont il s’intronisa patron. Il s’en fit un marchepied pour sa carrière d’éditorialiste de la place parisienne et, plus tard, de directeur de France Inter sous Nicolas Sarkozy (où ses premiers faits d’armes seront les licenciements des humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte, jugés trop critiques du sarkozysme). À partir des attentats du 11 Septembre 2001, Val transformera le journal « bête et méchant » en organe dogmatique (toujours sous couvert d’humour) d’une laïcité rigoriste et clivante reposant sur une lecture manichéenne du monde qui oppose la civilisation occidentale à l’obscurantisme musulman… En 2008, il ira jusqu’à en virer Siné, l’un des piliers historiques de « Charlie », sous prétexte d’antisémitisme — accusation soutenue notamment par Bernard-Henri Lévy (« soldat de Philippe Val » dans l’affaire des caricatures de Mahomet, comme il s’est lui-même définit) et autre chefs de bandes de bac à sable, mais contredite par les tribunaux qui jugeront ce licenciement totalement abusif. À cette occasion, on n’a pas entendu Renaud (actionnaire original et chroniqueur régulier du nouveau « Charlie ») défendre son vieux camarade Siné ni prendre ses distances avec les méthodes autocratiques et intellectuellement malhonnêtes de Val.

« Énervé par ces gauchos / Devenus des patrons bien gros /

J’ai balancé mon journal par la fenêtre »

Autre surprise en 2005, en apprenant que, convaincu par le même Val, toujours prompt à moraliser le débat public, Renaud appelle à voter ‘oui’ au référendum sur la Constitution européenne. Avec une argumentation curieusement teintée de résignation, à l’image de cette gauche qui a fini par intégrer le néo-libéralisme comme un fait incontournable, telle une victoire à retardement du thatchérisme : « Le libéralisme triomphant, les délocalisations, même si je les combats par ailleurs, sont hélas les fondements des politiques capitalistes de l’ensemble des pays européens, y compris socialistes. Ces phénomènes sont inéluctables et ce n’est sûrement pas en choisissant le ‘non’ que l’on mettra fin à ces pratiques. En votant ‘oui’, nous rendrons l’Europe plus forte économiquement, socialement, culturellement et politiquement. »

C’est l’époque où Renaud se mobilise pour la libération d’Ingrid Betancourt, sort « Rouge sang » (2006) et « Molly Malone », disque de chansons folkloriques irlandaises (2009), puis disparaît des radars tant artistiques que politiques. En 2010, il dit avoir « perdu la sève » : « commenter ce monde, le critiquer, [lui] paraît totalement futile aujourd’hui ». Perte de sens, perte de gnaque. Pendant une petite dizaine d’années, il sombre à nouveau dans l’alcool et la dépression, « pass[ant] ses jours et ses nuits à repenser à son enfance et à son adolescence », et partageant son temps entre sa brasserie parisienne préférée et sa vaste propriété située dans le « Beverly Hills » d’une petite ville touristique et ensoleillée du Vaucluse, où le pastis coule à flots et où le Front National obtient des scores exceptionnellement élevés. Voilà le bain dans lequel Renaud a touché le fond et a bien failli ne pas remonter à la surface. D’où le qualificatif certes un peu pompeux de « phénix » dont ce gringalet, qu’on a connu plus humble, s’affuble depuis lors pour marquer le coup de sa seconde « renaissance ».

RÉSURRECTION, PIÈGE À CON

L’annonce de la parution d’un nouvel album, en 2016, a évidemment fait plaisir à un public très nombreux. Pourtant, c’est à ce moment-là que le désenchantement est encore monté d’un cran pour moi. Car l’enregistrement laisse entendre un Renaud surtout préoccupé par son état de santé, quasi aigri, réglant ses comptes avec des médias auxquels il n’a pourtant pas caché sa vie privée et dont il a même fait la tournée pour promouvoir ce nouveau disque. Un Renaud fortement choqué par les attentats de Paris de janvier et novembre 2015 (dont celui de « Charlie Hebdo ») qui l’amènent à une réaction principalement émotionnelle, à l’emporte-pièce, célébrant sans recul le consensus national qui a suivi ces attaques, ressentant « une rancœur particulière contre l’islam », parlant de « ces gens violents qui n’aiment rien, […] que la mort », dénonçant la barbarie des terroristes sans questionner l’usage de ce terme ni le contexte socio-politique de cette époque triste et complexe qu’il ne m’aide ainsi plus à penser ni à critiquer… Une réaction et un état d’esprit qui dénotent fortement de l’approche sensible et sociologique dont faisait preuve le même auteur, en 1983, lorsque pour dépeindre la « Deuxième génération » d’immigrés il dressait le portrait de Slimane, 15 ans, habitant de La Courneuve :

« Des fois, j’me dis qu’à 3000 bornes / De ma cité, y’a un pays / Que j’connaîtrai sûr’ment jamais / Que p’t’être c’est mieux, p’t’être c’est tant pis / Qu’là-bas aussi, j’s’rai étranger / Qu’là-bas non plus, je s’rai personne / Alors, pour m’sentir appartenir / À un peuple, à une patrie / J’porte autour de mon cou sur mon cuir / Le keffieh noir et blanc et gris / Je m’suis inventé des frangins / Des amis qui crèvent aussi / J’ai rien à gagner, rien à perdre / Même pas la vie / J’aime que la mort dans cette vie d’merde / J’aime c’qu’est cassé / J’aime c’qu’est détruit / J’aime surtout tout c’qui vous fait peur / La douleur et la nuit… »

Sur son nouvel album, Renaud chante aussi « J’ai embrassé un flic », titre dont il sort un single et un clip au moment précis où l’état d’urgence sert à couvrir les pires mesures sécuritaires (perquisitions et gardes à vue tous azimuts, assignations à résidence de militants notamment écologistes…) et où la police française tabasse quotidiennement les manifestants contre la Loi Travail. Le contraste est saisissant. Dans le clip de « Toujours debout », il arbore sur son perfecto l’insigne de la préfecture de police de Paris, ce qu’il explique (dans une interview donnée au blog de la dite préfecture !) être « un message d’amitié vis-à-vis de la police parisienne, et puis aussi un beau message de provoc’ à l’attention des casseurs, des bouffeurs de flics qui m’imaginent peut-être comme un des leurs ». Dans d’autres interviews, il précise : « Autrefois, plus il y avait de flics plus j’avais peur, maintenant plus il y en a plus je suis content. Désormais, ce sont eux les victimes, dans chaque manif, on leur tire dessus, ils sont brûlés à coups de cocktails Molotov par les racailles. » Ou encore : « J’ai un peu évolué et les flics aussi. Ils ont changé. Aujourd’hui, ils sont jeunes. Ils sont fraternels avec moi. Ils essayent de réprimer les émeutes que les crétins anti-aéroport de Notre-Dame-des-Landes propagent pour lancer des cailloux sur les pauvres CRS et les flics. J’ai changé. J’aime bien les flics. Ils sont là pour nous protéger, pour faire régner un semblant d’ordre républicain, démocratique. »

« Je n’suis qu’un militant / Du parti des oiseaux /

Des baleines, des enfants / De la terre et de l’eau »

Mazette ! Quelle puissance surnaturelle a‑t-elle bien pu transformer ce militant écologiste en contempteur des « crétins anti-aéroport de Notre-Dame-des-Landes » ? Faut-il en déduire que le personnage de « Mon beauf » a fini par déteindre sur son interprète, pour expliquer que celui-ci méprise à présent « la racaille » qu’il aimait autrefois chanter, se pose en défenseur de « l’ordre républicain » et reprenne à son compte, sans la moindre nuance, l’expression de « casseurs » ? Un terme que le pouvoir et les médias accolent à des manifestants qui pourraient bien, en partie, avoir une filiation avec le répertoire d’un chanteur dont les hymnes étaient des brûlots contre l’État, la République et la police. On pense à « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue ? » (1980) et, bien sûr, à « Hexagone » (1975), chanson que « le chanteur énervant » a continué à chanter en public tout au long de sa carrière et dont il disait encore en 2010 : « Si je devais l’écrire aujourd’hui, je la referais telle quelle. » Aujourd’hui, « le phénix » en parle comme « une chanson de jeunesse » dont il trouve le texte en partie « caricatural » et trop « vindicatif », ajoutant qu’il aimerait se « faire pardonner toutes les cruautés » qu’il a pu y dire.

« J’ fous plus les pieds dans une manif /

Sans un nunchak’ ou un cocktail /

À Longwy comme à Saint Lazare /

Plus de slogans face aux flicards /

Mais des fusils, des pavés, des grenades ! »

LA GRANDE CONFUSION

Je conçois bien qu’un artiste n’appartient pas à son public, et que l’être humain évolue avec l’âge (encore heureux qu’on ne soit pas immuable), mais à ce point-là… Par quel sale tour de la vie, cet antimilitariste, anticlérical, épris de justice, solidaire des exploités et des opprimés, et entre autres combats, militant pour la libération de la Palestine occupée, finit-il par estimer aujourd’hui qu’ « Israël est la plus belle démocratie du monde » ?

« J’ai viré ma cuti », explique Renaud, qui a récemment troqué autour de son cou la croix huguenote contre l’étoile de David, disant « envisage[r] de porter la kippa en quelques occasions » et s’être quasiment « converti au judaïsme ». Bien, cela ne regarde que lui. Le problème, c’est la confusion absolue de ces propos : dans l’espoir, dit-il, de « [se] réconcilier avec une communauté qui [l’a] un peu maltraité pour [son] engagement pro-palestinien », et au motif d’un antisémitisme rampant qui gagne des âmes perdues comme celles qui ont semé une mort affreuse dans un supermarché casher à Paris, le voilà s’érigeant en défenseur d’Israël, État oppresseur, et de sa démocratie reposant sur une politique coloniale, raciste et militariste. Ce faisant, il commet deux erreurs majeures : d’une part confondre la communauté juive, le judaïsme et l’État d’Israël, d’autre part réduire la cause palestinienne à une question religieuse plutôt qu’au droit politique à l’autodétermination d’un peuple.

En tout cas, le retournement est stupéfiant de la part de quelqu’un qui s’est dit « toujours amoureux des petits peuples qu’on nie » et fier de défendre « les particularismes, les langues, les coutumes, les cultures régionales, souvent opprimées, ou victimes du jacobinisme, du centralisme parisien », cet ami des Bretons et des Catalans, qui a combattu l’apartheid en Afrique du Sud, qui a apporté son soutien au peuple kanak « contre le colonialisme français », à des insoumis et objecteurs de conscience basques, des prisonniers politiques corses, etc.

Comment le comprendre ? Sans doute en se rappelant que Renaud a été taxé d’antisémitisme à plusieurs reprises dans les années 1980 et 1990 (pour avoir pris position contre la guerre du Golfe, ou encore pour avoir comparé dans « Miss Maggie » le sort des Palestiniens à un génocide), par une « intelligentsia » intellectuelle et médiatique dont il s’est dit écœuré d’avoir « été leur bonne conscience ». Il semble en avoir été traumatisé et agir comme s’il en avait tiré de la culpabilité. Comme si par un curieux retour de boomerang il faisait désormais allégeance à cette espèce de police de la pensée qui l’a autrefois traîné dans la boue… La même qui, dans le débat français, à l’image des grands donneurs de leçons comme Philippe Val ou Bernard-Henri Lévy, cherche systématiquement à amalgamer les pacifistes à des « Munichois » et les opposants au colonialisme sioniste à des antisémites. Celle aussi qui cherche à disqualifier (en les traitant « d’islamo-gauchistes » ou de « rouges-bruns ») les esprits pourtant lucides qui mettent un point d’honneur à ne pas tout vouloir expliquer par les phénomènes religieux mais à prendre aussi en compte les dimensions sociales, économiques et politiques..

« Palestiniens et Arméniens / Témoignent du fond de leurs tombeaux /

Qu’un génocide c’est masculin / Comme un SS, un torero »

Et puisqu’une tragi-comédie n’arrive jamais seule, « le chanteur énervant » qui avait consacré en 1985 une chanson méchante à Margaret Thatcher, a fait place au « phénix« qui a d’autres options : en 2016, il dit de l’héritier français de la Dame de fer, l’ultra-réac François Fillon, qu’il est « un parfait honnête homme, un vrai républicain », et s’avoue même prêt à voter pour lui à l’élection présidentielle en cas de second tour face à Marine Le Pen… Avant de se rétracter, déclarant qu’il s’abstiendrait dans un tel scénario (entretemps, le scandale des emplois fictifs de la famille Fillon avait éclaté)… puis de succomber au « vote utile » et de signer un appel à « faire barrage » au Front National. Après avoir regretté la non-candidature de « l’homme providentiel » (l’écologiste Nicolas Hulot), puis annoncé qu’il ne soutiendrait « plus jamais » le Parti Socialiste pour cause de conversion à l’économie de marché et pour avoir « pond[u] la loi Travail que même la droite n’aurait pas osé voter », voilà Renaud appelant à voter pour… Emmanuel Macron. L’ancien banquier d’affaires qui a soufflé à François Hollande (« ce social-traître », dixit Renaud) les politiques d’austérité de son quinquennat, l’ancien ministre qui a inspiré les pires dispositions de la Loi Travail, l’arrogant jeune loup rassemblant la crème de l’oligarchie et des médias derrière ses promesses de gouverner à coups d’ordonnances pour détricoter davantage le droit du travail et « contrôler » les chômeurs, le candidat du patronat et des nantis est devenu aux yeux de Renaud « le seul qui [lui] paraît intègre, le seul sans parti, le seul sans casserole au cul » !

Singulière vision du « vote utile », pour un « homme de gauche », que celle consistant à appeler à voter Macron au premier tour de l’élection, au moment même où Jean-Luc Mélenchon, quoiqu’on pense de lui, déployait une belle énergie pour mobiliser les couches populaires autour d’idées plutôt émancipatrices, et caracolait dans le peloton de tête des intentions de vote au premier tour — au point qu’il a failli se qualifier de peu au second tour. Ainsi, le gratin parisien (Renaud, Patrick Bruel, Stéphane Bern, Bernard Henri-Lévy, Line Renaud…) qui a appelé à voter dès le premier tour pour Macron n’a-t-il pas tant contribué à « faire barrage » à Le Pen qu’à Mélenchon, et ainsi favorisé le candidat qui promettait de supprimer l’impôt sur la fortune au lieu de celui qui voulait taxer davantage les hauts revenus. Ne faut-il pas y voir un vrai choix du cœur, Renaud terminant son appel à voter Macron par un déconcertant « Longue vie à En Marche » ?

Une chose est sûre : personne ne lui avait demandé de consigne de vote, et une grande partie de son public aurait préféré ne pas entendre pareils propos de sa part…

« Et dire que chaque fois que nous votions pour eux /

Nous faisions taire en nous ce cri : « Ni dieu ni maître ! » /

Dont ils rient à présent puisqu’ils se sont fait dieux /

Et qu’une fois de plus, nous nous sommes fait mettre »

NI HAINE, NI ARME, NI VIOLENCE

La fortune, la célébrité et l’abus de pastis peuvent-ils tout expliquer ? Faut-il s’être assoupi dans le formol, avoir perdu toute lucidité politique ou tout contact avec les réalités sociales pour prodiguer pareilles inepties ? Renaud renie-t-il donc ses serments d’adolescent (on songe à « Société tu m’auras pas »), mais aussi certains des idéaux et des valeurs qui ont chevillé son parcours et son répertoire ? Faut-il voir ce changement de bord, si c’en est bien un, comme un symptôme de la droitisation des esprits, apparemment inexorable ces 20 dernières années ? Une conséquence du rouleau compresseur de la laïcité française qui laisse peu de place à la nuance et au sens critique dans le contexte post-attentats de 2015 ?

Moi qui m’étais reconnu, jeune adolescent, dans les mots de Frédéric Dard déclarant à Renaud qu’il avait « pour amis tous les jeunes de la terre, les vrais, ceux qui ne deviendront jamais vieux », j’étais triste. Consterné. En colère.

Mon enfance en a pris un sacré coup dans l’aile. Ainsi ai-je voulu tremper ma plume dans le vitriol pour décocher à Renaud un texte comme il a contribué à me les faire aimer : féroce. Mais tendre aussi, car à l’instar de tant d’autres « fans » (un mot à prendre avec des pincettes) je ressens respect et gratitude pour l’héritage qu’il nous a légué. Malgré ses revirements, ses errements, sa transfiguration tantôt dérisoire ou pathétique, Renaud ne mérite donc ni mon indifférence ni mon mépris..

« Après moi qui viendra ? /

Après moi c’est pas fini »

Peut-être suis-je naïf, mais j’aimerais lui signaler qu’à l’instar de sa voix caverneuse, il ressemble aujourd’hui davantage à un Hibernatus en voie de décongélation qu’à un phénix renaissant de ses cendres. Lui suggérer de retrouver un peu de détachement et d’humilité. L’alerter du danger de trop s’entourer de gens qui, à le ménager à outrance, font preuve d’une complaisance malsaine — tout comme ces inconditionnels qui pardonnent religieusement tout à leur idole, ne supportant aucune critique à son égard, n’admettant nulle parodie de son œuvre.

Je voudrais lui ouvrir les yeux sur la sinistre leçon de vie qu’il alimente pour l’instant : celle qui nous raconte que l’intégrité est un vain mot, qu’on peut chanter une chose tout en pensant son contraire, qu’en vieillissant on devient con, « étouffé de dinde aux marrons »

Je voudrais le secouer pour qu’il cesse de se bousiller la santé, de trahir ce qu’il a été, et de nous ôter par la même occasion l’envie d’écouter ses anciennes chansons sans se mettre à chialer.

J’aimerais le serrer dans mes bras. Lui dire merci. Vive la vie, même si elle est trop courte. Vive la révolution. À bas les colons. Au diable le pognon. Et merde à Macron !

Gwenaël Breës

*Version longue du texte paru dans le n°29 de Kairos, avril-mai 2017

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