Tomorrowland : la musique qui empêche d’écouter

Par Serge Van Cutsem

Ou comment l’incendie d’une scène révèle l’incendie des consciences

Je ne suis jamais allé à Tomorrowland, et je n’irai jamais. Non par snobisme, ni par hostilité gratuite envers la jeunesse festive, loin de là. Mais parce que je sais, de manière intime, lucide et irréversible, ce que cette machine inhumaine et gigantesque engendre réellement : une destruction des sens sous prétexte d’exaltation, un assourdissant déni de toute intériorité.

Ce texte était déjà en cours de réflexion et de rédaction quand j’ai lu la tribune de mon ami Bernard Legros dans Kairos, ce 18 juillet 2025. Le connaissant, je n’ai pas été surpris, et comme lui, j’ai ressenti cet éclat de lucidité à l’annonce de l’incendie de la gigantesque scène centrale, un monstre d’acier et de lumières, partie en fumée à deux jours de l’ouverture..

Certains parleront de tragédie logistique. Et si c’était un signe, une faille, une respiration dans la machine ?

Ce n’est pas la prouesse technique qui impressionne, mais l’inconscience collective qu’elle révèle : des vols en pagaille pour quelques heures d’oubli, des torrents d’énergie pour vibrer sans penser, des litres d’eau et des montagnes de déchets pour satisfaire l’illusion d’un paradis éphémère. Le tout enveloppé dans une esthétique saturée, mi-médiévale mi-cyberpunk, à mi-chemin entre Disneyland et Blade Runner, dont la seule cohérence est celle du vertige. On appelle cela une expérience. Moi, je dirais plutôt une déconnexion de soi, du réel et des sens.

Ce thème mériterait d’être creusé dans une logique de déconstruction culturelle : Le brouillage des repères par la saturation sensorielle, l’usage massif de drogues, révélateur d’une incapacité à ressentir autrement, la musique réduite à des impulsions (basses, rythmes, effets) sans aucune harmonie ni mélodie, et le spectacle permanent comme anesthésie collective, masquant une profonde détresse intérieure.

Un festivalier sobre et lucide à Tomorrowland, c’est un peu comme un moine dans une boîte de nuit : déplacé, suspect, peut-être même dangereux. Car il faut bien le comprendre : Tomorrowland n’est pas un simple festival, c’est une religion païenne de l’ère algorithmique, avec ses prêtres-DJ, ses rituels lumineux, ses transes de masse et sa promesse d’évasion. Mais une évasion qui n’éveille rien et n’élève personne, elle engourdit.

Et comme toute religion sans transcendance, elle finit par se mordre la queue : chaque édition doit être plus spectaculaire, plus bruyante, plus cosmique et donc plus vide.

Je préfère les lieux où le silence peut encore respirer, où les artistes ne sont pas des avatars, mais des âmes, où la musique est un partage, pas une décharge et où le corps vibre, sans s’effacer dans la foule.

Le Puy du Fou, par exemple, moqué par certains parce qu’il refuse les codes de la “modernité”, m’a bouleversé bien plus profondément qu’aucune scène électronique. Là-bas, la mémoire est respectée, les bénévoles sont engagés, et l’émotion est humaine, non synthétique. Et que dire d’un concert de musique classique, de jazz, de flamenco, de rock progressif ou non, de folk ou de blues… Quand c’est vécu sans filtre, sans code promo, sans Instagram. C’est un retour aux fondamentaux : la beauté, la fragilité, l’instant.

Bernard convoquait Nemesis, la figure antique de la justice immanente. Moi j’ajouterais : à force de brûler l’essence du réel, celui-ci finit toujours par se venger et il ne fallait pas s’étonner que la scène prenne feu.

Coïncidence ? Surcharge ? Accident ? Ou bien l’écho discret d’un monde qui commence à dire : stop.

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