SE REMETTRE (PSYCHOLOGIQUEMENT) D’UNE CATASTROPHE

Comment font les rescapés pour revenir à la vie ?
Quelles leçons en tirer pour les temps qui viennent ? 

Aux États-Unis, on estime que 50 à 60% des gens vivront au moins une expérience traumatique au cours de leur vie(1) Cela peut être une agression, une expérience militaire, une catastrophe naturelle ou industrielle, ou un grave accident. Dans le reste du monde, les occasions de vivre ces événements sont d’autant plus grandes que beaucoup de pays subissent plus intensément les effets du réchauffement climatique et des grands désordres écologiques. Il faut donc s’attendre à ce que toujours plus de personnes soient touchées par les ouragans, les incendies, les sécheresses, les inondations, mais aussi (parce qu’en plus nous sommes plus nombreux), par les tsunamis, les conflits armés, les famines et les attaques terroristes. 

Si l’on se concentre sur les personnes qui survivent à ces expériences, les symptômes psychologiques les plus courants vont de la dépression à l’anxiété, en passant par la prise de drogues, les suicides, ou encore le fameux syndrome de stress post-traumatique(2).

LES RECETTES DE LA RÉSILIENCE 

Mais attention, le tableau n’est pas si sombre ! Il y a un angle mort dont très peu de chercheurs parlent : de nombreux rescapés s’en sortent très bien ! Ces personnes retrouvent naturellement un équilibre mental quelques mois, voire quelques semaines, après la catastrophe. Il ne s’agit pas de nier la gravité de ce qui arrive à certaines victimes, mais de constater, comme le fait George Bonanno, professeur de psychologie clinique à l’université de Columbia (États-Unis), que la proportion des traumatisés dépasse rarement 30% des rescapés(3). Ce qui signifie que plus de 70% des personnes sont résilientes ! 

Là, deux questions s’imposent : 1. Mais comment font-ils pour être si résilients ? et surtout 2. Comment s’en inspirer pour prendre soin des traumatisés, ou pour se préparer aux catastrophes à venir ? 

Parmi les principaux facteurs de résilience(4), il y a évidemment la proximité avec la catastrophe (moins on est proche plus on est résilient), mais aussi le genre (dans certaines études, les femmes ont développé moins de résilience que les hommes parce que leur ressenti a été plus traumatisant), l’âge (les jeunes développent plus de symptômes mais sont plus résilients), les ressources financières (les plus pauvres souffrent nettement plus, aussi bien entre classes sociales qu’entre pays), la préparation, le fait d’avoir déjà subi une catastrophe du même type (comme une sorte de vaccination), la personnalité (ce qui inclut aussi des facteurs génétiques), l’accès à des informations rassurantes (les médias et le gouvernement peuvent jouer un rôle en réduisant la peur et promouvant le calme), la perte d’un proche ou d’un animal de compagnie, les pratiques religieuses ou spirituelles (car elles se concentrent sur les relations d’altruisme, de partage et de sens), la pratique de pleine conscience (eh oui !), et surtout… surtout… le réseau social. 

En effet, depuis les années 1970, il est très bien établi que ce qui aide vraiment les gens à se rétablir de traumatismes (dès les premières minutes après le drame) est la proximité et la bienveillance de proches (ou d’inconnus). Cette entraide joue un rôle durant les premiers secours et dépend de la qualité du réseau social avant la catastrophe, puis de son maintien après le choc. De nombreux survivants du tsunami et de la catastrophe nucléaire au Japon en 2011 ont mentionné que le réconfort émotionnel et psychologique qu’ils avaient reçu de leurs proches avait joué un rôle crucial(5).

Ce qui prédit le mieux la résilience d’une population n’est pas l’intensité des dommages, la densité de la population, les compétences humaines ou le capital économique, mais le capital social(6).

APRÈS LA CATASTROPHE

On comprend dès lors que pour prendre soin des personnes traumatisées, ou pour se préparer à de futurs traumatismes, il est fondamental de favoriser le tissage de liens sociaux, surtout informels. 

Après les échecs de la gestion du tremblement de terre de l’Aquila le 6 avril 2009 en Italie, certains chercheurs avaient insisté sur l’importance de cette fameuse résilience communautaire, c’est-à-dire sur la reconnaissance et le renforcement des capacités des communautés locales à s’auto-organiser spontanément(7). Ainsi, la résilience fonctionne de manière assez naturelle sur le plan psychologique(8), mais aussi sur le plan social, financier, et matériel. 

Pour terminer, il faut aussi signaler un phénomène tout à fait remarquable. Dans les années 1990, les chercheurs Richard Tedeschi et Lawrence Calhoun de l’Université de Caroline du Nord ont remarqué des changements très positifs chez certaines personnes traumatisées : une plus grande joie de vivre, un nouveau sens à leur vie, un meilleur rapport aux autres, et même le fait de faire plus d’enfants(9).

Les crises peuvent nous détruire, mais aussi nous font grandir. Ce phénomène n’est pas nouveau, il est présent dans de nombreuses traditions spirituelles, religieuses et philosophiques (on a tous en tête la maxime de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort »). Ce qui est nouveau, c’est la découverte et la mesure par des psychiatres, des psychologues, des travailleurs sociaux et des spécialistes de la gestion des catastrophes, de ce qu’ils nomment la « croissance post-traumatique ». L’écrivain et ancien trader Nassim Nicholas Taleb appelle cela l’« anti-fragilité » : les organismes vivants, lorsqu’ils sont confrontés à certains types de chocs, ne se contentent pas de s’en remettre (résilience), ils en profitent pour se renforcer. 

Ainsi, les effondrements dessinent et dessineront une impressionnante mosaïque géographique et temporelle, car les conséquences des catastrophes sur la santé psychique et sociale varient fortement selon les régions, les classes sociales et les individus. On pourrait tranquillement attendre que les catastrophes soudent à nouveau nos tissus sociaux désagrégés par des décennies de néolibéralisme. Mais ce serait un pari risqué, et fort coûteux en vies… Alors, prenons les devants et préparons-nous collectivement, dès maintenant ! 

Pablo Servigne et Raphaël Stevens 

Notes et références
  1. R. C. Kessler et al., « Posttraumatic stress disorder in the National Comorbidity Survey », Archives of General Psychiatry, vol. 52, n° 12, décembre 1995, pp. 1048–1060.
  2. Voir notre chronique, « Quand les catastrophes nous font perdre la tête », Kairos, n ° 32, 2017.
  3. G.A. Bonanno et al., « Weighing the Costs of Disaster: Consequences, Risks, and Resilience in Individuals, Families, and Communities », Psychological Science in the Public Interest, vol. 11, n° 1, 2010, pp. 1–49.
  4. G.A. Bonanno et al., Op. Cit.
  5. H. Hikichi et al., « Social capital and cognitive decline in the aftermath of a natural disaster: a natural experiment from the 2011 Great East Japan Earthquake and Tsunami », The Lancet Planetary Health, vol. 1, n° 3, 2017, pp. e105-e113
  6. D.P. Aldrich, Building resilience: social capital in post-disaster recovery, The University of Chicago Press, 2012.
  7. A.J. Imperiale & F. Vanclay, « Experiencing local community resilience in action: Learning from post-disaster communities », Journal of Rural Studies, vol. 47, 2016, pp. 204–219.
  8. Il est toutefois important de noter que les personnes les plus traumatisées ne peuvent se passer du soutien psychologique de professionnels.
  9. M. Bernstein & B. Pfefferbaum, « Posttraumatic Growth as a Response to Natural Disasters in Children and Adolescents », Current Psychiatry Reports, vol. 20, n°5, 2018.

LA RECETTE DRAMATIQUE D’UNE ÉCOLE INÉGALITAIRE

L’école est un étrange et injuste voyage, le temps d’apprendre à lire, il est déjà trop tard. Les élèves les plus aisés termineront l’escale, pour la majorité d’entre eux, dans l’enseignement général tandis que les autres se retrouveront dans l’enseignement technique et professionnel. 

Parmi les ingrédients d’une école à deux vitesses, le manque de mixité sociale permet de comprendre les disparités qui se jouent d’une école à une autre. 

En effet, selon que l’élève aille dans une école majoritairement fréquentée par une classe sociale favorisée ou non, ses résultats seront plus ou moins supérieurs en lecture et en mathématique. De fait, l’impact de l’école est plus important que la position socio-économique individuelle de l’élève.

En Belgique pourtant, certaines écoles, surtout dans les grandes villes, sont majoritairement fréquentées par des élèves issus de milieux socio-économiquement fragilisés, avec des parents peu informés ou ayant intériorisé l’idée qu’il vaut mieux mettre leur enfant dans une école avec des familles qui leur ressemblent et qui, souvent, ne comprennent pas les enjeux, à long terme, du choix de l’établissement sur la scolarité de leurs enfants. 

On s’étonnera donc que cet effet contextuel ne soit pas pris en compte et interrogé par les politiques, alors même que le rapport PISA a montré que les pays dans lesquels les élèves de 15 ans présentent de bons résultats dans les matières telles que les mathématiques et les langues favorisaient la mixité sociale. Dans cette perspective, il ressort qu’il s’agit d’une problématique essentiellement systémique et il serait, donc, impératif que les politiques repensent cette vision cloisonnée, mettant d’un côté les bons élèves et de l’autre les mauvais, pour éviter les conséquences dramatiques que subissent les élèves issus de milieux moins favorisés. C’est la raison pour laquelle il conviendrait de revoir les décrets visant à réguler les inscriptions, comme le décret mixité et inscription, obligeant les élèves à aller dans une école géographiquement proche de chez eux. Ces critères peuvent avoir en effet comme conséquences négatives le renforcement d’écoles ghettos, notamment dans le croissant pauvre de la Région bruxelloise. 

DE L’EXCLUSION DES ÉLÈVES FRAGILISÉS 

À l’indice socio-économique global d’un établissement, il faut ajouter le désir de certaines directions d’école de garder une bonne réputation en pratiquant le redoublement et des réorientations reléguant des élèves vers des filières techniques et professionnelles sur base de leur origine ethnique, économique et sociale, comme le dénonce une étude commanditée à l’ULB, la KU Leuven et l’UGent et qui met en évidence des processus structurels induisant des inégalités entre les élèves. Ainsi, à résultat égal, certains jeunes vont être réorientés différemment sur le prétexte que leurs pa-rents pourront ou non les aider. On voit donc une surreprésentation d’élèves issus de milieux fragilisés dans les filières professionnelles et techniques alors que les élèves plus favorisés seront majoritairement dans l’enseignement général. 

Ces mesures sont-elles pertinentes ? Permettent-elles d’offrir un enseignement de qualité ? Même pas ! Les chercheurs démontrent depuis des années les effets du redoublement qui n’a que des conséquences négatives à la fois sur la confiance en soi de l’élève, ses résultats à long terme, mais devient également un facteur déterminant du décrochage scolaire. 

Unia, service public indépendant de lutte contre la discrimination et de promotion de l’égalité des chances, quant à lui, préconise d’éviter les orientations précoces des élèves afin de diminuer les inégalités, comme le stipule le pacte d’excellence qui veut que les élèves restent le plus longtemps possible dans un tronc commun. 

Il serait préférable de penser le rythme scolaire différemment selon les élèves et d’utiliser l’argent que coûte le redoublement dans une école avec deux enseignants au sein d’une classe. Les élèves devraient pallier leurs lacunes avec un apprentissage différencié plutôt que de recommencer de la même manière, avec les mêmes difficultés. 

C’est vers une approche différente de l’échec qu’il faut tendre afin d’influer positivement sur la motivation et les performances des jeunes issus de milieux fragilisés, mais également afin de ne pas briser des élèves qui quittent l’école sans avoir les connaissances de base. 

QU’EN EST-IL DES ENSEIGNANTS ? 

Réalité complexe, gestion d’une diversité d’élèves avec de multiples difficultés, sentiment d’abandon par l’administration, les enseignants ne sont pas à une difficulté près lorsqu’ils se trouvent dans des écoles dites difficiles. De nombreuses recherches mettent en évidence la pénibilité de l’emploi qui voient ses jeunes employés fuir le métier et partir au bout de quelques années des établissements comprenant des élèves issus majoritairement des milieux fragilisés. La pénurie des professeurs s’explique notamment pour toutes ces raisons et touche directement la qualité de l’enseignement.

Mais comment parvenir aux mêmes résultats lorsque les outils donnés ne permettent pas d’avancer sur la matière avec des élèves qui ne parlent pas français, qui sont en décrochage scolaire ou qui n’auraient pas vu ou compris la matière des années précédentes ? Comment ne pas être frustré par l’incapacité à combler les lacunes des élèves ? Ainsi, la principale cause d’absentéisme est le stress alors que la relation avec les élèves est une des clés du bien-être des enseignants et de la réussite des élèves. 

Les écoles sont en outre souvent dotées de directions qui ne mettent plus l’élève au centre, mais aussi des enseignants qui peuvent à partir de critères personnels faire balancer la vie d’un enfant, sans que cela soit régulé par les pouvoirs publics. 

L’apprentissage formel est un étrange et injuste voyage institutionnalisé par une école de l’exclusion qui laisse sur son chemin des élèves cassés, marginalisés, perdant ainsi une partie de leur jeunesse et de leurs compétences. Un tel système laisse présager des écarts toujours plus grands entre les déciles les plus favorisés et les déciles les plus fragilisés de la population(1). Il ne permet pas une société juste, du vivre ensemble et de l’égalité. Il est le fruit d’une politique globale qui doit être absolument repensée, au prix d’une mixité sociale réelle qui déplaira à certains, de toute évidence. 

Dalila Van den Berghe, enseignante à Bruxelles 

Notes et références
  1. Un décile représente chacune des neuf valeurs répartissant une distribution statistique en dix classes d’effectif égal

À QUAND DES RÉPARATIONS POUR LES DETTES COLONIALES ?

En 1804, l’indépendance d’Haïti est obtenue face à l’impérialisme français par la rébellion d’esclaves menée par Toussaint Louverture. 21 ans après, en 1825, la France impose à son ancienne colonie une indemnité de 150 millions de francs- or, en la menaçant d’une invasion militaire et d’une restauration de l’esclavage. L’ordonnance royale de Charles X était renforcée le 17 avril 1825 par une flotte de 14 navires de guerre français prête à intervenir face à Port-au-Prince. La première République noire vit ses premières années en quasi-faillite, accablée par cet énorme fardeau financier. Début du XXe siècle, les 4/5ème du budget étaient destinés au remboursement de cette dette. Au lieu de consacrer cet argent pour les besoins de la population, les finances d’Haïti ont été transférées vers la France et les banques privées. Le cas de la dette coloniale d’Haïti est sûrement le plus violent et destructif. Depuis le pays a vécu sans cesse sous domination étrangère, avec l’influence française ou étatsunienne toujours présente pour étouffer la moindre contestation sociale, économique ou politique. 

Sans être exhaustif, on peut citer également les cas du Maroc et de la Tunisie. En 1860, l’Espagne demande un dédommagement au Maroc en échange de leur départ de Tétouan qu’ils occupaient depuis des années. Malgré un prêt contracté envers l’Angleterre, le Maroc ne réussit pas à tout payer à l’Espagne. Des percepteurs espagnols sont envoyés pour occuper les douanes marocaines. 

Quand la Tunisie accède à l’indépendance en 1956, elle a dû racheter ses propres terres agricoles aux colonisateurs français. Pour cela, elle a dû emprunter à la France pour pouvoir rembourser. 

DETTES COLONIALES ILLÉGALES ET ILLÉGITIMES 

L’interdiction de transférer les dettes coloniales était posée dès 1919 avec le Traité de Versailles. L’article 255 stipule que la Pologne est exonérée de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Le Traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France déclare « inconcevable que l’Éthiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ». Plus récemment, la Convention de Vienne de 1978 énonce dans son article 16 à propos de la succession d’États en matière de traités : « Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États, le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États ».

La Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales. Au cours des années 1950 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser l’exploitation de leurs colonies. Les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement. Par ailleurs, la Banque mondiale a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale. 

Reconnaître les crimes coloniaux et le tort fait aux populations est un pas démocratique essentiel et une marque de respect vis-à-vis des peuples colonisés. En 2008, le CADTM prenait part au collectif Mémoires coloniales, constitué à l’occasion du centenaire de la reprise par la Belgique du Congo de Léopold II, pour réclamer des excuses et des réparations de l’État belge au peuple congolais. Ces réparations devraient tenir compte des souffrances physiques des Congolais et Congolaises pendant l’ère coloniale (sous le règne de Léopold II et l’administration coloniale de l’État belge jusqu’en 1960) et de la fortune accumulée par la famille royale et l’État belge du fait de l’exploitation forcée des populations et des ressources naturelles du Congo. 

Après des années de mobilisation des communautés congolaise et africaine, le conseil communal de la Ville de Bruxelles a approuvé le 23 avril, à l’unanimité, la décision d’un espace public Patrice Lumumba. Une statue à la mémoire de l’ancien Premier ministre du Congo sera édifiée square du Bastion, aux portes du quartier Matonge, le quartier de la communauté congolaise de la capitale. Démocratiquement élu au moment de l’indépendance, celui-ci avait défié les autorités belges dans un discours anticolonialiste devenu célèbre en 1960, avant d’être assassiné six mois plus tard, le 17 janvier 1961, avec la complicité de responsables belges. 

En France, l’association Survie Nord, le Collectif Afrique, l’Atelier d’histoire critique, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) et le Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe se mobilisent contre la restauration de la statue du général Louis Faidherbe par la mairie PS de Lille. Né dans la « capitale des Flandres » en 1818, cet ancien gouverneur du Sénégal est un symbole de la République coloniale de la fin du XIXe siècle. Il a consacré des dizaines d’années de sa vie à l’invasion française de l’Afrique. Les collectifs dénoncent dans une lettre ouverte à Martine Aubry : « cette conquête, qui l’a mené en Algérie puis au Sénégal, a pris la forme, selon ses propres termes, d’une « guerre d’extermination » ». À Bruxelles, les autorités ont mis des années à réagir. Pourtant, « partout dans le monde, de Johannesburg à Barcelone, de New York à Berlin, des municipalités ont entrepris de déboulonner les statues et de débaptiser les rues qui font l’apologie des crimes esclavagistes et colonialistes ».

Robin Delobel

LE SOIR NOTRE NOUVELLE RUBRIQUE POUR S’ENDORMIR

Le 23 avril dernier dans Le Soir : « La Belgique ne doit pas rater le train des… drones ». Le 24 avril, un feuillet spécial de 8 pages: « La voiture du futur » (à savoir la « voiture autonome »… et le terrible subterfuge qu’est l’utilisation du terme « autonomie », pour ce qui relève d’une complète hétéronomie). Quotidiennement, Le Soir s’affaire à convaincre dans leurs certitudes les adultes d’aujourd’hui qui formateront les enfants de demain. S’ils s’esclaffent ponctuellement et de façon hypocrite sur le délabrement du monde, c’est uniquement parce que devant le désastre perçu, ils faut verdir son discours. Mais c’est pour mieux nous convaincre d’accepter bagnoles intelligentes, drones et transhumanisme, ou plus simplement de nous pousser à consommer les produits avec lesquels les actionnaires du Soir partagent quelques intérêts. 

S’il ne faut pas rater le train des drones, il ne faut pas non plus rater celui des téléviseurs. « Pourquoi la Coupe du monde est une opportunité pour changer de télé ». Si vous pensez qu’on a trouvé cet article dans un dépliant de grande surface, détrompez-vous ! C’est dans Le Soir en ligne (16/06). Tout au long de l’« article », le « journaliste » feint de décrire ce qu’il présente presque comme une manifestation naturelle – le progrès ! –, participant sans même qu’il semble le réaliser, au phénomène. « Tout cela, c’est bien [ayant évoqué la croissance des ventes lors des événements sportifs antérieurs]. Mais devez-vous suivre le troupeau et vous précipiter en magasin pour participer à cette vague audiovisuelle consumériste aux couleurs de la Russie et des Diables rouges ? ». Eh bien voilà se dit-on, arrivé à ce moment de la lecture : le journaliste retrouve son esprit critique ! Euh…, eh bien, pas vraiment, car ce n’est que pour « rationaliser » le choix du consommateur soumis aux critères communs d’une économie qui fonctionne sur l’obsolescence programmée des objets : « À vrai dire, tout dépend de votre équipement actuel et, bien entendu, de vos finances. Si votre téléviseur est de taille modeste (moins de 50 pouces de diagonale, soit 127 cm), qu’il a déjà 5 ans dans les pattes, qu’il n’est “que” HD Ready (720 pixels de haut) ou full HD (1080 pixels de haut), que vous avez un petit millier d’euros sous le coude et que vous appréciez les belles et grandes images, lisez bien ce qui suit… ». En gros : si votre téléviseur est énorme mais que vous en voulez un encore plus grand, que vous avez l’argent pour l’acheter (ou pas, vous n’aurez alors qu’à recourir au crédit), qu’il n’est pas vieux mais qu’on vous dit qu’il l’est (surtout quand votre voisin vient d’acheter le nouveau), que vous n’en avez strictement rien à faire que votre téléviseur de 5 ans va se retrouver dans des décharges en Afrique, alors « lisez bien ce qui suit », c’est-à-dire : Le soir va vous donner envie d’avoir envie… On vous passe les détails, mais le « journaliste » conclut par on ne peut plus clair : « Donc même si vous détestez le foot, foncez. Et dites merci au ballon rond qui vous offre de solides opportunités ». Merci Le Soir d’être aussi clair ! 

A.P.

Envoyez vos perles médiatiques du Soir à info@kairospresse.be

NOTRE RÉPONSE À ROB HOPKINS

Les désaccords que nous avons avec Rob Hopkins ne sont pas des désaccords superficiels mais marquent une ligne de fracture générale entre les tenants de la pensée positive qui considèrent que la « Transition » pourra avoir lieu sereinement et sans grands bouleversements et les autres pour qui le changement implique une modification drastique de nos modes de vie, et donc une réduction massive de notre consommation. Pour ces derniers, l’énergie offerte par le pétrole ne pourra jamais être compensée par les énergies renouvelables qui ont un taux de rendement nettement plus faible que celui du pétrole. 

Si créer la peur et le stress n’est pas un objectif, c’est d’emblée une réaction qu’il faudra gérer si on accepte que tout devra changer. Tenter à tout prix d’éviter ces émotions, c’est inévitablement amener à occulter les informations qui pourraient les générer, et donc omettre des éléments importants, notamment celui qu’il faudra consommer et produire beaucoup moins, que nous devrons nous passer de beaucoup de choses qui remplissent le vide laissé par la pauvreté des rapports sociaux en système capitaliste, pour quelque chose de mieux (travail plus libre, harmonie homme-nature, retour de la capacité de créer, loisirs non-marchands, etc.)
que nous ne connaissons pas encore. Mais cette question de la diminution énergétique, si elle est ignorée par la plupart des politiciens, est-elle pour autant correctement appréhendée par ceux qui se réclament de la transition ? Que veut dire Rob Hopkins lorsqu’il demande si on s’imagine vraiment « pouvoir générer la quantité d’énergie renouvelable nécessaire à prévenir le changement climatique avec le seul capital qu’il est possible de rassembler au sein de nos communautés ». Cette position ambiguë reflète leur réserve sur la question de la réduction énergétique indispensable au changement, car il ne faudra pas « une quantité d’énergie renouvelable nécessaire pour prévenir le changement climatique », mais un niveau de consommation adapté à ce que le renouvelable peut nous offrir, et donc bien moindre que celui que nous offrent les énergies fossiles. La transition nous berce ainsi de l’illusion du renouvelable sans grands impacts sur nos modes de vie. 

La naïveté, ou le subterfuge, qu’il y a par ailleurs dans l’idée de vouloir parler aux multinationales et de les intégrer dans la démarche de transition, est quelque chose d’extrêmement dangereux pour nous. Cette position, si elle est sincère, montre une profonde méconnaissance du fonctionnement de ces organisations totalitaires, dont l’objectif ultime a toujours été la croissance de leur profit, à tout prix. De fait, si Rob Hopkins espère les embarquer avec lui, la priorité des uns et des autres sera tout à fait différente. Là où le premier verra dans la collaboration avec les multinationales un moyen d’atteindre l’objectif de la transition, « d’un monde décarboné », ces dernières verront dans l’application de quelques principes de transition un moyen d’atteindre ce qui a toujours été leur leitmotiv : plus d’argent, plus d’argent, plus d’argent.

Comme le disait Alain Deneault à propos de la multinationale Total : « On a donc en Total une société qui agit dans l’exploitation conventionnelle du pétrole et du gaz, tout en comptant parmi les fournisseurs de premier plan de l’énergie de demain. C’est-à-dire qu’une fois qu’on aura pillé les ressources, qu’on aura asséché les réserves, brûlé ce qu’on a à brûler pour rentabiliser les investissements et générer des bénéfices colossaux, alors on passera à la transition. Le désastre écologique et économique qu’on aura provoqué en épuisant les richesses naturelles, Total et ses pairs en feront les fondements d’un nouveau marché… »(1). Ayant épuisé toutes les possibilités de pollution « conventionnelle », les multinationales se rabattront ainsi sur les énergies renouvelables, pas parce que Rob Hopkins les aura convaincues, mais parce qu’elles doivent économiquement le faire. 

« La transition n’est pas un parti politique ». Certes. Mais ce n’est pas pour autant qu’« elle n’a donc pas besoin de définir des politiques ». Chercher à faire consensus en ne froissant personne (en n’émettant pas des arguments contre le nucléaire par exemple) est justement le propre des partis politiques. Comme le disait Simone Weil : « La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite »(2). Est-ce la même situation pour le mouvement de la transition ? Comment savoir alors si, une fois un mouvement de masse constitué, les gens chercheront à faire le bien, d’autant plus qu’ils ont été réunis autour de raisons floues ? L’objectif est-il d’atteindre le plus grand nombre, sans consistance, ou de donner du sens et de toucher le plus possible de ceux qui y adhèrent. Que veut dire « la transition est un outil conçu afin de rassembler une grande diversité d’individus autour de l’idée de rendre leur communauté plus résiliente, et aussi ouverte que possible ». N’est-ce pas un slogan, « résiliente », « ouverte », propre au manque de précision sémantique de nos sociétés ? 

En fin de compte, nous ne sommes pas à tout prix à la recherche du conflit, nous ne faisons que réagir à la guerre permanente contre l’homme et la nature que génère cette société. Comme disait Martin Luther King : « Le grand obstacle à notre mouvement vient des « réalistes » qui vénèrent plus l’ordre que la justice et qui préfèrent une paix négative, caractérisée par l’absence de tension, à une paix positive, caractérisée par la mise au jour des conflits. Encore fait-il bien préciser que nous, qui produisons les actions directes, ne sommes pas ceux qui produisons les tensions. Nous nous contentons de les dévoiler. Nous les faisons apparaître au grand jour pour qu’on puisse les reconnaître et les traiter ».

Rob Hopkins nous dit tout le contraire que cette sagesse d’un Martin Luther King : « Nous essayons de nous tenir à l’écart d’un débat polarisé, de ramener les éléments de la discussion à la signification qu’ils peuvent avoir pour les gens concernés. Dire que la transition devrait être plus radicale, plus politique, plus explicitement anti-capitaliste, revient à essayer de couper son pain avec une cuiller » (…) Moins nous nous dresserons contre les choses auxquelles nous sommes opposés, plus notre impact sera grand ». Au contraire, nous revendiquons plus que tout la nécessité de nous dresser contre les choses qui nous oppressent, de recréer un débat qu’il n’y a plus, d’être radical, au sens de prendre les problèmes à leur racine, d’être « irréaliste », à savoir de dépasser la résignation et de croire que plus de gens qu’on ne le pense désirent ardemment un changement, qu’ils ne peuvent pourtant encore concevoir. Nous en appelons plus à l’insurrection des consciences qu’à leur endormissement sous des slogans qui font consensus. 

La rédaction de Kairos

Notes et références
  1. La version longue paraîtra sur le site, la version courte a paru dans le Kairos d’avril-mai 2018.
  2. « L’obsolescence des partis politiques. « Rencontre » avec Simone Weil », Kairos septembre-octobre 2017.

RENCONTRE AVEC ROB HOPKINS

Suite à l’article paru dans le Kairos 34, « Gare au silence radio(-actif) », nous avons été à la rencontre de Rob Hopkins, père des Villes en Transition, afin notamment de connaître sa position sur un sujet essentiel qu’est celui du nucléaire. Si des points communs existent, il en ressort toutefois que nos perceptions de l’action politique et du changement sont profondément différentes de celles de l’auteur du « Manuel de Transition, de la dépendance au pétrole à la résilience locale ».

De plus en plus d’auteurs, de scientifiques, d’intellectuels annoncent un « effondrement de civilisation ». Ils sont considérés comme pessimistes, voire catastrophistes, alors qu’eux se disent réalistes. Vous disiez dans un entretien lors de votre passage en Belgique en novembre 2017 : « le pessimisme est un luxe que l’on ne peut pas se permettre » et, dans le documentaire sur la ville d’Ungersheim, vous laissez entendre que « l’on peut se passer des informations concernant le pic pétrolier et le réchauffement climatique contenues dans la première partie du manuel de transition. » Ne pensez-vous pas que promouvoir uniquement l’optimisme ainsi qu’une vision positive des choses, c’est se couper d’un moteur essentiel ? 

Quand j’ai commencé à étudier la question du pic pétrolier en 2005–2006, j’étais capable de lire un article particulièrement déprimant ou de regarder un film traitant de collapsologie, et de me dire « d’accord, bon, commençons à cultiver, faisons quelque chose ». À cette époque, je pensais que tout le monde était capable de transformer ce sentiment de peur en action concrète. Mais avec le temps, j’ai fini par réaliser qu’il n’y a qu’un faible pourcentage de personnes qui le peut vraiment. Et je pense que l’impact des messages terrifiants sur l’effondrement a un effet contre-productif sur le reste des gens. Une partie de mes recherches porte sur le cerveau et l’imagination, et plus spécifiquement sur l’hippocampe. L’hippocampe est l’épicentre de l’imagination, et est vulnérable au cortisol, une substance chimique que nous sécrétons en situation de stress, d’angoisse ou de dépression, ce qui provoque un rétrécissement de l’hippocampe. Notre imagination se contracte dans ces circonstances. Alors que si l’on parle aux gens des possibles, de ce qui pourrait advenir, la réaction est complètement différente. 

Il y a une dizaine d’années, je commençais mes présentations par une série de diapos sur le changement climatique, le pic pétrolier, bref, des choses effrayantes. Et je voyais les gens, dans la salle : leur corps s’affaissait, c’était trop. Alors qu’en parlant de ce que l’on peut imaginer et réaliser ensemble, en racontant les histoires d’autres personnes qui concrétisent des choses incroyables, les gens se penchent en avant, ils sont à l’écoute, très présents et très alertes. Je continue à parler du changement climatique et du pic pétrolier, mais j’approche ces questions plutôt sous l’angle de l’épidémie de solitude, d’isolation sociale et d’exclusion économique qui fait rage, car ces choses-là sont aussi en train de se produire. Donc, lorsque je fais une présentation devant 600 personnes, comme hier soir à Louvain-la-Neuve, si je commence à parler d’effondrement… cela n’a pas le même impact. 

Avez-vous déjà pensé ou étudié les conséquences que la fin du pétrole bon marché pourrait avoir sur les centrales nucléaires mondiales ? Quelle est votre opinion sur les questions que nous soulevons dans notre article(1) ?

Je pense qu’il y a un réel danger dans le fait de mettre en place une telle infrastructure en supposant que nous aurons toujours accès aux énergies fossiles bon marché. C’est une hypothèse très dangereuse. L’exploitation du nucléaire a toujours été fondée sur l’idée que les générations futures seront plus intelligentes que la nôtre, et seront capables d’inventer des solutions au problème de la gestion des déchets radioactifs, ou à celui du démantèlement des centrales, auxquelles nous n’avons pas encore pensé aujourd’hui. Mais c’est une hypothèse stupide, car ce qui va se passer, c’est que nous allons basculer dans une époque où il y aura de moins en moins d’énergie et de ressources, nous vivrons une époque où nous devrons affronter l’impact et les aléas du changement climatique. Et nous nous retrouverons avec cette infrastructure sur les bras, qui demeurera un problème pendant des dizaines de milliers d’années. Continuer à construire des centrales nucléaires dans un tel contexte est d’une stupidité monumentale. L’effort pour développer une économie non nucléaire et renouvelable est donc essentiel. 

L’âge des énergies fossiles nous laisse de nombreux héritages, comme celui du plastique, que l’on retrouve dans le corps de créatures marines vivant à 11 kilomètres de profondeur… mais je pense que l’article a raison de soutenir que le nucléaire est l’un des pires héritages qui nous ait été transmis. 

Comment prendriez-vous position par rapport à la réalité du nucléaire et au danger potentiel mais réel de ces centrales en cas de crise pétrolière ? Quelle action pourriez-vous avoir pour aider à accélérer la sortie du nucléaire ? 

Le gouvernement anglais a voté la construction d’une énorme centrale nucléaire, qui sera construite conjointement par EDF et une entreprise chinoise pour un coût exorbitant. C’est uniquement viable parce que le gouvernement leur a promis un prix par unité d’électricité — alors que les énergies renouvelables coûtent déjà la moitié du prix. C’est de la folie ! C’est comme si, aujourd’hui, vous payiez des centaines d’euros pour un VHS. C’est absurde ! Je pense qu’il est urgent que nous abandonnions l’énergie nucléaire et les énergies fossiles, et c’est aujourd’hui réalisable. Particulièrement si nous avons une baisse de la demande énergétique et une hausse des moyens de conservation. Lorsque nous créons de l’énergie renouvelable, ce sont les communautés où les structures sont installées qui en bénéficient principalement. Pour moi, le nucléaire n’a aucun rôle à jouer dans un futur en transition. 

De mon point de vue, l’un des aspects essentiels de la transition est l’art de réduire les obstacles qui empêchent les gens de s’investir. Il y a ceux qui disent que la transition devrait promouvoir l’alimentation végane ou végétarienne, se déclarer anti-capitaliste… mais à mon sens, une communauté solide est basée sur la confluence d’un grand nombre de personnes aux aspirations diverses. Si, au sein de la diversité de la transition, nous mettions certaines choses en avant, si l’on disait « si vous êtes engagé dans la transition, alors vous devez être d’accord avec ceci ou cela », ce serait contre-productif. Il y a sûrement un grand nombre de personnes faisant partie d’un groupe de transition qui sont opposées au nucléaire, il y en a d’autres qui pensent que c’est une bonne idée, parce que le nucléaire participe d’un mix énergétique décarboné. Donc plutôt que de se déclarer en tant que groupe de transition anti-nucléaire, ou de promouvoir de nombreuses discussions à propos du nucléaire, nous avons utilisé un outil appelé fishbowl(2), permettant aux gens d’avoir une conversation ouverte, d’exprimer leurs idées et leurs émotions sur tel ou tel sujet. Ils ont ensuite le temps de discuter, d’assimiler les informations. Nous essayons de nous tenir à l’écart d’un débat polarisé, de ramener les éléments de la discussion à la signification qu’ils peuvent avoir pour les gens concernés. Dire que la transition devrait être plus radicale, plus politique, plus explicitement anti-capitaliste, revient à essayer de couper son pain avec une cuiller. Ce n’est pas l’objectif de la transition. La transition est un outil conçu afin de rassembler une grande diversité d’individus autour de l’idée de rendre leur communauté plus résiliente, et aussi ouverte que possible. Au sein de ma communauté, je fais partie de divers projets où l’ensemble du spectre social se côtoie, des gens très conservateurs comme d’extrême gauche, et nous travaillons ensemble, que ce soit à la création d’une brasserie ou à la construction d’habitations. Si je disais : « pour participer à ce projet, vous devez être anti-nucléaire »… il y a des chances pour que je me retrouve seul. Les gens qui en viennent à la transition y apportent leurs connaissances, leurs passions, leurs convictions. Mais je pense qu’il est parfois préférable de les laisser dehors, de se rencontrer en tant que communauté, plutôt qu’en tant qu’individus aux positions très marquées. 

La transition met en garde contre le pic pétrolier et le changement climatique, pourquoi ne pas inclure la lutte antinucléaire dans l’histoire globale de la transition ? 

Dans le premier ouvrage, en 2008 — il y a longtemps — nous envisagions la transition comme une réponse au pic pétrolier et au changement climatique. Ensuite, après plus ou moins trois ans, nous nous sommes adressés au mouvement, qui était devenu assez vaste, et avons posé des questions aux gens. « Pourquoi êtes-vous entré en transition ? Je sais pourquoi j’ai commencé à pratiquer la transition, mais pourquoi êtes-vous entré en transition ? » Et nous avons reçu une longue, longue liste de réponses. « Je suis entré en transition car je me sentais seul, ce n’est plus le cas maintenant ». « Je pratique la transition car c’est une opportunité de participer à des projets que je voudrais voir se concrétiser ». La liste est longue. La transition n’est pas un parti politique. Elle n’a donc pas besoin de définir des politiques. Et de mon point de vue, la question du nucléaire est plus intéressante si nous la maintenons ouverte dans un espace de conversation. Si je déclarais que la transition est antinucléaire, nous aurions d’interminables débats sur le sujet. Mon inquiétude, comme je l’ai dit, est qu’une telle attitude aurait le potentiel d’exclure des personnes qui auraient beaucoup de choses à apporter. 

Une très longue campagne anti-fracking a eu lieu à Balcombe, le premier site d’extraction de gaz de schiste du Royaume-Uni. Dans le même temps, la communauté de Balcombe, très inspirée par la transition, a lancé une collecte locale de fonds afin de financer une installation d’énergie solaire dans le village, qui produirait la même quantité d’énergie que la fracturation hydraulique du gaz de schiste contenu dans le sol. Quand on me dit que la transition devrait être plus politique, j’ai envie de répondre : « donc vous pensez vraiment que tenter d’empêcher l’exploitation du gaz de schiste est plus politique que mobiliser la communauté pour investir dans la création d’une installation solaire en copropriété ? » Je pense pour ma part que ces deux démarches sont également politiques, mais que l’une d’entre elles implique beaucoup plus l’ensemble de la communauté. 

Nous comprenons la logique inclusive de la transition, son empathie pour le genre humain, patrons de multinationales et grosses fortunes compris, ainsi que ses procédés “stratégiques” pour fédérer un maximum de personnes pour changer de modèle de société. Nous trouvons malgré tout qu’il y a une incohérence, voire quelque chose de quasi immoral dans le fait de s’adresser aux représentants des multinationales et aux capitaines d’industrie comme à des partenaires. Vous avez dit vous-même : « Le fait d’avoir laissé le business devenir si puissant nous a poussés au bord de l’éradication de notre propre espèce ». Ne sont-ils pas les artisans et les bénéficiaires de la prédation des ressources et du travail d’autrui au détriment de l’ensemble du vivant et de l’humanité tout entière ? Travailler en partenariat avec les acteurs du capitalisme, cela n’équivaut-il pas à légitimer et cautionner leur action ? N’est-il pas de notre devoir de dire non, et de faire le nécessaire pour les empêcher de nuire (comme on le ferait pour des criminels, ce qui n’empêche pas la compréhension ou l’empathie pour les criminels) et donc, en toute logique de nous dissocier de leur action ? 

Bien que je comprenne et sois sensible aux sentiments contenus dans votre question, je ne suis pas sûr d’être d’accord avec votre conclusion. La Transition est très ambitieuse. Notre tâche, au cours des 10 ou 20 prochaines années, est énorme. S’imagine-t-on vraiment pouvoir générer la quantité d’énergie renouvelable nécessaire à prévenir le changement climatique avec le seul capital qu’il est possible de rassembler au sein de nos communautés ? Si notre but est de réorienter les systèmes agraire et alimentaire de manière à ce que les villes et villages soient nourris par les terres environnantes, pouvons-nous vraiment l’atteindre sans impliquer les organismes majeurs, publics et privés, qui achètent la majeure partie de la nourriture ? Si nous impliquons les hôpitaux, les universités, les grandes entreprises, de manière à ce qu’ils achètent la nourriture et l’énergie renouvelable produites, et qu’ils transfèrent leurs investissements de leurs holdings off-shore aux entreprises et coopératives locales, nous pouvons avancer beaucoup plus vite. 

Donc ma réponse à votre question est que s’il existe des entreprises qui réalisent qu’il est dans leur intérêt d’être implantées là où se trouvent leurs bureaux, qu’elles désirent soutenir la Transition, et que nous refusons leur soutien sous prétexte qu’elles sont capitalistes, cela me semble contre-productif et vain. Ce qui m’intéresse est de trouver un terrain d’entente dans chaque situation. Ceci dit, cela doit se passer selon nos termes. Je ne propose pas que les groupes de Transition soient sponsorisés par de grosses entreprises ni que ce genre de connexions distraient ces groupes du travail qu’ils accomplissent, mais il me semble qu’une Transition réussie implique de travailler avec des gens avec qui nous pourrions ne pas nous sentir à l’aise à l’heure actuelle. Non pas dans le sens de « se renier », mais plutôt dans l’optique de savoir que nous faisons quelque chose d’important, de génial, que nous sommes plus imaginatifs qu’eux, et qu’ils peuvent tirer des bénéfices du fait de travailler avec nous. Ils sont également bien meilleurs que nous au niveau de la gestion d’entreprise. Ces atouts nous sont nécessaires en vue de créer la nouvelle économie qui remplacera celle où nous vivons actuellement. Comme je l’ai dit par rapport à la question nucléaire, je pense que moins nous nous dresserons contre les choses auxquelles nous sommes opposés, plus notre impact sera grand. 

La lutte pour le changement climatique s’accompagne trop souvent d’un désintérêt pour celle pour la justice sociale. Pourtant, il semble bien que le combat écologique ne puisse se faire sans le combat social, dès lors que la lutte pour une véritable justice sociale (assurer à tous des conditions de vie décentes) implique inévitablement celle contre les monopoles que sont les multinationales, pour la limitation des fortunes, l’instauration d’un salaire maximum, pour le partage du temps de travail, une disparition/reconversion des activités nuisibles (pub, nucléaire, armement), ainsi qu’une relocalisation des activités. Cette lutte pour une société décente contient en elle-même la question des limites et donc celle du rapprochement de l’homme et de la nature. La lutte sociale peut dès lors sembler inclusive (puisqu’entraînant naturellement un changement écologique) et révolutionnaire, et doit être une priorité. Qu’en pensez-vous ? 

Il est clair que la justice sociale est au cœur de toute solution au changement climatique. La Transition regorge de littérature à ce sujet. Les deux vont de pair, c’est évident ; tous les projets de Transition sont bâtis sur cette base. Lorsqu’ils ouvrent un business, la plupart des groupes créent des coopératives. A Liège, ils ont créé 14 coops au cours des 4 dernières années ! Nous devrions aussi nous rendre compte que la Transition est une « technologie », si on veut, imaginée pour fonctionner à l’échelle locale. Ce qui explique en partie son efficacité, c’est qu’elle réduit au minimum les obstacles qui empêchent les gens de s’investir, sans mettre au premier plan une liste des choses auxquelles elle s’oppose. La justice sociale motive beaucoup de gens, mais la question des limites et de la croissance nécessite d’être traitée plus habilement. À Totnes, nous avons créé un projet proposant une toute nouvelle approche du fonctionnement de l’économie, ce qui a attiré les nombreuses entreprises qui s’y sont jointes. Et ce non pas en questionnant la croissance, mais en évoquant les nouvelles opportunités, les nouvelles possibilités et la vision passionnante du genre d’avenir que nous pourrions créer. Cela me semble être une approche bien plus puissante. 

Le développement du numérique est présent dans les rêves de beaucoup d’individus alors même qu’ils s’inscrivent dans les réseaux de transition, ou qu’ils sont au minimum sensibles et positifs vis-à-vis de la transition. Or ce développement est un phénomène loin d’être purement abstrait, détaché des ressources. Cela signifie des projets financés à coups de centaines de millions sur lesquels il n’y a aucune transparence ni discussion publique, des dégâts sanitaires et environnementaux, des désastres sociaux, anthropologiques… Bref incompatibles avec une société qui se veut écologique ou en mouvement vers la transition. Quelle est votre position par rapport au développement du monde numérique (robotisation, IA, transhumanisme…) ? 

Cela m’inquiète profondément. Il y a quelque temps, j’ai demandé à Douglas Rushkoff, l’auteur de Present Shock(3), quel avait été l’impact de la révolution digitale au cours des 20 dernières années, et il a répondu : « Nous avons désactivé les capacités cognitives et collaboratives nécessaires pour affronter le changement climatique ». Je m’inquiète du fait que la longueur de nos périodes d’attention soit à présent fracturée, nos systèmes tellement saturés, bouleversés par un monde constamment en mode “On”, à tel point que nous sommes beaucoup moins aptes à nous coordonner et à faire ce qui doit être fait. La robotisation et l’intelligence artificielle me semblent être les signes d’un éloignement de la créativité humaine, du rapport à l’autre, et un pas de plus vers la concentration de richesse et de pouvoir entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus. Des questions fondamentales quant aux nouvelles technologies, il me semble, seraient : « Est-ce qu’elles créent plus ou moins d’interaction humaine ? Est-ce qu’elles augmentent ou diminuent les capacités d’attention et de concentration ? Rassemblent-elles des données afin d’augmenter la portée du Big Data ? Est-ce qu’elles centralisent ou décentralisent les richesses ? ». Je pense également que l’idée que nous puissions nous passer du travail et laisser les robots tout faire à notre place est vraiment toxique. Peut-être, pour certains travaux, mais un travail qui a du sens constitue une part importante de notre vie. 

Je suis également troublé par le déclin de l’intérêt pour la lecture, de la capacité de concentration et d’observation, de l’aptitude à ne pas s’ennuyer… je pense que toutes ces choses montrent que nous fonctionnons de plus en plus à un niveau superficiel plutôt que d’aller en profondeur. À mon sens, les solutions qui nous permettront de traverser les crises auxquelles nous sommes confrontés proviendront d’un travail d’imagination, et notre imagination a besoin de toutes ses capacités pour être au faîte de sa force. J’ai l’impression que nombre de ces technologies sont issues de l’esprit de personnes qui ont perdu le lien avec le monde naturel, avec le sol sous nos pieds, avec les communautés qui les entourent. Bien sûr, la technologie peut jouer un rôle dans la Transition, mais elle doit être à son service, et non agir à son détriment. 

Propos recueillis par T. Bourgeois et L. Harutunian, le 23 mars 2018. Questions de T. Bourgeois, L. Harutunian, A. Penasse, R. Delobel. Retranscription et traduction : Grégory Defourny 

Notes et références
  1. « Gare au silence radio (actif) », Kairos avril-mai 2018.
  2. Bocal à poissons, NDT.
  3. Éditions Penguin, mars 2013.

DE LA SACRALITÉ POLITIQUE

Muni de sa double casquette de professeur de littérature et d’anthropologie à l’Université d’Aix-Marseille, Marc Weinstein replace la question de la sacralité politique au centre du débat, tout en actant l’évolution totalitaire de l’Occident, titre d’un de ses ouvrages (Hermann, 2015).
Entrevue liégeoise en mars 2018 avec Bernard Legros. 

On glose sur la nécessité d’être cultivé pour devenir un citoyen accompli. Vous préférez le terme « culturé ». Pourquoi ? 

Le terme cultivé renvoie à la culture savante séparée de la culture populaire. Depuis le XIXème siècle, bon nombre de « décideurs » élus ou non élus sont barbares et cultivés : pendant la journée ils jettent les salariés à la poubelle du chômage, et le soir ils vont au concert. Leur culture cultivée c’est la bonne cerise sur le gâteau avarié. À l’inverse la culture « culturée » fait société, tire l’ensemble de ses membres vers la création culturelle. À ce moment-là, la cerise et le gâteau sont frais, car c’est le peuple dans sa diversité qui crée la culture. 

La dissociété néolibérale aurait ainsi le double profil paradoxal de la culture et de la déculturation ? 

Tout dépend de qui on parle. Ceux qu’on appelle « les masses », qui subissent la société du spectacle, ont tendance à être incultes et déculturés, extérieurs à toute sacralité sociale et politique. En revanche, un oligarque comme Bernard Arnault est un homme barbare dans la conduite de ses affaires et un homme cultivé qui finance des musées. 

Quand je travaillais dans le secteur culturel, j’avais vécu la schizophrénie habituelle : pour offrir de la culture aux citoyens, on faisait suer le burnous dans l’équipe, allant jusqu’au harcèlement s’il le fallait. La difficulté d’appréhender ce qui nous arrive dans la modernité tardive ne tiendrait-elle pas à un sentiment déroutant d’avoir affaire à des phénomènes apparemment contradictoires, comme un double mouvement d’atomisation et d’uniformisation simultanément, et à une collision entre l’objectivité et les subjectivités ? 

Oui, atomisation et uniformisation sont un même mouvement vu de deux points différents. (Mais l’uniformisation n’est pas l’unification : aujourd’hui nous sommes uniformisés par la concurrence qui nous éparpille.) Dès la Renaissance, l’État et le capital atomisent les individus pour les uniformiser. Ils marchent ensemble pour créer un individu seul et faible devant eux. À la fin de l’édit de Villers-Cotterets (1539), François Ier interdit les corporations artisanales : elles doivent disparaître. L’État et le capital ne tolèrent pas la moindre autonomie collective face à eux : ils détruisent les paroisses, les corporations artisanales, la famille large, puis aujourd’hui la famille étroite. Ainsi l’individu se retrouve seul face au Léviathan. C’est encore la même logique aujourd’hui à Notre-Dame-des-Landes, où l’État refuse les projets agricoles communs et n’examine que les projets individuels. 

En ce qui concerne la dialectique objectivité/subjectivités, si on adopte un point de vue anthropologique long, on constate un invariant sacré de l’homme social. Au départ du processus de sociogenèse, il n’y a pas de séparation entre le sujet et l’objet, mais plutôt une sorte de flux, comme une rivière surgissant d’un rocher : au début, il n’y a pas de rive gauche ni de rive droite ; c’est un pur jaillissement d’eau qui, plus tard, va creuser la terre jusqu’à faire apparaître deux rives, une « rive » subjective et une « rive » objective, l’une ne pouvant pas aller sans l’autre. Prenons l’image du romancier. Au moment où Balzac se met au travail, il n’est qu’un homme, et c’est l’écriture qui va faire de lui un sujet-romancier créant des « objets »-romans. L’institution de la société est ce flux permanent qui à la fois produit l’objectivité et les subjectivités. Le néolibéralisme a radicalement coupé l’une des autres. D’une part, les subjectivités contrariées sont amenées à se réfugier dans un subjectivisme narcissique ; d’autre part, une espèce d’hyper-objectivisme machinique détruit le tissu social. Ce que vous avez vécu dans le secteur culturel, c’est peut-être le fait que des contraintes dites objectives s’imposaient sans discussion (puisque « objectives » !) à votre subjectivité. 

Cet objectivisme est-il celui dont parlait Ayn Rand ? 

Oui, mais il provient originellement de la physique galiléo-newtonienne et du surplomb croissant de l’État et du capital sur la société. 

La « modération extrémiste » relèverait-elle de ce qu’Alain Deneault appelle de son côté la « politique de l’extrême centre » ? 

Oui. La modération extrémiste, c’est Macron, par exemple. Sous des dehors souriants, il mène une politique extrémiste en faveur du techno-capital, politique qui s’appuie sur le fanatisme de la neutralité statistique. Macron est bienveillant dans le langage et malveillant dans ses décisions. La difficulté est donc de faire comprendre que l’extrémisme se trouve aujourd’hui dans la soi-disant neutralité de la technoscience et de l’économie. Fukushima, Bure, l’aéroport de Notre-Dame des Landes sont ou étaient des projets extrémistes, tout comme la leçon entrepreneuriale que l’Occident donne à l’Afrique. De quoi nos despotes élus se mêlent-ils ? 

Un numéro spécial de Kairos est intitulé « l’Occident terroriste ». Alors que cette expression semble contraire au bon sens délivré par les médias, comment la comprenez-vous ? 

Je ne suis pas spécialiste du ou des terrorismes, mais une chose me semble certaine : l’Occident, qui a placé toute la vie humaine sous le signe de la Nécessité philanthropique (« on n’arrête pas le Progrès »), a placé la violence aussi sous le signe de la Nécessité. Dans la plupart des sociétés anciennes, la violence se donnait parfois libre cours, mais sous le signe de la contingence : elle aurait pu ne pas avoir lieu. Dans l’Occident moderne, la violence doit nécessairement avoir lieu. Violence nécessaire de la colonisation (car il fallait apporter la civilisation aux sauvages), terrorisme économique du capital qui, au nom du nécessaire bonheur de tous (c’est-à-dire de la nécessaire croissance des profits), doit jeter des hommes dans la précarité, violences de l’État contre les zadistes, terreur des États-Unis contre l’Irak, d’Israël contre les Palestiniens, de la France contre le Mali. Comme l’a montré Zygmunt Bauman, le judéocide perpétré par les nazis fut un produit nécessaire du capitalisme industriel européen – un accident « normal », dit-il. 

Faut-il, pour « sauver » la civilisation, se débarrasser de notions modernistes comme l’instabilité, la complexité, le pragmatisme et même d’une idée bouddhique comme l’impermanence ?

Il est probable que les notions dont vous parlez soient liées à la religion du progrès. On voit bien que l’accélération technologique a des effets destructeurs sur les relations humaines, sur la nature. Tout dépend de ce que l’on entend par instabilité ; si c’est l’instabilité due à l’écoulement du temps, il serait illusoire de chercher à s’en débarrasser. Mais dans notre civilisation, on considère que l’instabilité doit être recherchée. C’est le « bougisme ». Il faut plier l’échine sous le fouet à grande vitesse de la techno-économie. Depuis quelques années, un mot fait florès, « résilience ». Considérant que toute chose doit être soumise à une instabilité généralisée, à des chocs (« de compétitivité » !), les oligarques et leurs idéologues font de la résilience la preuve positive de notre capacité à nous adapter aux chocs qu’ils nous imposent. Beauté de la philanthropie ! 

Certains, pourtant inquiets de la démiurgie technoscientifique, affirment par ailleurs qu’il ne faut pas brider la recherche scientifique fondamentale, car chercher toujours plus loin serait dans l’essence de l’homme…

Question complexe ! Qu’est-ce qui est dans l’essence de l’homme ? L’infini besoin de connaître, y compris scientifiquement ? Peut-être, mais pas sûr. Je pense pouvoir dire ceci : l’essence de l’homme c’est l’infini de l’imaginaire dans le fini de la réalité sensible. Nous avons besoin d’imaginer à l’infini ? Très bien (c’est peut-être une bonne définition de l’art et de l’homme). Le problème c’est que nous sommes dans une société archi-utilitariste. Dès que la science dite fondamentale trouve quelque chose, « il faut » que la trouvaille soit appliquée, quelles que soient ses conséquences sur nous. En réalité il est devenu très difficile de distinguer entre science fondamentale et science appliquée. Je ne dis pas que la distinction ne puisse pas revenir un jour. Mais aujourd’hui elle n’existe pas. Le Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN, Genève) c’est du fondamental ou de l’appliqué ? Le CERN est une technologie sophistiquée de plusieurs milliards d’euros : qui peut croire que c’est de la science pure et fondamentale ? Qui a payé ? Qui finance ? Qui va tirer profit des investissements ? 

Un ami marxiste me disait qu’un jour la science résoudrait toutes les questions philosophiques, y compris celles de la métaphysique… 

Un certain marxisme se nourrit de la religion technoscientifique occidentale. Il serait plus raisonnable de considérer que nous sommes des êtres sociaux et que la première modalité de notre existence et du déploiement de notre imaginaire social n’est pas le savoir objectif, mais le pouvoir commun. Si celui-ci est menacé par l’objectivisme scientifique, il faut réagir en le bridant. 

Ne bride-t-on pas alors l’essence même de l’homme ?

Encore une fois, si l’essence de l’homme c’est l’infini de l’imaginaire dans le fini des corps sensibles, on ne bride pas cette essence quand on limite des recherches qui risquent de porter atteinte aux corps sensibles (d’où vient la bombe d’Hiroshima sinon de la science fondamentale ?). Au contraire, en bridant collectivement, au terme d’un débat démocratique, certaines recherches scientifiques fondamentales, on protégerait l’essence de l’homme. La science moderne, notamment la physique mathématisée, a oublié que le « savoir » a d’abord à voir avec la « saveur », donc avec la sensibilité corporelle. Aujourd’hui les molécules chimiques qu’on trouve dans la nourriture industrielle et dans les cosmétiques cancérisent les corps. On ne peut pas laisser faire. 

Comment expliquez-vous que les idées transhumanistes semblent faire leur chemin dans l’opinion publique ? Ceux qui en seraient des victimes s’en réjouissent. 

Il me semble qu’il y a deux facteurs convergents qui permettent de comprendre cette diffusion (mais pas de l’expliquer). D’abord, il y a la religion moderne, que j’appelle la scientolâtrie ; elle est un cas particulier de la Signification Imaginaire Générale de l’Occident moderne : la (pseudo)maîtrise (pseudo)rationnelle de la nature (dans la définition de Castoriadis). Cela, c’est le premier facteur. Le second, c’est que, comme dans beaucoup de religions, la scientolâtrie a ses grands prêtres, en l’occurrence les PDG du secteur transhumaniste et les journalistes médiatiques, qui nous « vendent » les idées transhumanistes sans recul critique. Les éventuelles victimes s’en réjouissent parce qu’on leur vend du rêve, la promesse de l’immortalité. Mais votre question met dans le mille : les hommes technolâtres d’Occident sont suicidaires. On le voit bien dans des films de SF comme Minority Report, Bienvenue à Guattaca ou I, Robot. Pour ma part, à l’heure de ma mort, j’espère avoir à mes côtés mes proches plutôt qu’un transhumain plus ou moins robotisé. 

Pour affronter l’effondrement à moyen terme, faudra-t-il plus ou moins d’État ?

Si pendant l’effondrement on veut maintenir l’injustice de l’ordre social tel qu’il est, il faudra plus d’État répressif ; si on veut « profiter » de l’effondrement pour embellir la vie, il faudra moins d’État et plus de communautés autonomes et fédérées. Prenons exemple sur certains peuples premiers, par exemple les Jarawas dans le récent documentaire Nous sommes l’humanité. Je ne dis pas qu’il faut vivre comme eux, je demande simplement : et si nous essayions de retrouver une part de l’insouciance qui est celle des Jarawas ? De surmonter ainsi notre angoisse gadgetomaniaque ? 

On entend souvent dire chez les militants que le pouvoir a peur et donc réagit en se cabrant dans des mesures sécuritaires. Ne peut-on pas au contraire imaginer qu’il est conscient d’avoir la situation sous contrôle, et qu’inversement, la peur est dans notre camp ? 

Difficile de répondre. Je n’ai pas l’impression que dans l’immédiat les oligarques aient peur, car ils tiennent toutes les manettes. Quand ils prennent des mesures liberticides, ils alimentent un cercle vicieux. Quelque part, « la vie est bien faite » : nous, Occidentaux, sommes allés semer le chaos social et moral dans les colonies, et maintenant que le boomerang du chaos nous revient à la figure, cela permet à l’oligarchie de serrer la vis sécuritaire. L’obsession sécuritaire de McWorld et le terrorisme djihadiste sont des ennemis complémentaires : nous devons les rejeter tous les deux. 

Contrairement aux marxistes, vous faites un distinguo entre l’économie de marché et le capitalisme… 

Plutôt entre le marché et le capitalisme. Polanyi a fait la distinction avant moi. Traditionnellement, le marché était encastré dans la société. Il était limité dans l’espace et dans le temps (un peu comme les marchés actuels où l’on trouve les fruits et les légumes de nos paysans locaux). Mais aujourd’hui, le marché s’est si bien dés-encastré de la société que c’est lui, au contraire, qui encastre et envahit tous les « secteurs » de la société. Le marché devient totalitaire. 

Est-il plus souhaitable que l’économie planifiée ? 

Non ! Il y a deux extrêmes dans la modernité : l’économie totalement étatisée qu’on a connu en URSS et en Chine communiste, et de l’autre côté, la société totalement marchandisée qu’on a aujourd’hui. Il nous faut retrouver désormais le sens du marché encastré, de l’autonomie productive (agricole et artisanale), et de la coopération avec d’autres unités pour obtenir le complément que nous sommes incapables de produire nous-mêmes. 

La lutte des classes a‑t-elle un avenir ? 

Tant que la classe dominante fait la guerre à la classe dominée, il faudrait que celle-ci résiste. La « Résistance » est un beau mot, qui doit concerner aussi le présent. Cela dit, la lutte des classes ne peut pas être un idéal politique. Essayons de trouver des solutions politiques pour arriver à une société sans classe, mais pas sur une base industrielle. Tôt ou tard, nous serons amenés – sauf effondrement total – à renouer avec le primat du social, du sacré et de la culture, trois synonymes à mes yeux. Jusqu’à l’avènement du capitalisme, le socio-culturel était premier dans presque toutes les sociétés. Bien sûr que les hommes produisaient des biens « matériels », mais cette activité était encastrée dans des rites socio-culturels. Chez les Achuar (Amazonie), la récolte potagère n’est pas un travail au sens économique, c’est une sorte de rite mythique au cours duquel on cueille les légumes qui sont les enfants de Nunkui, l’esprit des jardins. On ne sortira pas de l’impasse sans se défaire de ce qui nous y a conduits, à savoir la priorité donnée à l’économie, qui détruit la culture sociale. En France, la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » devrait présider à tout le reste, car dans le principe elle est sacrée. 

Est-ce de l’idéalisme ?

Non, car l’idéalisme chrétien sécularisé c’est la bienveillance dans les mots et la malveillance dans les actes. Il y a quelques semaines, le député européen Philippe Lamberts a joliment « mouché » Macron en lui montrant qu’il clamait en mots les valeurs « Liberté, Egalité, Fraternité », mais que dans ses actes gouvernementaux il bafouait ces trois valeurs. À la religion idéaliste qui sépare les mots et les actes, nous devrions substituer la sacralité politique qui les réunit. Ne confondons pas le religieux et le sacré. 

Vous préconisez de parler dorénavant de « dividu » plutôt que d’individu. Pouvez-vous expliquer ? 

J’emprunte ce terme à Günther Anders. Nous devrions être des individus, c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas divisées, coupées du social. Malheureusement, la société industrielle nous a divisés-coupés du social et de la nature. Nous sommes donc des dividus, des atomes. Pour sortir de cette atomisation, il nous faudrait retrouver le grand principe du cercle créateur : les individus font la société, et la société fait les individus. Nous sommes des êtres parlants, la langue est la preuve même que c’est la société parlante qui forme l’individu parlant. En retour, celui-ci, en parlant, fait la vie de la langue. 

Vous sentez-vous proche de la décroissance ? 

Je suis un peu gêné par le terme de décroissance parce qu’il semble refléter la même optique quantitative que la croissance, en se contentant de remplacer le plus par le moins. Par contre, j’approuve les pratiques qui sont derrière le mot : elles sont clairement qualitatives, elles mettent du mieux dans la vie des gens, elles tendent à réenchanter le rapport homme-monde, comme on le voit dans les relations que les zadistes de Notre-Dame-des-Landes nouent avec le bocage et avec les animaux. Nous ne survivrons pas si nous ne resacralisons pas le monde. Comme le suggère Merleau-Ponty, le monde est notre autre corps, en plus de notre corps personnel, et nos deux corps sont en relation d’entre-tissage.

Propos recueillis en mars 2018 par Bernard Legros. 

INTERVIEW DE NICOLAS ULLENS (1.2/4): LES RAMIFICATIONS RUSSES EN BELGIQUE (PARTIE 2)

Nicolas Ullens, ancien agent de la Sûreté de l’État, après avoir dénoncé la corruption massive de certains hommes politiques belges en septembre 2019 , avec comme personnage principal Didier Reynders, approfondit avec nous certaines problématiques (en 4 épisodes). Dans cette deuxième partie, suite à la première interview qu’il nous a accordée (https://youtu.be/vSMbR0LP3tY), Nicolas Ullens s’arrête sur la pénétration de la mafia russe dans les politiques belges, et leurs implications. Ce témoignage, même si on peut ne pas être d’accord avec toutes les analyses géopolitiques exprimées (comme les responsabilités dans l’affaire « Skripal »), est des plus intéressants, car il aide, dans tous les cas, à penser le fonctionnement de nos pays à l’aune de l’influence étrangère et des implications mafieuses. Kairos, journal bimestriel et site d’information, ne peut réaliser son travail d’investigation et de réflexion que parce que des lecteurs décident de le soutenir. Aidez-nous à continuer: http://www.kairospresse.be/abonnement

INTERVIEW DE NICOLAS ULLENS (1.2/4): LES RAMIFICATIONS RUSSES EN BELGIQUE (PARTIE 2)

Nicolas Ullens, ancien agent de la Sûreté de l’État, après avoir dénoncé la corruption massive de certains hommes politiques belges en septembre 2019 , avec comme personnage principal Didier Reynders, approfondit avec nous certaines problématiques (en 4 épisodes). Dans cette deuxième partie, suite à la première interview qu’il nous a accordée (https://youtu.be/vSMbR0LP3tY), Nicolas Ullens s’arrête sur la pénétration de la mafia russe dans les politiques belges, et leurs implications. Ce témoignage, même si on peut ne pas être d’accord avec toutes les analyses géopolitiques exprimées (comme les responsabilités dans l’affaire « Skripal »), est des plus intéressants, car il aide, dans tous les cas, à penser le fonctionnement de nos pays à l’aune de l’influence étrangère et des implications mafieuses. Kairos, journal bimestriel et site d’information, ne peut réaliser son travail d’investigation et de réflexion que parce que des lecteurs décident de le soutenir. Aidez-nous à continuer: https://www.kairospresse.be/abonnement

IMPÉRIALISME CONTRE EMPIRE (2)

(1)

L’opposition entre la majorité du Parti républicain et les Démocrates repose sur l’antagonisme de deux visions stratégiques, tant au niveau économique que militaire. Ces deux aspects sont intimement liés. La réforme fiscale, le « Border Adjustment Tax », destinée à promouvoir une relance économique, grâce à une politique protectionniste, a été rejetée par les Chambres US en décembre 2017. L’objectif de réindustrialiser le pays a été défait par le vote du parti démocrate. 

Pour la présidence Trump, le rétablissement de la compétitivité US est prioritaire. La question militaire se pose en termes de soutien d’une politique économique protectionniste. Elle consiste à développer des conflits locaux, destinés à freiner le développement des nations concurrentes, et à saborder des projets globaux opposés à l’économie US, tel, par exemple, celui de la nouvelle Route de la soie, une série de « corridors » ferroviaires et maritimes devant relier la Chine à l’Europe en y associant la Russie. Les niveaux, économique et militaire, sont étroitement liés, mais distincts. La finalité économique n’est pas confondue avec les moyens militaires mis en œuvre. 

La distinction, entre objectifs et moyens, n’apparaît pas dans la démarche des Démocrates. Ici, les moments stratégiques et tactiques sont confondus. L’écrasement de ces deux aspects est caractéristique du schéma de la « guerre absolue », d’une guerre débarrassée de tout contrôle politique et qui n’obéit plus qu’à ses propres lois, celles de la « montée aux extrêmes ».

UNE NOUVELLE POLITIQUE DE DÉFENSE 

L’opposition stratégique entre Républicains et Démocrates permet de lire les dernières interventions militaires des USA, la nuit du 13 au 14 avril en Syrie. Les frappes ont visé des positions sans valeur militaire. Les 3/4 des missiles ont été interceptés par la seule armée syrienne. L’opération avait avant tout un objectif de politique intérieure. Elle était destinée à montrer au parti de la guerre, les faiblesses militaires US actuelles et justifier un futur désengagement. Il s’agit de faire accepter qu’une politique d’affrontement avec la Russie nécessite une recomposition du tissu militaire et industriel US, donc une rupture avec la politique suivie pendant un quart de siècle, durant lequel les USA étaient la seule super-puissance. Tout acte de guerre pouvait alors être lu comme une opération de police interne à l’Empire étasunien. 

C’est en rupture avec la vision stratégique impériale que, le 19 janvier 2018, le Secrétaire de la Défense, James Mattis, a dévoilé la nouvelle politique de défense. Elle repose explicitement sur la possibilité d’un affrontement militaire direct entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Pour lui, il s’agit d’un bouleversement par rapport à la stratégie en vigueur depuis plus de 20 ans, celle de la « guerre contre le terrorisme ». Il a précisé : « C’est la concurrence entre les grandes puissances – et non le terrorisme – qui est maintenant le principal objectif de la sécurité nationale américaine(2). »

La fonction de police était centrale dans la structure impériale, car les USA ne faisaient pas face à des États ennemis, mais à des « États voyous ». La guerre se réduisait à une simple opération de maintien de l’ordre. Le rapport politique constitutif de l’Empire était asymétrique. La superpuissance étasunienne n’était alors confrontée qu’à des « États faillis » ou des groupes « terroristes ».

DE LA « GUERRE CONTRE LE TERRORISME » À LA « GUERRE ABSOLUE » 

La nouvelle stratégie de défense opère une rupture avec cette politique, en reconnaissant l’existence d’États souverains qui entrent en rivalité, au niveau militaire, politique et économique, avec la puissance US. Alors que la « lutte antiterroriste » abolit la différence entre ennemi et criminel, la notion d’ennemi reprend ici tout son sens. 

Le scénario n’est plus celui des guerres limitées de l’ère Bush ou Obama, mais bien celui de la « guerre totale », comme en 40–45, un conflit qui entraîne une mobilisation complète des ressources du pays. La guerre totale, de par l’existence de l’arme nucléaire, peut acquérir une nouvelle dimension. Elle rejoint la notion, développée par Clausewitz, de « guerre absolue », une guerre conforme à son concept : la volonté abstraite de détruire l’ennemi, tandis que la guerre réelle est la lutte concrète et l’utilisation nécessairement limitée de la violence. 

Clausewitz opposait ces deux notions, car la « montée aux extrêmes », caractéristique de la guerre absolue, ne pouvait être qu’une idée abstraite servant de référence pour évaluer les guerres concrètes. Actuellement, à travers la possible utilisation de l’arme nucléaire, la « guerre réelle » devient conforme à son concept. La « guerre absolue » n’est plus simplement une abstraction, une « chose de pensée ». Elle devient une possibilité effective et acquiert le statut d’une « abstraction réelle. »

Pour Clausewitz, la guerre était « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais, dans la guerre absolue, le rapport guerre-politique se renverse. La guerre n’est plus la forme la plus haute de la politique. En devenant guerre absolue, elle ne se soumet plus qu’à sa propre logique, elle « n’obéit qu’à sa propre grammaire », celle de la montée aux extrêmes. Ainsi, une fois déclenchée, la guerre nucléaire échappe au cran d’arrêt de la décision politique. 

« GUERRE ABSOLUE » COMME CHOIX STRATÉGIQUE ? 

La menace d’une guerre absolue est au cœur de la politique étrangère et des opérations militaires des États-Unis. Contrairement à la plupart des actions US, l’évaluation du danger est permanente du côté de la Russie. Elle engendre une retenue qui pourrait faire penser à de l’indécision par rapport aux actions étasuniennes sur le territoire syrien. La difficulté de la position russe ne provient pas tant de ses divisions internes, du rapport de forces entre les tendances mondialiste et nationaliste au sein de ce pays, que des divisions interétasuniennes, balançant entre guerre économique et guerre nucléaire. Les rapports de forces internes aux USA sont particulièrement instables, ce qui laisse une marge d’incertitude importante dans l’évaluation de leur politique. 

Cependant, menaces militaires et nouvelles négociations économiques sont bien deux aspects de la nouvelle « politique de défense » US. E. Colby, assistant du Secrétaire de la Défense a affirmé que « c’est une démarche stratégique de reconnaître la réalité de la compétition et l’importance du fait que « les bonnes clôtures font les bons voisins ». »

Cette politique, prônant un retrait face à la mondialisation du capital et le rétablissement de frontières, contrarie frontalement la vision impériale US qui s’oppose à l’existence d’hégémonies régionales. Selon le Washington Post, exprimant la position du parti démocrate, l’existence d’un monde multipolaire, échappant à la Pax Americana, conduirait à une « future guerre mondiale. »

Jean-Claude Paye

Notes et références
  1. Suite du texte paru dans le Kairos d’avril-mai 2018.
  2. Summary of the National Defense Strategy of The United State of America.

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