VIVRE !

- SOUS LES AUSPICES DE MICHEL DE MONTAIGNE -

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Lequel écrivait, dans ses essais, « Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre ». C’est là, semble-t-il, chose aujourd’hui bien problématique. Ce commencement de siècle, où, jusqu’il y a peu, régnaient en maître la frivolité et l’insouciance a vu se développer la négation de ce qui, pendant des siècles, avait été vu et accepté comme étant parfaitement lié à notre humaine condition : notre même inéluctable finitude. Tout ce qui advient dans le vivant est appelé à la disparition. Des insectes ne vivent que quelques jours à peine, on a vu des tortues géantes traverser les siècles. Quant à nous, si, en moyenne, nous mourons aujourd’hui aux environs de nos quatre-vingts ans, le Seigneur de Montaigne se trouvait vieux dans sa cinquantaine alors qu’autour de lui, dans les campagnes et dans Bordeaux, les gens, pour la plupart, ne passaient pas la quarantaine ; quand ils avaient de la chance. Maintenant, l’arrivée inopinée de ce désormais célèbre virus – on en a eu d’autres, par le passé, qui n’ont pas eu droit à autant de sollicitude – a vu revenir la grande question qu’on avait occultée et la panique s’est emparée des multitudes partout sur la planète. Quoi ? Nous allons mourir ? Mais ce n’est pas possible ! Que nous arrive-t-il, Seigneur ? La mort !

Et pourtant. Nous avons toutes et tous perdu des grands-parents, des parents, des frères et des sœurs, des enfants, parfois ; et des amis, qui s’en sont allés terrassés par un cœur défaillant, un cancer – du poumon, du foie, de l’estomac, de la peau, du cerveau l’accident d’automobile, la chute de cheval, que sais-je ; il y a tant et tant de façons de mourir. Et celle-ci, pour inattendue et originale qu’elle soit, fait seulement partie de toutes les autres façons. Et, n’oublions pas les centaines de milliers de nos semblables, hommes, femmes et enfants, lointains, si lointains qu’on en oublie leur existence, qui meurent de faim, de misère et d’abandon. Mourir est une habitude dont nous ne sommes pas près de changer. Que l’on en finisse avec la cigarette ou non, que l’on change de régime alimentaire ou que l’on quitte tel pays pour un autre ; partout, toujours et à jamais, la mort est notre indéfectible et fidèle compagne. Mais toujours, elle est lointaine à l’esprit qui a d’autres choses à faire. Lointaine des occupations de tous les jours, de nos amours, de nos amitiés, de nos enfants, de nos soucis d’argent et autres problèmes mesquins ou importants qu’il nous faut affronter gaillardement, en riant, en chantant ; ou en pleurant. Cependant, l’ami Montaigne nous dit encore et nous prévient : « Rien n’imprime si vivement quelque chose à notre souvenance que le désir de l’oublier ». Et donc, quoi que nous fassions de cette compagne pour nous distraire de sa réalité, qui est là depuis les tout premiers moments de notre conception, rien n’y fait ; jamais elle ne nous abandonnera. Y penser, oui, parfois, par instant, en souriant même, peut-être, pourquoi pas ; mais ne pas penser qu’à elle, ne pas faire en sorte qu’elle ne nuise et n’encombre par trop la vie que nous avons, de toute façon, à mener. Jusqu’à son terme.

Et donc, envers et contre tout, oui ! Vivre ! Revenons-en à Montaigne, « Si la vie n’est que passage, sur ce passage au moins semons des fleurs ». Fleurs, mots, gestes, pensées, rêves de toutes sortes. Nos vies ne peuvent ni ne doivent être seulement ce que d’autres auront voulu qu’elles soient ; travail, famille, patrie et autres injonctions devant lesquels nous nous sommes inclinés depuis trop longtemps. La vie se doit d’être un jeu, une fête, un plaisir, du partage, des échanges, des sourires, du temps long et de la paresse passée à regarder les feuilles des arbres de la forêt danser sous le vent. La vie se doit d’être joyeuse, aimante, amoureuse, même ! Oui, parfaitement ! Amoureuse d’elle-même, se choyant et s’entourant de caresses, de mots tendres, de baisers.

On a vu, sur les réseaux sociaux – ils le sont devenus réellement, pratiquement, ces dernières semaines et c’est une excellente chose – des appels, des textes, des interpellations et des échanges de toutes sortes, par milliers, venant de partout, qui en appelaient à penser à l’après ; à ce qu’il serait beau et bon d’imaginer pour faire en sorte que germent partout des fleurs nouvelles, originales, jamais vues. Dans le même temps, et dans un beau désordre, nombreux furent celles et ceux qui s’adonnèrent à des jeux, des calembours ; là l’humour et la déraison s’en sont donné à cœur joie ; fustigeant tel ou tel responsable quand ce n’était pas la classe politique tout entière qui était la cible des sarcasmes et des caricatures. S’est manifestée, aussi, une colère largement répandue à l’endroit de décisions hasardeuses, de manquement à la parole donnée de la part de décideurs empêtrés dans leurs contradictions quand ce n’était pas leurs mensonges ; une dernière fois, revenons-en à Montaigne qui dit à ces gens « Je me fais plus d’injures en mentant que je n’en fais à celui à qui je mens » et qu’ils en prennent note, car, quand le péril se sera éloigné, la colère qui s’est exprimée dans le monde du virtuel pourrait prendre d’autres formes. La patience des gens a de ces limites qu’il vaut mieux prendre en compte au risque de voir naître partout une exaspération qu’aucune force de coercition ne pourra peut-être contenir.

Jean-Pierre L. Collignon

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