VISITE AUX « ASSISES DE L’ATTENTION », PARIS, 1er FÉVRIER 2020

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Qui aurait parié un kopek que l’attention, cette faculté humaine si naturelle, aurait fait l’objet d’un colloque spécifique en 2020 ? Pourtant, le 1er février, ce fut bien le cas à Paris, où les premières « Assises de l’attention » eurent lieu.

C’est l’inquiétude et la curiosité qui avaient motivé les organisateurs, un regroupement d’associations, tant envers la captation de notre attention par les géants du numérique (les GAFAM), devenue criante dans les sociétés industrialisées, qu’envers ses conséquences sanitaires, écologiques, éducatives et (non-)démocratiques. Les deux versants liés de l’attention ont été pris en compte : être capable de se concentrer et avoir des égards envers les autres et le monde en général. Parmi les anecdotes racontées, retenons celle-ci, tant elle est ahurissante : une infirmière des maternités rapportait que de plus en plus de femmes, juste après l’accouchement, lorsque leur bébé est déposé sur leur ventre, ont comme premier réflexe non de le toucher mais de le photographier et de poster immédiatement la photo sur les réseaux sociaux ! Elle expliquait ensuite l’importance des premiers moments, de chaque geste à apporter à l’enfant, des comportements qui semblent naturels mais qui le sont de moins en moins dans une société marquée par l’autonomie de la technique.

Pas loin de 300 participants, provisoirement déconnectés, se sont réunis le 1er février à La Bellevilloise, un ancien atelier reconverti en lieu culturel dans le 20ème arrondissement de Paris, pour écouter des spécialistes et des praticiens, puis échanger sur la question du jour : comment protéger notre attention face aux dangers des écrans ? Trois demandes politiques ont émergé de cette journée : la fin des écrans publicitaires dans les lieux publics, l’interdiction des écrans dans les crèches, les maternelles et au primaire, le lancement d’une campagne de prévention indépendante de tous conflits d’intérêts. Affaire à suivre…

En matinée, la première session de conférences concernait la question des enfants face aux écrans. Pour Sabine Duflo, psychologue et membre fondatrice du CoSE(1), le numérique induit une rupture entre l’enfant et son environnement naturel. Les troubles de l’attention, de l’acquisition du langage et du comportement sont en hausse, ainsi que les problèmes de santé mentale. Les relations d’attachement parents-enfants sont dégradées alors que les besoins spécifiques de ceux-ci sont en priorité la sécurité existentielle et la maîtrise du langage.

Jean-Philippe Lachaud, directeur de recherche en neurosciences à l’INSERM, affirme que l’attention est une plus-value de l’être humain. La crise qui la frappe était prévisible, car davantage de stimulations entraînent une division de l’attention et un zapping permanent pour ne rater aucune opportunité, pour diminuer l’anxiété de perdre des informations. Les écrans viennent également perturber les mécanismes intentionnels. Le smartphone est devenu un organe sensoriel et un sens additionnel stimulant le circuit de la récompense et sa pompe à dopamine. Il fait disparaître le corps, bientôt réduit à deux doigts, et atrophie le sens de l’espace. Allant dans le sens de l’hédonisme cher aux postmodernes, le chercheur note que « sans attention, il n’y a pas de plaisir ».

L’enseignante Karine Mauvilly est revenue sur son concept de cyberminimalisme, dans la foulée de son dernier ouvrage (Seuil, 2019). Dans sa démarche pragmatique, à défaut de sortir du numérique, il s’agit de réduire au maximum le temps passé devant les écrans et de choisir les moins mauvaises solutions que le marché nous offre, entre autres celles qui protègent au mieux nos données personnelles.

Janine Busson et le Québécois Jacques Brodeur, pionniers du

« Défi sans écran », appellent à reprendre collectivement le pouvoir sur la technologie, à « dompter l’animal numérique chronophage ». Ayons toutefois conscience que l’adversaire en face est un professionnel de la captologie qui crée de nouveaux symptômes comme le fear of missing out (FOMO), la peur de manquer un événement important. Ils accusent l’École d’ignorer la prévention afin de ne pas entraver la marche de la numérisation. Ainsi, on remarque des cas d’enfants de maternelle qui dorment avec leur smartphone, abandonnés par des aînés « dérégulés dans leur fonction parentale ». Pour terminer, Brodeur a récusé ce stupide cliché selon lequel « il faut vivre avec son temps ». Enfin ! La matinée fut clôturée par une table ronde avec des représentants des associations Alerte(2), Les Chevaliers du Web(3), CoSE, Joue, pense, parle(4) et Lâche ton écran(5).

L’après-midi s’ouvrait par une table ronde avec Cédric Biagini, Yves Citton et Célia Zolynski. Le premier(6) nous a gratifiés d’un exposé à coloration politique. La destruction de l’attention est le fondement d’un nouveau modèle économique piloté par les GAFAM, à la fois complices et concurrents entre eux. Le design, les interfaces et les notifications améliorent les performances de la captologie, les algorithmes accompagnent nos vies sans que nous ayons besoin d’être munis d’une puce sous-cutanée puisqu’un smartphone suffit. Les GAFAM cherchent à optimiser, rationaliser et intensifier nos existences par les technologies de l’information et de la communication (TIC), proposent de nouvelles manières d’être au monde et de nouveaux agencements sociaux dans la recherche de sensations et d’expériences.

Le deuxième, professeur de littérature et médias à l’Université Paris 8, était à notre sens l’invité-mauvaise surprise, au vu de son discours ambigu qui n’est certainement pas étranger à son appartenance au mouvement accélérationniste(7). S’il reconnaît que l’attention est un bien commun, c’est pour aussitôt remarquer a contrario le rôle positif de la distraction, par exemple dans le cas d’une propagande politique haineuse, et glorifier l’individualisation qui devrait être prise en compte dans l’environnement scolaire.

La troisième est professeure de droit à la Sorbonne. Elle déplore que les GAFAM soient devenus aujourd’hui les seuls gardiens de notre attention. Allons plus loin : ils ne devraient « garder » notre attention d’aucune manière parce qu’ils ne devraient tout simplement pas exister dans un monde décent et réellement démocratique !

La journée s’est terminée par une dernière table ronde, plus politique, rassemblant les associations : D.Connexion(s), Écran total, Lève les yeux(8), Résistance à l’agression publicitaire et Technologos(9). Des démarches différentes mais néanmoins complémentaires. Suivait un débat sur réformisme ou radicalisme, ce dernier pouvant être l’apanage du collectif Écran total qui, par exemple, communique par lettres postales par souci de cohérence avec leurs analyses. Ce collectif réunit des gens de métiers divers qui luttent contre la numérisation dans leur travail et dans leur vie. Ils se subdivisent notamment en actions ciblées telles L’Appel de Beauchastel pour le refus de l’usage des outils numériques dans les écoles.

Ces Assises de l’attention ont eu le mérite de rassembler des personnes d’horizons politiques et professionnels divers et éloignés mais pouvant s’unir sur des objectifs précis et concrets. Félicitations aux organisateurs pour cette réussite.

Robin Delobel et Bernard Legros

Notes et références
  1. Collectif surexposition écrans, www.surexposition.org.
  2. alertecran.org
  3. chevaliersduweb.fr
  4. jouepenseparle.wordpress.com
  5. lachetonecranasso.fr
  6. Directeur des éditions L’Échappée et auteur, entre autres, de L’emprise numérique. Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies (2012).
  7. Mouvement philosophique porté sur les fonts baptismaux en 2013 par deux universitaires britanniques de gauche, Alex Williams et Nick Srnicek. En recyclant la dialectique hégélienne, l’idée est de dépasser le capitalisme en exacerbant la technoscience, en la poussant jusqu’à sa logique ultime. L’accélérationnisme a essaimé en France avec Yves Citton et en Belgique avec Laurent de Sutter.
  8. levelesyeux.com
  9. technologos.fr

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