Tous sur le même bateau

Illustré par :

« …l’état de la planète est un problème et c’est le problème de tous.
Nous y avons tous contribué à des degrés différents et il nous entraîne tous dans la même chute.(1) »

Sandrine Aumercier

Poursuivons notre critique des lieux communs de la pensée écologiste avec celui-ci : dans ce monde en décomposition, nous ne serions pas « tous sur le même bateau », pour deux raisons. Primo, parce que les responsabilités sont historiquement différenciées, eu égard au Nord, premier émetteur des gaz à effet de serre, par rapport au Sud global qui, bien qu’innocent, paie aujourd’hui l’addition au prix fort. Secundo, parce que les capacités de résilience seraient-elles aussi différentes, le Nord possédant les moyens financiers et matériels de combattre les fléaux, mais pas le Sud. Et pourtant… Dans l’éditorial de Kairos n°43, j’avais déjà avancé l’idée que l’ardoise climatique est partagée de plus en plus « équitablement » entre le centre et la périphérie(2), en prenant l’exemple de l’Australie avec ses méga-feux qui ont provoqué, entre autres, l’empoisonnement de l’air pour tous les habitants de Sydney et de Canberra. Autre exemple en Californie : lors des incendies de 2017, il s’en était fallu de peu que le Getty Museum et le domaine Bel-Air du milliardaire Rupert Murdoch ne partent en fumée. Hasard ou maîtrise ? Tout le monde sait que le réchauffement climatique se moque de la justice sociale et frappe selon une logique étrangère aux sociétés humaines. Il est indiscutable que les premiers pays capitalistes (l’Angleterre, puis le continent, suivi de l’Amérique du Nord) ont une totale responsabilité dans l’affaire, et loin de moi l’idée de les dédouaner : ils doivent payer leur dette climatique. Il est par la suite tentant de franchir un autre pas conceptuel, cependant plus difficile à fonder. Les pays riches, non seulement responsables des désastres écologiques globaux, en seraient également préservés grâce à leurs ressources financières, économiques et technologiques. Et si pas totalement préservés, en tout cas capables d’y faire face efficacement. Cette idée s’entend fréquemment dans la gauche, ou encore chez l’historien Jean-Baptiste Fressoz et le journaliste David Wallace-Wells. Est-ce bien certain ? Les exemples australien et californien, ainsi que la récente pandémie de coronavirus sont là pour l’infirmer : parmi les quatre pays qui ont été les plus infectés, trois font partie du G20, l’Italie, la France et les États-Unis, suivis par la Belgique et l’Espagne, autres nations développées dans une Europe qui fut le continent plus touché dans un premier temps. Les autorités politiques de ces États riches et modernes n’ont pas su prévenir la pandémie, et leurs systèmes sanitaires(3) ont eu toutes les peines du monde à l’endiguer(4). Durement affectés par les effets du « climat de destruction massive » (méga-feux, tornades), les États-Unis se retrouveraient dans la double contrainte de devoir apurer leur dette pour le bien-être des autres nations et de sauver les meubles chez soi, une situation a priori inextricable, un double front impossible à tenir(5). S’il leur faut établir une priorité, qui peut croire que ce sera le remboursement de leur dette climatique ? Responsabilité et puissance ne vont plus nécessairement de pair. Sur un plan logique, on ne voit pas pourquoi la dimension diachronique – la responsabilité historique de l’Occident – devrait coïncider avec la dimension synchronique – les capacités inégales des pays d’affronter les catastrophes.

UN CAPITALISME HYPER-RÉSILIENT ?

Méthodologiquement, la pensée marxiste s’est évertuée à tracer partout une ligne de démarcation entre ceux qui souffrent et ceux qui profitent(6), avec en toile de fond une fascination, largement inconsciente, pour les performances de l’adversaire capitaliste(7). La prospérité pour les bourgeois et l’adversité pour les prolétaires : si ce constat fut exact au XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, continuer à le soutenir peut le réifier jusqu’à l’aveuglement. Rappelons qu’avec l’arrivée de la société de consommation de masse dans les années 1950, les travailleurs ont profité du bien-être à leur tour(8). Beaucoup d’observateurs prêtent au capitalisme des facultés de résilience infinies : le pic des énergies fossiles et des minerais, le rendement décroissant des terres agricoles, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, la biodiversité qui s’écroule, les pollutions globales, sans oublier les dérèglements climatiques, rien de tout cela ne serait en mesure d’écorner significativement et définitivement sa puissance. Même dans un monde post-apocalyptique, il survivrait. Introduisons ici une distinction entre l’esprit du capitalisme et le système capitaliste globalisé. Si celui-là peut perdurer dans la conscience collective pendant un certain temps(9), celui-ci est dépendant d’une telle interconnexion de sous-systèmes techniques, économiques et financiers qu’un déséquilibre un peu durable peut induire de graves dysfonctionnements. Il suffit de constater l’impact du coronavirus sur l’activité économique mondiale et sur les bourses, quelle qu’ait été sa létalité réelle (entre 0,3 et 1,5% des individus infectés). La persistance d’un ethos capitaliste dans les replis de l’effondrement et la mondialisation néolibérale telle que nous la connaissons depuis 4 décennies, ce n’est pas la même chose. Je serais personnellement déjà heureux de voir celle-ci se casser la figure, quitte à ce que celui-là lui survive encore quelque temps. On peut toujours souhaiter une table rase, mais cela ne se passera pas ainsi dans la réalité. Le géographe marxiste Andreas Malm n’échappe pas à la confusion. Dans son ouvrage L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, il indique que « le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen des substrats matériels(10) ». Cela appelle deux remarques. Primo, ce n’est pas parce qu’un organisme vivant ou un système est gourmand ou inapaisable par nature qu’il est assuré d’avoir toujours quelque chose à se mettre sous la dent ; que l’on me permette cette analogie : il arrive de plus en plus souvent que les ours blancs meurent de faim. Secundo, pour que cette appropriation ait lieu dans des conditions de rentabilité suffisante, toute une chaîne de production et de consommation doit correctement fonctionner pendant un certain laps de temps, généralement long. Jusqu’à présent, cette chaîne a assez bien tenu dans la durée, malgré des soubresauts (1929, 1939–45, 1973, 1979, 2008). Mais rien ne dit qu’il en ira ainsi après celui de 2020. Que nous réserve-t-il ? Relisons Günther Anders : « [Car] aujourd’hui aussi, il est nécessaire d’empêcher qu’on ne se méprenne sur le fait que la catastrophe n’a toujours pas eu lieu et qu’on y voit une preuve établissant son impossibilité réelle, qu’on prenne le pas encore pour un jamais(11) ». A posteriori, la pandémie de Covid-19 lui donne raison. Jusqu’en février, qui aurait pu l’imaginer fondre sur nous, Européens ? Même pas moi le féru de catastrophisme éclairé qui redoutais plutôt un accident nucléaire au vu de la vétusté des réacteurs de Tihange 2 et Doel 3(12).

L’ANTHROPOCÈNE, UN MODÈLE VALABLE

Je voudrais également défendre le concept d’anthropocène. Si celui-ci a été inventé (en 2000) par un technocrate partisan de la géo-ingénierie, le chimiste Paul Crutzen – donc un individu qui ne suscite pas a priori ma sympathie –, il n’empêche que sa portée explicative est convaincante. « L’anthropocène manifeste bien des capacités qui nous appartiennent en tant que genre et espèce(13) », objecte Dominique Bourg à ceux qui resserrent le concept en « capitalocène » pour stigmatiser un système en particulier responsable de cette dérive, et qui oublient que l’Homme a toujours exploité plus ou moins agressivement la nature pour garder son avantage adaptatif sur les autres espèces. « Tout ce que le genre humain entreprend pour améliorer sa condition consiste dans une large mesure à contrarier l’ordre de la nature », observait déjà John Stuart Mill au XIXe siècle. Par exemple, la mégafaune de la préhistoire – avec le célèbre mammouth laineux – n’a pas été exterminée par des capitalistes, mais par les lointaines générations d’homo sapiens. De même, le territoire de l’actuel Liban était, dans l’Antiquité, couvert de cèdres que les Phéniciens ont coupés en masse pour construire leur flotte navale. L’Homo Sapiens semble bien être un prédateur par nature, quel que soit le cadre politique et institutionnel de sa communauté ou société, bien que certaines cultures soient parvenues à juguler plus ou moins efficacement cette inclination à la prédation. Le capitalisme n’aurait fait que renforcer et formaliser cette nature dans un système technique, économique et idéologique adapté à ses intérêts propres, dominant depuis plus de deux siècles. En retour, ce système a conforté la tendance prédatrice en lui donnant une légitimité par le truchement de l’économie (surtout libre-échangiste) et du droit (surtout concernant les titres de propriété).

LE TITANIC GLOBAL

Nous sommes bel et bien tous sur le même bateau, une réplique du Titanic qui a heurté l’iceberg en 1972, au moment du rapport Meadows du Club de Rome, et qui n’en finit pas de sombrer. Reconnaître cela n’est évidemment pas à comprendre comme un appel à s’identifier à l’hyper-classe et à fraterniser avec elle, car elle fera tout pour s’arroger les canots de sauvetage. Au contraire, il s’agira de les lui ravir, sans les partager ! Les hyper-riches sociopathes s’organisent déjà pour se les réserver, par exemple en achetant d’immenses propriétés dans certaines régions du globe géographiquement bien situées comme le Chili, la Patagonie, Hawaï et la Nouvelle-Zélande, où ils croient pouvoir se mettre à l’abri pour longtemps. Patri Friedman pense, lui, bâtir des îles artificielles pour lui et ses copains libertariens. Certains imaginent même (et craignent) que les oligarques parviendront à s’établir sur une autre planète ou satellite du système solaire terraformés, laissant les masses à leur triste sort sur une Terre ravagée(14). Mais avec quel argent et surtout quelles ressources matérielles ? Avec quelle main‑d’œuvre, formée dans quelles universités financées par quelles institutions ? Dans quel délai ? Quel système industriel, sur une planète surchauffée et délabrée, avec une économie en effondrement, serait capable de produire les vaisseaux spatiaux ? Nous avons trop regardé les films de James Bond, où les méchants disposent toujours, comme par magie, d’incroyables ressources techniques ! Quand bien même certains oligarques réussiraient-ils à survivre dans des colonies de l’espace(15), qui parmi vous, chers lecteurs, voudrait faire partie de l’expédition pour les servir ? Pas moi, en tout cas ! Certains comprenant que le repli dans les meilleurs coins de la Terre ou du cosmos est aléatoire, misent alors sur le dépassement de la condition humaine mortelle au plus vite pour s’adapter au nouvel état produit par l’anthropocène : « Nul doute que le Titanic sur lequel nous sommes tous embarqués commence à prendre l’eau de toute part. Le bateau de l’humanité s’enfonce lentement, mais, aux étages supérieurs où logent les pléonexes, l’orchestre continue de jouer. Ils ont donné pour mission à ceux qui le pilotent de pousser à fond les machines, au risque d’une surchauffe fatale, pour qu’ils atteignent enfin la zone où – grâce aux moyens considérablement amassés – ils pourront tout monnayer pour s’échapper vers le radeau de sauvetage qui doit les emporter vers un nouveau monde, celui de la surhumanité(16) ». Le transhumanisme leur sera réservé, malgré les suppliques naïves de ceux des leurs qui voudraient le démocratiser (dans le monde anglosaxon, James Hughes et David Pearce, en Europe, les Français Miroslav Radman et Marc Roux, les Belges Didier Cœurnelle et Corentin de Salle). Mais à nouveau, parviendront-ils, après une phase transhumaniste, à atteindre le posthumanisme avant que la biosphère, la sociosphère et la technosphère ne décrochent complètement ? On peut en douter. Le destin humain aura la Terre pour cadre. Et celle-ci ne sera bientôt plus du tout belle à voir, que l’on ait des yeux de pauvres ou de riches.

Bernard Legros

Notes et références
  1. Sandrine Aumercier, Tous écoresponsables ? Capitalisme vert et responsabilité inconsciente, Libre et solidaire, 2019, p.37.
  2. Selon la classification d’Immanuel Wallerstein, le centre représente les pays riches et industrialisés, et la périphérie, les pays pauvres ou en voie de développement. On peut aujourd’hui inclure la Chine dans la première catégorie, l’Inde la talonnant.
  3. Système certes définancé depuis des années.
  4. Pandémie qui aura fait des victimes dans toutes les classes sociales, comme Philippe Bodson, homme d’affaires belge mort en avril 2020. Les riches aussi sont mortels, l’avions-nous oublié ?
  5. Jean-Michel Valantin, L’aigle, le dragon et la crise planétaire, Seuil, 2020, pp.141–191.
  6. Cette idée marxiste a irrigué toute la gauche, et même au-delà, si bien que presque tous les opposants au système y recourent, ne fût-ce qu’inconsciemment.
  7. L’affaire est ancienne et remonte au moins à Lénine, qui avait les yeux de Chimène pour l’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor.
  8. Oui, mais pas à la même échelle, et sans que cela ait changé quoi que ce soit au principe de l’exploitation du travail, rétorqueront mes amis marxistes.
  9. Notamment dans des formes barbares telles que montrées dans les différentes versions de Mad Max.
  10. Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017, p. 137.
  11. Günther Anders, Le temps de la fin, L’Herne, 2007, p.111.
  12. Cependant, l’un n’empêche pas l’autre.
  13. Dominique Bourg, Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018, p.21.
  14. Thème exploité dans les films Avatar de James Cameron (2009) et Interstellar de Christopher Nolan (2014).
  15. Un projet d’Elon Musk, qui déclarait benoîtement face à la catastrophe globale : « La technologie réglera tout ça. Si la Terre meurt, nous vivrons dans des vaisseaux spatiaux, voilà tout. Nous aurons des imprimantes 3D pour imprimer notre nourriture. Il nous suffira de réarranger les atomes pour créer de l’eau ou de l’oxygène ». Cité in David Wallace-Wells, La Terre inhabitable. Vivre avec 4°C de plus, Robert Laffont, 2019, p. 248.
  16. Dany-Robert Dufour, Il était une fois le dernier homme…, Denoël, 2012, p. 192. La pléonexie est la volonté d’avoir toujours plus, assimilable au péché capital d’avarice.

 

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