REFUS DE PARVENIR !

Illustré par :

Kairos 43

Le refus de parvenir est une vieille idée anarchiste. C’est surtout une idée absolument moderne, ancrée dans la critique contemporaine de la consommation capitaliste, du productivisme, et comme un condensé d’objection de croissance, d’émancipation et de libération tous azimuts des êtres vivants. Par-dessus le marché, le refus de parvenir est une éthique politique à part entière.

Rien ne semble plus facile, au fond, que de refuser de parvenir dans une société dominée par un système fondé sur la hiérarchie, le consumérisme, l’exploitation de la nature, la servitude volontaire, et ainsi de suite. Il suffit pour cela, simplement, de s’extraire du rouleau oppresseur, ne rien faire pour sauver ce système qui nous broie, et nous affranchir des pseudo-consolations qu’il nous offre en échange de notre soumission.

Mais cette posture de refus intégral de tout peut cependant se transformer en une sorte de sentiment de supériorité sur les autres, abrutis par le système, aliénés par ses médias, soumis en tout à la domination qui fait le fond de la quasi-totalité des systèmes politiques, du néolibéralisme à toutes les variantes du léninisme. Qu’est-ce donc alors qui distingue le refus de parvenir anarchiste de la tour d’ivoire de l’individu qui se croit supérieur ? Comment ne pas céder à la tentation de s’abstraire du monde, ce qui, convenons-en, est toujours très attirant ?

REFUSER N’EST PAS DEVENIR PASSIF !

Le refus de parvenir anarchiste ne consiste pas à rester passif face aux désordres du monde et à la politique de domination. Refuser de parvenir dans ce monde implique de prendre en main beaucoup des éléments de notre vie dans des domaines que le système a pourtant déjà organisés pour nous.

Parvenir signifie, sous le capitalisme, avoir accès à des facilités que peuvent s’offrir les « parvenus » : vacances à l’autre bout du monde ; nourriture (biologique pourquoi pas) déjà préparée par d’autres, conditionnée et prête à l’emploi pour ne pas perdre de son précieux temps dans des tâches subalternes (le temps du parvenu est bien plus précieux que celui des sous-fifres qui travaillent pour lui) ; accès à des produits de luxe ; possibilité de pallier par la consommation toutes les humiliations subies au travail (notamment) et dans la vie sociale (car parvenir a un prix, il ne faut pas l’oublier, par exemple dans les médiocres contraintes que le parvenu accepte sur son lieu de travail et qui se traduisent par cette idée qu’il faut bien en passer par là, que c’est la vie, la société qui est comme ça, et autres balivernes dont le seul objet est de pousser les individus à l’acceptation de leur sort).

Le refus de parvenir implique une vision inverse du monde, qui se traduit par une vie très différente de celle que le système propose et impose. On ne peut pas refuser de parvenir et « profiter » de toutes les facilités du système, ou alors le refus de parvenir n’est qu’un discours creux et détaché du réel. Refuser de parvenir, c’est refuser les biens de consommation frelatés (par exemple fabriqués au bout du monde) qui s’offrent à nous à chaque instant dans les grandes villes et les centres commerciaux, refuser les vacances de luxe aux Canaries ou ailleurs, les week-ends en avion pour changer d’air, refuser de gravir les échelons de la boîte pour s’assurer un meilleur salaire au prix d’une domination de celles et ceux qui restent aux échelons inférieurs.

LES REFUSANT·E·S NE SONT SURTOUT PAS DES SAINT·E·S !

Le refus de parvenir n’est pas un chemin de sanctification. Cela n’a rien à voir avec le saint de type chrétien ou « gandhien ». D’ailleurs, Gandhi lui-même s’énervait à l’idée qu’on dise de lui qu’il était un saint. Il répondait en effet, en toute logique, que s’il était un saint, alors personne ne pourrait en arriver à vivre des choix comme les siens, qui resteraient inaccessibles au commun des mortels. Et tout en mettant de côté les aspects extrêmement troubles de la personnalité de Gandhi, il est fondamental de bien mesurer à quel point vivre « comme Gandhi », en cultivant un lopin de terre, en fabriquant son propre tissu, en nettoyant ses latrines (« exploits » les plus souvent mis en évidence dans l’hagiographie gandhienne), n’a strictement rien d’extraordinaire. De nos jours, et dans un contexte très différent de celui de l’Inde de la première moitié du XXe siècle, l’image reste forte : refuser de parvenir, pour beaucoup d’entre nous, ce serait renoncer à tellement de facilités qu’il faut être une sorte de saint pour cela. Bizarre, non ? Qu’est-ce que cela cache ?

UN PEU DE COHÉRENCE !

Il y a, par exemple, de quoi être surpris par les leaders d’opinion, les intellectuels « reconnus » ou même ces « super-militants », ceux que nous mettons parfois nous-mêmes en « évidence » parce que nous voulons les « avoir » pour un meeting ou une revue, lorsque nous apprenons qu’ils se déplacent en avion, qu’ils ont un, voire deux, voire trois smartphones, et que, d’une manière générale, ils pensent vraiment que le mouvement a besoin d’eux, qu’ils sont indispensables et doivent par conséquent se déplacer çà et là pour porter la bonne parole, même si c’est en avion. Ils croient sans doute qu’ils sont les seuls à pouvoir exprimer ce que nous aurions, nous autres, du mal à dire à la tribune, peut-être ? Pourtant, leurs formulations convenues, celles que tout le monde attend et qui font leur succès en dernière analyse, ne font pas vraiment avancer les choses sur le plan politique. Pour une bonne raison : cela sonne faux quelque part.

On ne peut pas prêcher la décroissance, la consommation éthique voire le refus de la consommation, en estimant que, soi-même, on peut et même on devrait sortir du lot des « refusants », et qu’on a « droit » (?) à quelques petits égards, quelques facilités issues du monde que nous combattons, ce monde qui n’est pas le nôtre. Le refus de parvenir reste une voie cohérente à ce dilemme devant lequel le capitalisme a réussi à placer à peu près l’ensemble des individus : alors qu’il nous broie, le système nous contraint à le sauver par nos lâchetés quotidiennes, à commencer par notre participation aux « joies » de la consommation.

Ainsi, l’un des moyens les plus efficaces, pour le capitalisme, de nous insérer dans son filet de soumission-domination est le crédit, lequel nous attache à un futur déjà écrit, ce futur… capitaliste qui permettra de rembourser le prêt. Il n’est pas toujours aisé de nous en extraire(1), mais dans d’autres domaines de la vie quotidienne, il est facile de commencer, dès aujourd’hui, à vivre simplement pour que, tous, nous puissions simplement vivre.

Le refus de parvenir est un mode de faire de la politique en suivant une éthique cohérente, qui est en elle-même une politique de non-domination et de non-soumission. Tel est le point crucial et essentiel du refus de parvenir, qui lie profondément l’anarchie au refus de ce monde. Être « anarchiste » est une proclamation de foi difficile, dans un monde où, de toute façon, les rapports de domination sont omniprésents ; de même, se proclamer décroissant alors que l’autarcie de l’humanité par rapport à la planète par l’abolition totale de la surconsommation est un objectif bien lointain… En revanche, le refus de parvenir est une authentique pratique politique et éthique, un mode de vie quotidien, anarchiste et anti-productiviste, qui fait sens dès aujourd’hui dans le monde contemporain. À chacun d’entre nous d’inventer son propre refus de parvenir et de le relier aux autres refus, dans une offensive collective contre ce système mortifère. Le refus de parvenir, c’est l’anarchie en lutte.

Philippe Godard(2)

Notes et références
  1. Voir à ce propos le chapitre de L’Anarchie ou le chaos consacré à l’argent, et également celui sur la consommation, Éditions du Calicot, 2017.
  2. Philippe Godard est l’auteur de L’Anarchie ou le chaos, ouvrage paru en 2017 au Calicot et qui aborde un certain nombre des thèmes chers à l’objection de croissance, à l’anti-productivisme, au refus du progrès machinique.

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