« REFUGEES WELCOME » : PATRONS ET CLASSE MOYENNE BOURGEOISE MAIN DANS LA MAIN

Ayant activement accompagné la rhétorique guerrière, ou n’ayant passivement rien fait pour pourfendre la désinformation qui la nourrit (qui est, qu’on le veuille ou non, une forme d’acte guerrier aussi), les uns et les autres pourront désormais récolter les louanges que reçoivent habituellement les sauveurs(1) : « Refugees Welcome ». La bourgeoisie de gauche, celle de la manifestation post-Charlie du 11 janvier à Paris(2), comme celle des capitales européennes brandissant leurs pancartes accueillantes, ne cherche le plus souvent pas à éradiquer les vraies structures à l’origine des émigrations massives des pays dominés. 

De même qu’on ne pourrait considérer comme raisonnable le fait que tous les Maliens accueil-lent les Belges, une fois que la centrale de Tihange aura explosé, s’ils investissaient dans un même temps dans nos centrales nucléaires, on ne peut, sans faire des génuflexions qui demandent une souplesse intellectuelle particulière, se satisfaire de l’accueil béat des réfugiés des pays qu’on détruit. Ainsi, « la solution n’est pas d’« abattre les murs et de laisser entrer tout le monde », comme le scandent dans leur idéalisme simpliste les gentils « gauchistes » à la mode libérale. Non, la solution viable serait d’abattre le vrai mur: non pas celui érigé par les services de l’Immigration, mais le mur socio-économique. Autrement dit, de changer la société afin que les gens ne cherchent plus désespérément à fuir de chez eux »(3). Mais cela demande sans doute un peu plus d’effort que de scander « tous bienvenus », surtout quand on appartient à une classe moyenne qui ne pâtira nullement de l’arrivée massive de réfugiés, mais en tirera plutôt profit. Ainsi, « un sondage paru le 2 septembre 2015 a montré que plus on est pauvre et jeune, plus on est réticent à l’arrivée des réfugiés, alors que plus on est riche et vieux, plus on y est favorable (sondage Elabe pour BFMTV). « Salauds de pauvres ! » diront les grands médias et leurs vedettes (…) Mais les classes supérieures (…) pourront bien évidemment donner des leçons de morale, et renvoyer toute objection à l’extrême droite ; les écoles privées sont là, par exemple, pour mettre leur progéniture à l’abri des conséquences sociales de leurs bons sentiments narcissiques »(4)

La Fédération des entreprises de Belgique (FEB) elle-même n’avait-elle pas vu la terrible opportunité « à saisir cette occasion et à offrir une chance à des demandeurs d’asile ou réfugiés au sein de votre entreprise »(5). La « chance » évidemment n’est pas celle de ces réfugiés amenés à être exploités pour un montant encore inférieur à leurs collègues belges et prêts à accepter des conditions de travail bien plus dures, mais celle des patrons ne voyant que des profits plus grands générés par une plus forte concurrence entre travailleurs. Les patrons qui auront créé le racisme qui s’ensuivra, auront donc réussi notamment quatre choses : 

- augmenter leur profit et l’inégalité ce qu’ils appellent la « compétitivité » entre travailleurs ;

- donner l’illusion de leur magnanimité et de leur intérêt pour le sort des réfugiés ;

- faire oublier comment leur politique guerrière, extractiviste, de mise en concurrence des travailleurs est la cause des mouvements de population ;

- détourner la colère du salariat sur les réfugiés, alors que l’un et l’autre devraient lutter côte-àcôte contre le patronat.

Ils créent donc le racisme tout en feignant de le combattre. Ou plutôt, ils ne combattent pas les manifestations du racisme qui sont des conséquences secondaires directes d’un système inégal, mais prônent la « diversité », celle du black dans les conseils de directions, ou de la parité homme-femme au conseil d’administration de Wall-Mart, ou du quota de réfugiés parmi leurs employés, qui ne remettent nullement en question leur système d’exploitation.(6) Anti-racisme qui ne demande donc que peu d’engagement, à part celui de pouvoir supporter les cocktails mondains, ou la marche et la pluie éventuelle lors des trajets « manifestifs » balisés entre deux points de la ville, ne remettant aucunement en question l’iniquité du système socioéconomique, au contraire de l’engagement véritable pour la fraternité entre les peuples.

La bonne pensée bourgeoise verra évidemment tout de suite dans ces propos une dérive droitière, une fermeture à la « multiculturalité », en faisant peu de cas de nos arguments, elle qui dans ce genre de cas n’en a cure de la raison et réagit de façon instinctive, voyant du Le Pen partout. Il faut pourtant rappeler que nous rejetons cet ersatz de collectif, cette unité de monades dont le pouvoir se complaît à merveille(7), au profit d’une véritable association d’êtres divers et unis qui reconnaissent où est le pouvoir et veulent le combattre, sans occulter le fait que nous sommes aussi dominés dans nos esprits, peu ou prou : « L’arme la plus puissante de l’oppresseur se trouve dans l’esprit de l’opprimé » disait Steve Biko.

Déjà, en 1864, face à la stratégie patronale de casser les grèves en faisant venir des ouvriers étrangers, le syndicat anglais, soucieux d’unir les classes industrielles des différents pays, écrivait: « Nous espérons que de tels rapports s’établiront bientôt et auront pour résultat d’élever les gages trop bas au niveau de ceux qui sont mieux partagés, d’empêcher les maîtres de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable qui convient à leur misérable avarice ». Par ailleurs, il se prémunissait déjà de toute accusation de dérive xénophobe en signalant: « La faute n’en est certes pas aux frères du continent, mais exclusivement à l’absence de liaison systématique entre les classes industrielles des différents pays ».(8)

Dirigeants patronaux et antiracistes primaires se rejoignent ainsi sur cette question. Car à dénoncer ceux qui essayent de montrer que les combats dits sociétaux (contre le racisme, le sexisme, l’homophobie…) servent souvent à dissimuler les luttes sociales réellement émancipatrices, patrons et antifas font une seule et même chose : ils mènent un faux combat « multiculturaliste » où le « respect » pour l’autre dissimule le plus souvent un irrespect profond, et l’antiracisme un racisme impérialiste; où l’on impose le plus souvent un universalisme dès le départ alors que l’universalisme véritable « est toujours le résultat d’un processus dialectique et de luttes politiques menées en commun »(9). Or, « le problème de la lutte multiculturaliste politiquement correcte contre le racisme n’est pas son antiracisme excessif, mais son racisme dissimulé »(10)

L’ENNEMI NÉCESSAIRE 

Au fond, il est plus important, plutôt que de regarder les actions des dirigeants étrangers dans leur pays (en Irak, en Libye, en Syrie…), de voir ce que cette focalisation sur cet ailleurs permet d’occulter dans nos propres pays. Ainsi, pour ceux qui ne seraient convaincus par aucun des arguments repris dans cet article ils auront sans doute déjà arrêté la lecture avant -, nous ajouterons celui qui provoquera peut-être leur colère la plus profonde, à savoir que s’enquérir de la véracité des allégations d’abomination de l’autre non-occidental, répétées quotidiennement par les gramophones de la presse de masse, est secondaire. Que le tyran en soit un ou non, on sait, par expérience historique, que l’Occident n’intervient pas par abnégation, que ses intérêts ne sont pas gratuits, qu’il définit ce qu’est une victime de façon partiale. Il aurait sinon dénoncé plus massivement les crimes contre les serbes du Kosovo par exemple, ou encore tenterait d’éviter les massacres de civils palestiniens par l’armée israélienne. Les plus redoutables ennemis sont en fait ses meilleurs alliés : Arabie Saoudite, Quatar. 

L’Occident a donc besoin d’un ennemi. Plutôt que d’honnir le « mauvais », il l’adore au fond, car il lui est nécessaire. Si l’autre est « anormal », c’est surtout, plus que de nommer l’autre, nous nommer « nous » et énoncer que « nous sommes normaux ». Si l’on accorde tant d’importance à chasser le « mauvais », c’est donc surtout pour nous définir positivement. Ceci expliquant l’acharnement médiatique, la monomanie triomphale de mise à l’index de l’autre en face, qui serait tout ce que nous ne sommes pas. L’« ennemi » n’existe en effet jamais par rapport à lui-même, dans l’absolu, mais par rapport à celui qui le nomme. Véritablement sanguinaire ou non, on fera tout pour que l’opinion croit qu’il l’est. Pendant ce temps-là, les États-Unis et leurs alliés pourront continuer leurs crimes et assurer leur mode de vie occidental. Non négociable. 

On peut choisir que l’ennemi est le FN qui se répand dans les milieux populaires, ou les laïcistes belliqueux qui ne voient que l’Islam: « Ce qui est nouveau, et réellement troublant, est l’obsession de l’Islam, le discours laïciste frénétique qui se répand dans la moitié supérieure de la pyramide sociale, et qui est beaucoup plus inquiétant, au fond, que l’incrustation du vote FN dans les milieux populaires ».(11) En fonction de l’ennemi, on choisira des voies d’interprétation différentes de la réalité et de l’histoire (notamment l’histoire du succès du FN). En ne tentant pas de comprendre les processus qui mènent une partie du peuple à voter pour l’extrême droite, on n’exercerait jamais radicalement la pensée qui permettrait de saisir que le premier camp (la démocratie et ses partis d’alternance gauche-droite traditionnels), par ses politiques iniques et dévastatrices a généré le second camp, celui communément repris comme « extrême », qui, fort maintenant de son succès, participe malgré lui à définir le premier camp comme celui du bon et du bien. Dans ce cadre de pensée binaire, profitable aux deux camps enfin aux politiciens qui le dirigent et aux dominants (multinationales, milliardaires, stars en tous genres) -, l’opposition ne serait qu’un leurre, occupant les foules pendant que sous la fausse alternance se perpétue la grande victoire du seul camp réellement présent : celui du capital et de son emprise. 

Dossier réalisé par Alexandre Penasse 

Chirtophe Nottet
Notes et références
  1. On en revient à la même logique que celle de l’adoption, à savoir celle de la destruction systémique avec bénéfice individuel.
  2. Emmanuel Todd notait, concernant les manifestations en France après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo: « Une foule de 1,5 à 2 millions de personnes aura donc accepté de défiler derrière cette incroyable collection de geeks monétaires, budgétaires, militaires. La domination est acceptée, l’inégalité a une base de masse. La République française, comme la République européenne qui l’enveloppe, est un système hiérarchique. Cette immense manifestation néo-républicaine nous oblige à admettre que la montée de l’inégalité en France ne résulte pas de la conspiration d’une minuscule élite, ou même des 1 % de personnes qui touchent les plus hauts revenus (…) Une oligarchie de masse émerge, définie par un niveau éducatif supérieur et des revenus acceptables. Elle tient le pays, lui impose ses valeurs et ses rêves, rejette dans la proche banlieue les enfants d’immigrés, dans la banlieue plus lointaine et au fond des départements les milieux populaires français ». « Qui est Charlie », Seuil, p.136.
  3. Slavoj Žižek, Violence, Au Diable Vauvert., p.138.
  4. Vincent Cheynet, La Décroissance, octobre 2015.
  5. http://www.feb.be/globalassets/publicaties/gids-voor-werkgevers–opleiden-entewerkstellen-van-asielzoekers-en-vluchtelingen/0916160927am.pdf
  6. Voir à ce sujet l’excellent ouvrage, naturellement véhémentement rejeté par la gauche bien-pensante, de Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité.
  7. Voir www.kairospresse.be/article/nous-ne-sommes-pas-tous-charlie, ou « L’identité en question », dans le Kairos spécial 3.
  8. Jean-claude Michéa, Notre ennemi le capital, Climats, p. 153.
  9. Ibid., p.131.
  10. Slavoj Žižek, p. 159.
  11. Emmanuel Todd , ibid., p.227.

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