RADIOSCOPIE DU TERRORISME

Illustré par :

« […] le totalitarisme, en son “minimum”, n’est pas obligatoirement terroriste. »

Marc Weinstein

Le 9 mars dernier, le Musée de la guerre de Bastogne et l’association Tempora organisaient le colloque « Le terrorisme : sommes-nous en guerre ? ». Vu la capacité des sociétés modernes d’être réflexives dans certaines limites ! -, il n’est pas étonnant que ce sujet crucial ait fini par être à l’ordre du jour. Sujet crucial, certes, mais qui a aussi l’inconvénient de capter excessivement l’attention des électeurs-consommateurs au détriment du reste des affaires publiques, de par sa forte présence médiatique et son taux élevé d’émotions et de sensationnalisme. Ce que l’on appelle aujourd’hui le terrorisme tient à la fois de l’épouvantail et de l’épouvante bien réelle, ce qui en fait un objet sociologique à manier avec précaution. On ne peut ni le nier, ni trop le relativiser et encore moins l’absolutiser.

Ce jour-là, la salle Jean XXIII était pleine d’environ 500 participants sous bonne surveillance policière. Sur une musique haletante, un court film au montage nerveux montrant une avalanche de plans de divers attentats depuis le 11 septembre 2001 servait de mise en bouche (et de conditionnement psychologique ?), avant de voir apparaître l’un des organisateurs de l’événement, Elie Barnavi, qui introduisit l’histoire du concept de terrorisme, qu’il soit physique, psychologique ou diplomatique, de gauche ou de droite, étatique ou révolutionnaire, laïque ou religieux. Le terrorisme faisant toujours des victimes innocentes et au hasard, l’assassinat politique ciblé ne ressortit pas à cette définition*. Régis Debray lui succéda pour la leçon inaugurale, un moment fort de la journée. « Qu’est-ce qui pousse un individu à tuer au hasard des innocents qui ne lui ont rien fait, au nom de Dieu, et de trouver cela salutaire pour soimême ? », est la question qu’il développa sous l’angle de l’anthropologie religieuse. Autrement dit, il explora la question du sens. Chez les djihadistes, Éros et Thanatos se confondent, car le sacrifice de leur vie terrestre représente le meilleur moyen de la prolonger dans l’au-delà. Ils ne sont donc pas « nihilistes », comme on l’entend souvent. Ce sens du sacré, doublé d’une impatience messianique et millénariste, ne disparaîtra pas par les vertus (sic) de la mondialisation économique, et la tendance anomique de la politique actuelle ne peut que l’aviver. La « guerre au terrorisme », même dotée de sa supériorité technologique, ne pourra venir à bout d’une conviction. La question de l’avenir, selon Debray, doit être à nouveau posée dans l’Occident séculier, en évitant les erreurs passées que furent la fuite en arrière réactionnaire des théocraties et la fuite en avant progressiste du communisme. Mais n’avons-nous pas tort de nous réfugier aujourd’hui dans le présentisme ? Nous ne parvenons plus à mettre en rapport ce qui nous arrive et ce qui doit advenir ; nous savons ce qu’il faut éviter mais ne savons pas ce qu’il faudrait accomplir, un phénomène neuf dans l’histoire humaine. Un monde sans futur substantiellement différent du présent n’est-il pas un monde sans esprit, conclut Debray.

La suite allait voir se succéder à la tribune principalement les géopolitologues Gérard Chaliand, Alexandre Defay, Frédéric Encel et Didier Leroy qui essayèrent de positionner la notion le mieux possible dans le contexte global. Chaliand refit l’histoire du terrorisme moderne depuis une date-clé, 1979, qui vit la révolution iranienne et l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique, en insistant sur le rôle déterminant de la religion, en l’occurrence l’islamisme radical. Celui-ci exploite la propension des médias occidentaux, friands d’audimat, à relayer en permanence ses multiples exactions, obtenant ainsi l’effet psychologique attendu sur les populations désormais terrorisées. Chaliand termina sur une fausse note en évoquant la Chine, dont la croissance économique représenterait un bon dérivatif pour éviter la tentation terroriste, exemple à suivre par le monde musulman, dit-il ! Le spécialiste de l’éducation aux médias Yves Collard analysa le rôle des réseaux sociaux à l’ère du big data, de la fin du modèle centralisé d’information, de la « radicalisation » ou plutôt de l’engagement des jeunes. À elle seule, la Toile n’est finalement pas le moteur du passage à l’acte violent, comme peuvent l’être par contre un séjour en prison ou un entraînement paramilitaire. Spécialiste des relations internationales, Frédéric Encel contesta la notion de terrorisme d’État, formule dépassée aujourd’hui, selon lui, bien que véhiculée par les terroristes eux-mêmes. Son exposé ethnocentriste déroula le tapis rouge aux États dits démocratiques frappés par le terrorisme, bien qu’il reconnaisse que certaines démocraties aient pu pratiquer légalement des politiques de terreur hors de leurs territoires, au temps de la colonisation. Fait emblématique, la référence à l’État a aujourd’hui disparu des dictionnaires dans la définition du terrorisme, pour ne plus s’appliquer qu’à des « groupes ». Alexandre Defay décortiqua le phénomène du cyber-terrorisme, terme inventé en 1996. Le cyber-espace continue à se développer en créant des espaces immatériels d’enjeux et de rivalité, ayant cependant des effets dans le réel. La crainte légitime de la puissance des nouvelles technologies s’y ajoute. Le cyber-espace peut être utilisé « à l’ancienne » pour la propagande, le recrutement et le financement, ou d’une manière inédite, d’une part avec la cyber-déstabilisation qui répand des virus ou des logiciels espions ou malveillants, sature les serveurs et détruit les ordinateurs ; et d’autre part avec le cyber-sabotage, qui peut provoquer divers dégâts à distance dans des barrages, des oléoducs, des centrales électriques ou nucléaires, des firmes pharmaceutiques, des banques, etc. Les hackers russes, chinois et nordcoréens semblent être particulièrement actifs dans ce domaine.

Le psychanalyste Tobie Nathan ouvrait l’aprèsmidi en cherchant à cerner le profil des candidatsterroristes sur un plan clinique. Son travail vise à les « déradicaliser », dans une démarche proactive et empathique. La plupart sont des migrants de seconde génération, souvent de religion musulmane, souffrant de problèmes d’appartenance (i.e. de manque d’ancestralité) et de filiation complexes. Nathan fait le pari de leur intelligence pour marquer des points. Les jeunes ne sont pas intéressés par la religion en tant que telle, mais par Dieu, avec qui ils veulent nouer une relation directe. Spécialiste de l’islam politique, Didier Leroy exposa les intentions et l’idéologie de l’État islamique (EI). Le point commun de toutes les factions djihadistes est une vision manichéenne du monde : l’Occident oppresseur contre l’Orient oppressé. Le wahhabisme est la version la plus rigoriste et littéraliste du droit musulman, source à laquelle s’abreuve l’EI. Dans le salafisme, seule sa version djihadiste passe à l’action violente. Leur but est de changer l’ordre du monde, après avoir terrorisé les ennemis occidentaux et induit une fracture entre la communauté musulmane immigrée et les autochtones impies. La clé du succès de l’EI est sa modernité globale, tant dans sa violence médiatique à la Mad Max que dans son rapport au temps immédiat. L’adolescent candidat au terrorisme peut ainsi facilement rentrer en contact avec Daesh via Internet. André Vandoren et Christiane Hoehn représentaient la technocratie, respectivement belge‑étatique et européenne. Leurs interventions respectives avaient pour but de justifier le renforcement législatif anti-terroriste. Beaucoup plus intéressant, le journaliste Paul Taylor expliqua en quoi le traitement du terrorisme par les médias avait fait évoluer la déontologie de la profession. Les dilemmes, le temps réel, l’inconnu et les aléas compliquent la pratique, peuvent entraver la neutralité. On observe une contradiction entre la volonté d’objectivité pour les faits lointains et la subjectivité pour les crimes commis sur le sol national, deux poids, deux mesures ! Il faut replacer les événements dans un contexte plus large. Pour ne pas mettre des vies en danger, retenir des informations est parfois nécessaire, que les autorités le demandent ou non. Il faut aussi prendre en compte la sensibilité du citoyen en s’empêchant de montrer certaines images, comme des décapitations. Taylor rappela que l’examen critique est la base de la liberté, qu’expliquer n’est pas excuser et que les médias devraient éviter la diabolisation et l’émotionnel. « Vous ne pouvez pas relativiser le terrorisme ! » lui dit-on souvent. Il fit alors remarquer qu’on a plus de chance de mourir d’un accident de la route que d’un attentat. Enfin, les journalistes doivent protéger leurs sources d’information, envers et contre toutes possibilités de surveillance. Dernier intervenant, l’ex-Premier ministre français aujourd’hui politiquement déclassé, Manuel Valls, vint marteler, comme on s’y attendait, que nous sommes bel et bien en guerre, une guerre qui va s’intensifier dans une « menace terroriste majeure » appelée à durer. Son discours politicien d’enfumage, anxiogène, assommant, est sémantiquement creux mais idéologiquement dangereux. Une bien piètre façon de clôturer un colloque globalement intéressant.

Bernard Legros

* Ainsi, les médias qui, dans les années 1980, qualifiaient Action Directe et, pire encore, les Cellules communistes combattantes, de groupes terroristes, se trompaient lourdement, mais à dessein !

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