Que faire de la liberté individuelle ?

SECONDE PARTIE : SOUS LE COVIDISME

Illustré par :

« Entre la catastrophe et le totalitarisme planétaire destiné à l’éviter,
quelle est encore la marge de notre liberté ? »
(1)

Dans Kairos n° 41, j’abordais la question de la liberté individuelle dans un monde contraint par le dépassement des limites écologiques. L’événement politico-sanitaire m’amène à mettre à jour ma position, mais sans toucher à ceci : la limitation d’une partie de nos libertés individuelles(2) pour sauvegarder les bases biologiques de la vie reste plus que jamais d’actualité. Dans notre vieille Europe qui se croyait à l’abri des turbulences du monde, chacun peut empiriquement observer les conséquences des dérèglements climatiques. Le 18 novembre dernier, le thermomètre affichait 15°C dans la région liégeoise, soit environ 10°C au-dessus des normes saisonnières. Nous sommes tous sur le même bateau, comme je l’écrivais dans Kairos n° 46.

Alors que nous vivons dans la phase tardive du néolibéralisme, que devient la philosophie libérale elle-même ? Elle tourne mal, et nous aurions même des raisons de nous en inquiéter ! Rappelons que, dans son optique, les droits fondamentaux à assurer de front sont au nombre de trois : la vie, la liberté, la propriété. Or sous le covidisme « la vie » est en train d’écraser la liberté, le sort de la propriété restant en suspens… Est loin le temps où Jean-Jacques Rousseau pouvait déclarer que seule l’obéissance à la loi permet de conjoindre l’autorité du souverain et la liberté des citoyens. En 2021, plus besoin d’obéir à la loi, seulement à des décrets aussi inopérants que liberticides au nom de la santé publique, qui assoient avant tout l’autorité de l’exécutif. Jacques Généreux fait ici un constat plus large : « Au faîte de leur domination historique, les démocraties libérales et les économies capitalistes sont le lieu d’une régression simultanée des libertés publiques, de la qualité de vie des individus, de l’égalité, de la cohésion sociale, de la civilité, de la sécurité des personnes et des possibilités d’épanouissement des générations futures(3) ? ».

Revenons à la liberté individuelle, qui se décline en deux modalités : négative et positive. La première est désormais malmenée par les mesures politico-sanitaires : obligation du port du masque, traçage, confinement, couvre-feu et bientôt vaccination obligatoire (directement, légalement) ou « obligatoire » (indirectement, hypocritement). La crainte de la contagion ajoute une nouvelle facette au carambolage des sphères personnelles qui, cette fois, ne passe plus par les sens (bruits, odeurs, toucher) mais par un « ennemi invisible »(4) potentiellement présent chez chacun·e d’entre nous, nous obligeant à nous conformer à une série de règles. Avec le mètre cinquante de distanciation, une nouvelle régulation de l’espace est instaurée, sans doute pour longtemps, puisque nous nous attendons à d’autres pandémies bien plus dévastatrices ; elle impactera inévitablement la quantité et la qualité des relations humaines. Sera-t-il encore possible de tomber amoureux en croisant puis en abordant un·e inconnu·e dans la rue ? Les films de Woody Allen vont prendre une coloration nostalgique… Métaphysiquement, un destin commun (s’)est imposé, même si l’issue particulière d’un individu à l’autre reste incertaine : sera-ce non-contamination, contamination suivie d’une guérison totale, contamination suivie d’une guérison avec séquelles ou contamination suivie d’un décès ? Étonnement, cette idée qui eût paru « fasciste » jusqu’il y a peu est aujourd’hui bien acceptée par des électeurs-consommateurs pourtant convaincus de leur singularité (« moi j’aime la plage et vous, la montagne, et alors ? »). À côté de la non-contrainte, un autre aspect de la liberté négative est la liberté de consommer. Non seulement l’épidémie ne l’a pas fondamentalement entravée, mais elle l’a dopée, puisque le confinement se supporte mieux, dit-on, quand la table est bien garnie, les verres, bien remplis et les écrans, bien occupés par des séries, films et jeux vidéo. Les multinationales de vente en ligne, Amazon et Alibaba, ont tiré les marrons du feu au détriment du commerce de proximité, honteusement sacrifié sur l’autel de la santé publique. Quant aux compagnies aériennes et aux stations de sports d’hiver — pour ne prendre que deux exemples emblématiques —, leur possibilité de faire du chiffre dans un tel contexte reste hypothétique, mais nous n’allons certainement pas les plaindre ! Toutefois, nos aspirations consuméristes étant maintenant davantage encadrées, le sentiment de liberté individuelle s’étiole. J’ai la permission de boire de la bière seul chez moi, mais plus avec des amis au comptoir d’un bistrot. Or la liberté n’est pas onaniste, elle se partage.

Venons-en maintenant à la seconde catégorie. La liberté positive, c’est le droit et la possibilité de participer à la vie politique. Elle intéressait déjà moins les électeurs-consommateurs depuis de nombreuses années(5), et cela ne risque pas de changer avec une consommation consolatoire(6) qui prend presque toute la place, ainsi qu’avec l’interdiction des rassemblements, privés et publics(7). Aristote avait déjà remarqué que les êtres humains sont par nature des « animaux politiques » (zoon politikon) destinés à vivre côte à côte dans l’espace public. Condition sine qua non relevée bien plus tard par Hannah Arendt : « L’action, en tant que distincte de la fabrication, n’est jamais possible dans l’isolement ; être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir(8) ». Or, la fabrication — qui concerne l’animal laborans producteur de commodités — se poursuit dans les unités de production robotisées et à travers la généralisation du telétravail. C’est donc bien l’action politique qui est rendue impossible par l’interdiction faite aux corps de se réunir. Autrement, comment lutter politiquement ? Chacun·e seul·e à son clavier à livrer ses analyses et opinions à tout vent, attribuant au performatif un pouvoir qu’il n’a pas ? Car, généralement, dire n’est pas faire(9). La liberté positive, c’est également la liberté d’expression. Certes, celle-ci se déchaîne sur les réseaux (a)sociaux pour le meilleur et pour le pire, mais le Pouvoir pense déjà à la parade : la lutte contre les fake news et le « complotisme » justifiera tous les retours en arrière.

Personnellement, il y a longtemps que j’ai en grande partie renoncé à ma liberté de consommer ; sur ce plan, la situation actuelle ne me fait pas souffrir. Par contre, je revendique le droit de rencontrer mes congénères — famille, amis, amours, collègues  — où et quand bon me semble. Euthanasier la vie sociale, politique et en partie économique pour protéger la vie biologique(10), voilà ce qui semble bien être l’intention inavouée, perverse et furieusement contradictoire des dirigeants, avec l’assentiment d’une bonne partie des électeurs-consommateurs prêts à renoncer à tout ce qui fait le sel et le sens de l’existence, juste pour rester vivant. Mais un cœur qui bat suffit-il à motiver et remplir toute une vie ? Qui a envie de faire partie d’un bétail soulagé de ne pas avoir contracté la covid ? Pas moi, mais apparemment un grand nombre de mes contemporains ! André Comte-Sponville a raison de mettre en garde contre une idéologie panmédicaliste qui voudrait dominer à elle seule les champs sociaux et politiques. La santé n’est pas une valeur en soi, ajoute-t-il, mais un bien permettant de déployer les valeurs : courage, générosité, loyauté, fidélité, bonté, force, tempérance, amitié, amour, liberté, perfectionnement de soi, etc. Nous devrions donc apprendre à relativiser sa place dans nos existences. Pour que l’hypocondrie, d’un trait pathologique individuel, ne devienne pas un nouveau mal de civilisation, une nouvelle paranoïa propre à détruire le tissu social (et malheureusement, c’est mal parti…).

Bernard Legros

Notes et références
  1. Bernard Charbonneau, Le totalitarisme industriel, L’Échappée, 2019, p. 69.
  2. Pas que cela, bien sûr. Il s’agit avant tout de limiter certaines libertés économiques et entrepreneuriales.
  3. Jacques Généreux, Le socialisme néomoderne ou l’avenir de la liberté, Seuil, 2009, p. 209.
  4. Remarquerons que les gaz à effet de serre, les particules fines et l’électrosmog, également autant d’« ennemis invisibles », n’ont jamais suscité autant de passion hygiéniste que le coronavirus. Pourquoi ce deux poids, deux mesures ?
  5. Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, Gallimard, 2016.
  6. Le côté consolatoire a pris le pas sur le côté ostentatoire, désormais de moindre intérêt dans une vie sociale anesthésiée.
  7. Sauf sur les lieux de travail, dans les grandes surfaces et les transports en commun.
  8. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1961 & 1983, p. 246.
  9. « Plutôt que le devoir de la contribution politique, en théorie dévolu à chacun, exigeant de publiquement se prononcer et de s’employer à apporter sa propre pierre à la vie de la Cité, c’est dorénavant une bonne conscience généralisée qui prévaut. Bonne conscience signifiant l’expression de ses opinions qui se satisfait de la seule formulation sans se préoccuper de leur donner corps dans le réel », in Éric Sadin, L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, Grasset, 2020, p. 175.
  10. Comme me l’a dit le dessinateur Georges Van Linthout dans un échange privé, « la situation actuelle, c’est crever pour ne pas mourir ».

 

 

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