Quand l’idéologie pousse à la faute

Le 15 avril, lors de la conférence de presse télévisée sur la crise sanitaire, un journaliste quelque peu atypique, que certains de ses « confrères » ont considéré comme un « élément perturbateur », posait à la Première ministre une question sur les profils très semblables de ceux qui étaient chargés de trouver les meilleures solutions face à la pandémie. Il signalait ainsi que le secrétaire d’État chargé de la politique de testing et d’approvisionnement en masques, l’Open-VLD Philippe De Backer, avait été actif dans des sociétés privées du secteur bio-médical, notamment la luxembourgeoise Vesalius Biocapital. L’interpellant laissait entendre que ce passé pourrait orienter les choix politiques d’un responsable central de la lutte contre le Covid-19. Mme Sophie Wilmès balayait la remarque d’un revers de main : « …les gens sont libres de changer de carrière, les gens sont libres de s’engager pour le bien commun, peu importe ce qu’ils ont fait avant et je peux vous garantir que ce n’est pas la société pour laquelle vous travaillez qui définit l’homme ou la femme que vous êtes… » Et pourtant…

Étrange mise à l’écart

Et pourtant, ce 27 avril, Le Soir publiait une carte blanche cosignée par un collectif de médecins des laboratoires publics des hôpitaux bruxellois « consterné par la gestion gouvernementale des tests car ils n’ont pas compris pourquoi les laboratoires universitaires ont été exclus de la chaîne de tests, au profit des grandes firmes pharmaceutiques ». 

De fait, si les laboratoires du pays sont consultés sur leur capacité d’analyse, la Task Force Testing a considéré que « les laboratoires de biologie clinique ne peuvent répondre aux besoins et décide de miser sur l’utilisation d’une méthode ancienne remise en lumière par l’UNamur. Libre des contraintes d’approvisionnement en réactifs commerciaux mais peu automatisée, cette technique est déployée – avec difficulté – sur différentes plateformes académiques pleines de bonne volonté mais sans expérience en médecine de laboratoire de masse. Comme on pouvait s’y attendre, ces laboratoires n’atteindront jamais les capacités de test promises dans les communiqués. » Mais les labos universitaires n’étaient pas au bout de leurs surprises : « …début avril, on apprend incidemment mais avec stupeur que les principales industries pharmaceutiques du pays vont être impliquées dans le diagnostic. Des fournisseurs annoncent à leurs clients – des laboratoires médicaux et de recherche – que leurs appareils à PCR(1) vont être réquisitionnés et mis à disposition d’une nouvelle structure de dépistage massif. Vous annoncez alors dans la presse des chiffres impressionnants : 10.000, 20.000, 100.000 tests journaliers qui seront réalisés par ce consortium composé de 2 laboratoires universitaires (UZ Leuven et ULiège) et 4 partenaires industriels (Biogazelle, GSK, J&J et UCB).

Ainsi donc, les choix posés par le Secrétaire d’État et sa Task Force, et regrettés par les médecins des services publics, ont débouché sur une inefficacité évidente que tous les observateurs regrettent. Alors que l’on dit partout que les succès de l’Allemagne sont en grande partie dus au grand nombre de tests (500.000 par semaine), en Belgique on, plafonne péniblement à 7.000 à 9.000 tests par jour depuis plus de 2 semaines.

Les médecins du service public mettent clairement en cause les choix posés : si on avait accepté leur offre de collaboration, « …la capacité de dépistage en Belgique dépasserait largement cette cible des 10.000 par jour depuis longtemps. En effet, selon nos estimations, leur capacité journalière actuelle est de 14.000 tests. On peut imaginer qu’elle aurait été décuplée si votre soutien avait été placé à cet endroit plutôt que dans la construction de novo d’une structure parallèle. »

Tout un état d’esprit

Si des choix contestables ont été posés par le secrétaire d’État et ses conseillers, il n’est pas dit que ce serait pour des raisons de copinage avec ceux qu’ils ont fréquentés dans leur passé. En fait, ils sont immergés dans des milieux où circulent des dogmes néolibéraux que le réel dément pourtant constamment. L’efficacité serait l’apanage du privé et le public serait coûteux et dépassé. Les solutions seraient technologiques et jamais portées par des humains. Ainsi, dans le secteur de la biologie clinique, depuis des années, les laborantin.e.s sont progressivement remplacé.e.s par d’énormes machines automatisées qui peuvent réaliser des milliers de tests en peu de temps, sans guère d’intervention humaine. Là aussi, beaucoup de capital peut s’investir pour remplacer les hommes et les femmes par des technologies de pointe. Et c’est justement ce « grand remplacement » qui est la raison sociale de Vesalius Biocapital qui « offre du capital-risque aux jeunes entreprises européennes innovantes dans le domaine des sciences de la vie. »

Quand on baigne dans ce genre de milieu, on va tout naturellement penser que la solution à la crise sanitaire se trouve du côté des industries privées de pointe, start-up ou big pharma. Pas besoin d’accointances intéressées, pas besoin de gains personnels pour faire des mauvais choix, c’est une idéologie qui pousse à l’erreur.

Quand le porte-parole des médecins biologistes du public, Frédéric Cotton dit « nous sommes des salariés, on ne va pas gagner plus d’argent parce qu’on teste plus. C’est même le contraire : réaliser un test PCR revient au total à 56€ alors que le remboursement est de 48€, donc on perd de l’argent ! », il perd évidement toute crédibilité auprès de ceux qui sont immergés dans la pensée mercantile des adeptes du venture capital de Vesalius Biocapital. Pas étonnant donc que De Backer accuse les biologistes « frustrés », qu’ils « voudraient leur part du gâteau ». Cela choque évidemment des gens des services publics qui ne gagneraient que des heures de travail en plus et pas un centime en supplément puisque ce sont des salariés qui ont un idéal : la santé de leurs patients et de la population en général. Ils sont quand même curieux (et nous aussi) « de connaître le budget et le coût des tests du côté des pharmas ». 

On a ici un exemple de plus de cette maladie du management libéral qui envahit tout et notamment le secteur hospitalier que certains détruisent peu à peu en privilégiant uniquement la rentabilité et les économies budgétaires, oubliant que ce sont des outils au service de la santé publique.

Une idéologie perverse

Mme Wilmès se trompe donc lourdement quand elle justifie le pantouflage ou revolving doors (passage en va-et-vient entre le secteur privé orienté profit et le secteur public orienté service collectif). Nos sociétés se meurent doucement de cette invasion de tous les secteurs, notamment celui du soin, par les priorités du capitalisme. Non, en changeant de responsabilité, on n’est pas soudain couvert par ce « voile d’ignorance » que John Rawls rêvait de voir envelopper les décideurs pour qu’ils oublient d’où ils viennent et agissent au service du bien commun, sans être influencés par leurs origines sociales ou appartenances professionnelles.

Philippe De Backer, et la majorité de ceux qui sont aux commandes pendant cette crise sanitaire, sont de purs produits de l’idéologie néolibérale. Même s’ils veulent sincèrement le bien de la population qu’ils sont censés protéger, ils sont pétris d’une doctrine qui est celle de leur classe et de leur milieu professionnel. Cela influence inévitablement leurs choix, ici en matière de ceux à qui ils vont confier les tests. 

Mais la question est bien plus vaste. Ceux qui nous dirigent ne vivent pas comme le commun des mortels. Déjà, ils ne sont guère confinés, eux, et quand ils se réfugient à la maison, le soir ou le week-end, ce n’est pas dans les 50m² d’un appartement en ville mais dans de cossues villas. Même face au virus tueur, nous ne sommes pas tous dans le même bateau. C’est vrai depuis toujours, pourtant aujourd’hui, ce n’est pas uniquement une question d’injustice sociale, c’est aussi une question de vie ou de mort.

Après les tests PCR (qui détectent la présence du virus dans vos naseaux), l’État devra confier la réalisation de millions de tests sérologiques (qui vérifient si vous êtes immunisés ou pas contre ce virus) à certains labos ou à d’autres. Privilégieront-ils encore certain secteur ou feront-ils appel à tous les savoir-faire, même ceux du public ? Sur ce sujet, laissons la conclusion, plutôt peu rassurante, au porte-parole de médecins fidèles au serment d’Hippocrate, interviewé par Le Soir : « Cela semble mal parti car les premières sollicitations reçues cette semaine des autorités (…) ont de nouveau déstabilisé. Les consignes « peu claires » viennent « d’en haut », sans consultation préalable, ni respect des procédures habituelles. « L’obscurantisme a l’air de continuer d’une façon dictatoriale ».

Notes et références
  1. Polymerase Chain Reaction» ou PCR (ou encore ACP pour Amplification en Chaîne par Polymérase), est une technique de réplication ciblée in vitro. Elle permet d’obtenir, à partir d’un échantillon complexe et peu abondant, d’importantes quantités d’un fragment d’ADN spécifique et de longueur définie.

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