Nouveaux projets dans la ville : continuité ou réel changement ?

Un projet pour réaménager un grand boulevard au centre de Bruxelles offre l’occasion de repenser fondamentalement l’espace public. Source de nombreux questionnements, les propositions de récupération citoyenne de l’espace public génèrent le plus souvent la méfiance des pouvoirs locaux et les cris d’orfraie de la population là où sa participation active serait nécessaire. Pourtant, les témoignages de ceux qui ont vécu ces changements prouvent que les résultats vont dans le sens, sous certaines conditions, d’une ville plus décente.

LE PROJET ANSPACH : DE BOULEVARD À PARC… 

Le boulevard Anspach, véritable pompe à bagnoles au centre de Bruxelles où transitent chaque jour 27 000 voitures, est révélateur de ce qu’est la ville et des désagréments que cette réalité quotidienne provoque. Les voitures qui y passent, pour la plupart sans origine ni destination dans le quartier, sont, si l’on y réfléchit, une aberration urbaine qui altère la qualité de vie et sont un obstacle à la mobilité douce d’est en ouest. 

CHRONIQUE D’UN RÉAMÉNAGEMENT TOUJOURS REPORTÉ 

Depuis des années, des habitants et des associations tel que le Bral (Brusselse Raad Voor het Leefmilieu ou Conseil Bruxellois Pour l’Environnement) mènent une campagne pour le réaménagement des boulevards centraux, notamment sous le nom de « street sharing » (« partage de la rue»). Avec le temps, les multiples actions semblaient porter leurs fruits : promesses des politiciens bruxellois; appel d’offre remporté par Groep Planning (maintenant SUM) dont le projet se porte résolument sur des boulevards à circulation restreinte et qui propose de couper le trafic de transit; présence d’un budget dans le cadre de l’accord de collaboration Beliris… 

Et pourtant, début 2013, on attend toujours. Ce sera à la suite d’une carte blanche du professeur Philippe Van Parijs (Le Soir, 24 mai 2012) que le dossier sera relancé: suite à celle-ci, plus de 2000 personnes se réunissent le 10 juin 2012 pour un pique-nique sur la place de la Bourse afin de protester contre la politique de mobilité bruxelloise. Après une tentative de récupération par le bourgmestre, qui donna anticipativement son accord pour un «pique-nique» le dimanche, et une réponse claire des participants qui annoncèrent vouloir se réapproprier l’espace public et non juste pique-niquer, l’événement permit au sujet de revenir au cœur des discussions, mettant également une certaine pression sur le collège d’échevins pour faire évoluer le dossier. 

D’AUTRES POSSIBLES POUR L’ESPACE PUBLIC 

Ravivés par cet élan citoyen, on peut se remettre à penser à autre chose pour la ville. Devant la spéculation foncière et le peu de parcelles vides, certains, dont le Bral, proposent de récupérer des espaces publics et de les «verduriser». Un boulevard hors proportions comme Anspach offre un espace public énorme dans le centre et son réaménagement est l’occasion idéale pour penser d’autres possibles. Non pas dans l’objectif de retirer les voitures, cette suppression étant seulement un moyen, mais dans celui d’offrir quelque chose de totalement différent: un espace vert attrayant, récréatif et intéressant écologiquement; un axe vert favorisant la mobilité douce et la migration des espèces et plantes, le lien social au profit de la qualité de vie et de la durabilité d’une région. 

Pendant l’été 2012, le Bral lance avec l’appui de partenaires (Natagora Bruxelles, Coordination Senne, Fietsersbond et Gracq, Clara – Centre de recherche de la faculté d’architecture de La Cambre Horta, Bruxelles Nature asbl, Convivence asbl)un appel à idées pour ouvrir le débat. Celui-ci vise à apporter une contribution constructive pour faire mûrir l’idée d’une verdurisation de l’espace public. Ouvert à tous, il devait développer une vision globale des boulevards et livrer un plan détaillé pour une partie choisie de celui-ci. Le jury a jugé les projets par rapport à leur cohérence et limitations techniques, tout en prêtant attention au caractère innovant et à son impact sur le quartier (mobilité, biodiversité, commerce, habitants…)(1).

RISQUE DE RÉCUPÉRATION POLITIQUE

Mais devant des pouvoirs publics qui ne craignent pas de proposer des projets incohérents avec l’idée d’une ville décente(2), leur relatif engouement pourrait occulter de vils intérêts. Peut-on réellement attendre des politiques actuelles, en pleine crise, une orientation qui détrônera la voiture dans la ville et proposera pour celle-ci autre chose que le faste ostentatoire visant à allécher le touriste, faisant de la cité une vitrine commerciale asociale et aseptisée? Doit-on penser possible qu’ils joueront un rôle politique d’organisateurs publics plutôt que de décideurs, laissant la place aux initiatives citoyennes ? 

Devant le repensé fondamental de nos modes de vie qui devra avoir lieu, deux défis majeurs se posent selon nous dans un premier temps qui ne sont rien en comparaison de ce qui viendra après. 

Devant la nécessité de «redessiner la ville», la rendre plus verte, plus vivable, la question de sa gestion sociale ne peut être écartée. La «verdurisation » de quartiers, leur « modernisation » peut s’avérer un prétexte politique à leur «nettoyage social», la belle occasion pour en faire une vitrine chic «digne» de la «capitale de l’Europe». Seule une appropriation citoyenne peut donner du sens à la dimension écologique d’un nouveau projet. Dans ce cadre, le parc linéaire Anspach est porteur d’une multitude de questions et met en jeu des processus démocratiques qui pourraient déboucher sur des résultats assez inédits. Pour autant, notamment, que cette récupération politique soit évitée. 

La réduction de la voiture individuelle qui devra nécessairement se faire, se heurte à la résistance des mentalités. Tout est bon pour remettre à plus tard sa remise en question. L’unanimité ne se fera pas. Il faudra donc certainement changer l’espace pour que changent les mentalités. 

A.P.

LE PROJET POUR LE BOULEVARD ANSPACH : OCCASION DE REPENSER LA VILLE ? 

Rencontre avec Piet Van Meerbeek, chargé de mission au Bral (Brusselse Raad Voor het Leefmilieu ou Conseil Bruxellois Pour l’Environnement), asbl qui propose depuis des années le réaménagement du boulevard Anspach et qui lançait en juillet 2012 un appel à projet pour réaménager le boulevard en «espace public vert et sans voiture ». 

Kairos : L’année passée, vous lanciez un appel à projet pour transformer le boulevard Anspach en parc. D’où est né ce projet? 

Piet Van Meerbeek : cela fait plus de 10 ans que nous tentons de défendre l’idée d’un réaménagement du boulevard Anspach. Il y a eu depuis différentes interventions pour défendre ce point de vue mais c’est essentiellement «Pic-Nic The Streets» qui a donné une nouvelle vigueur à ce projet. 

K. : Dans ce projet de parc linéaire, est-ce que la ville (coalition MR-PS depuis les dernières élections législatives, avec Freddy Thielemans comme bourgmestre), tente d’inclure une participation citoyenne dans les décisions et la future gestion? 

Piet Van Meerbeek: non, pour l’instant il n’y a pas vraiment de processus participatif, donc là ça risque de chauffer ; il y a toutefois des comités avec des riverains et des commerçants. L’idée est maintenant de le présenter comme un projet écologique mais également social. De plus en plus, on se questionne sur la raison pour laquelle on devrait faire un aménagement chic type Beliris? Pourquoi pas quelque chose «bottom up» où l’on crée des petits endroits au milieu de la rue réappropriés par les habitants où ils s’investissent, des potagers urbains… 

K.: c’est là un vrai projet de participation citoyenne, ça ne passe pas par les urnes, c’est une vraie participation démocratique… 

Piet Van Meerbeek: oui, c’est une vraie démocratie, mais le résultat ne sera peut-être pas comme ils le veulent; ce sera peut-être moins chic. 

K.: ils veulent quelque chose de chic, pour attirer le visiteur, placer des «enseignes»?

Piet Van Meerbeek : oui, ils ont peut-être compris que le boulevard ne fait pas partie d’une «ville moderne». Dans cette hypothèse, ils se disent qu’il faut vraiment faire quelque chose: un aménagement ambitieux leur permettrait de se positionner sur la scène internationale, cela serait convaincant pour eux. Alors, ils ne disent pas non lorsque nous leur parlons d’une réappropriation citoyenne mais je suppose que ce ne sera pas facile de les convaincre. 

Nous essayons maintenant de proposer quelque chose de manière constructive et pro-active, c’est comme ça qu’on peut concilier «les cris de coeur » pour une qualité de vie avec une politique sociale; une politique écologique et de rénovation urbaine peut ne pas s’opposer à la dimension sociale mais être en partie une manière de redonner des capacités aux citoyens, de leur permettre de se rencontrer, de réagir et peut-être même d’initier des sources de vie, comme les potagers, pour s’investir.

K.: ça risque aussi d’être difficile de présenter ce projet à certains riverains, bien qu’il existe des associations de riverains… 

Piet Van Meerbeek: il y a différentes associations de riverains: le comité de quartier SaintGéry qui est maintenant impliqué, les groupes autour de l’asbl Buurtwinkel/Boutique du Quartier et Convivence qui sont deux asbl en contact avec des habitants. Ces deux dernières sont en contact avec un public vraiment fragilisé et elles mettent clairement en balance dans le débat le risque de spéculation et de gentrification qui leur serait dommageable. Mais elles sont très nuancées, elle ne disent pas qu’il ne faut rien changer. Personne n’est pour la laideur et le fait qu’il faille garder la ville moche, telle quelle. Personne ne dit cela. L’enjeu est maintenant de trouver la manière de le faire, d’échapper à la laideur sans chasser les habitants. Le deuxième enjeu est de convaincre la ville. 

K.: avez-vous une idée de la date possible de réalisation ? 

Piet Van Meerbeek: Parmi les 16 projets de l’appel que nous avons lancé pour la première phase, il y en a pas mal qui se focalisent sur la réappropriation de l’espace par les habitants; pas mal parlent de potagers urbains, mais le sujet est délicat. La réappropriation fait peur. 

Ce qu’il est important de dire également, c’est que la population fragilisée a encore plus besoin d’espaces verts, a encore plus à y gagner que la population aisée qui a souvent un petit jardin ou une terrasse, sort beaucoup plus de sa maison. Souvent les parents n’ont pas d’emploi donc ils sont beaucoup plus chez eux. Il y a certaines études qui montrent très clairement les effets positifs d’un espace vert à proximité du logement sur la santé, et mettent en évidence des effets encore plus favorables pour les populations défavorisées. 

Piet Van Meerbeek, chargé de mission au Bral 

Propos recueillis par A.P.

CE QUI EST VÉCU COMME IMPOSSIBLE S’AVÈRE POSSIBLE 

Le sujet embrigadé mentalement et physiquement à son automobile demande souvent une alternative à son usage avant de limiter son utilisation. Or, il est avéré que «c’est aussi la diminution de la place de la voiture qui permet l’alternative(3) ». Et que les nombreuses craintes sont le plus souvent injustifiées, notamment celles qui émanent des petits commerces(4).

VILLE PIÉTONNE : UNE EXPÉRIENCE VÉCUE(5)

Pour m’épargner les inconvénients de posséder une voiture, j’avais choisi le « tout-à-pied » en m’installant au début des années 80 dans le centre historique et commerçant de Chartres, ville moyenne de 70.000 habitants située à 92 kilomètres de Paris. Le quartier était tranquille, mais au fil des années, le parc automobile ayant à peu près doublé en 20 ans (à Chartres comme partout en France), le bruit et la pollution atmosphérique en constante augmentation générés par des embouteillages de plus en plus fréquents devinrent à la longue une véritable nuisance. A cela s’ajoutait la «pollution visuelle» puisque le centre ville ne ressemblait plus, hélas! qu’à un immense parking à ciel ouvert où l’on finissait par compter plus de voitures stationnées ou en circulation que de piétons! 

Par ailleurs, les gaz d’échappement détérioraient la Cathédrale, et son nettoyage commençait à revenir cher, de l’avis des autorités compétentes. Cette progression ne semblant pas sur le point de s’inverser, bien au contraire, la municipalité prit au début des années 2000 les premières mesures nécessaires pour désengorger le centre. Malgré la concertation avec les commerçants et les nombreuses réunions d’information organisées par la Mairie, ce fut une véritable révolution, car tout le monde était contre : les automobilistes, les commerçants, les partis politiques opposés à la municipalité… etc. Tout d’abord furent installées des «bornes» électriques escamotables pour filtrer les entrées dans le centre-ville qui n’étaient plus désormais autorisées qu’aux seuls riverains, ainsi que les stationnements pour lesquels il fallait posséder un «badge». On peut imaginer les réactions des automobilistes et des commerçants qui se plaignirent (à juste titre) de perdre leurs clients ! Ensuite, toutes les rues, une par une furent transformées en rues piétonnes : des travaux très mal acceptés aussi. 

Dans le même temps fut creusé un immense parking souterrain de 1300 places en pleine ville (en complément des deux parkings souterrains déjà existants(6)), ce qui mit la fureur à son comble car cet énorme chantier bloqua la circulation pendant des mois. Des commerçants riverains virent même leur activité péricliter jusqu’au point pour certains de devoir fermer boutique… (C’était injuste, mais on imagine qu’ils ont pu être dédommagés ?) Au début, les automobilistes révoltés décidèrent de boycotter les nouveaux parkings souterrains payants en faisant leurs achats dans les grandes surfaces situées à la périphérie de la ville. Mais la municipalité, en réponse, fit alors le choix d’offrir de nouvelles activités culturelles : une grande médiathèque et un cinéma multiplexe furent construits en plein centre. Une réussite et un énorme succès. Un nouveau système de transports en commun très performant fut également mis en place : navettes électriques gratuites desservant toutes les entrées et sorties de parkings. Minibus gratuits circulant en permanence autour de la ville dans les 2 sens. Extension et modernisation de l’ancien réseau de transports urbains (dorénavant gratuit pour les moins de 18 ans). Tout fut mis en œuvre pour qu’il ne soit plus désormais nécessaire de venir en ville en voiture particulière. D’ailleurs, le centre ville et ses alentours, entièrement dédiés aux piétons devinrent des « zones 30 » et même pour certains quartiers des « zones 20 », force de dissuasion imparable… 

Aujourd’hui, on peut constater que tout a fini par rentrer dans l’ordre : les commerces sacrifiés ont été remplacés par d’autres, les restaurants et les cafés, profitant de l’espace libéré se sont étalés partout en grandes terrasses. De nombreux nouveaux restaurants et commerces sont apparus. Les parkings payants affichent complet. Mais c’est esthétiquement et visuellement que la transformation a été la plus spectaculaire, car là où s’entassaient par le passé des centaines de véhicules en stationnement, le paysage est de nouveau complètement dégagé, toutes les voitures étant devenues invisibles, cachées désormais dans les parkings souterrains. Aussi ai-je du mal à comprendre, quand je vais ailleurs, qu’on puisse encore accepter, en 2013, ces entassements de véhicules stationnés qui enlaidissent réellement le centre des agglomérations, alors qu’il serait tout à fait possible de construire des parkings souterrains, comme l’expérience l’a prouvé ici. 

Maintenant, à Chartres, tout le monde a oublié ces 5 ans de travaux et ne pense plus qu’à profiter des nouveaux avantages. La ville, devenue plus belle, attire toujours plus de visiteurs, ce qui fait le bonheur des commerçants. Les automobilistes se sont reconvertis au vélo et à la marche à pied, et les habitants dans leur ensemble, (dont moi-même), y ont gagné une qualité de vie que tout le monde leur envie et qu’il leur serait difficile de trouver ailleurs. 

S.V.

Notes et références
  1. Les résultats sont visibles sur www.parcanspach.be
  2. Voir le dossier «L’invasion des méga-centres commerciaux», Kairos septembre/octobre 2012, et l’évolution de la situation aux pages 2–3 de ce numéro.
  3. «L’affaire des voitures qui disparaissent», Bruxelles en mouvements, janvier/février 2013.
  4. «Piétons et cyclistes, meilleurs atouts pour les commerces de proximité », voir http://economie.blog.lemonde.fr/2013/03/29
  5. Expérience recueillie d’un habitant de la ville de Chartres, par un appel à témoignages lancé sur le site carfree.fr.
  6. NDLR. La question se pose évidemment: devra-t-on passer par ces aménagements coûteux que sont les parkings souterrains, qui ne remettent pas en cause l’utilisation de la voiture entre
les villes et leur campagne ? Est-ce une transition obligée ?

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