Nous sommes les seules victimes

« Les « applications mortelles » du racisme occidental, écrit le professeur Xiang, sont la peur du changement, l’ontologie du dualisme bivalent, l’invention du « barbare » en tant qu’Autre racial, la métaphysique du colonialisme et la nature insatiable de cette psychologie raciste. Toutes ces « applications » sont en train d’exploser, en temps réel, au Moyen-Orient. La principale conséquence est que la construction des « valeurs » occidentales a déjà péri, ensevelie sous les décombres de Gaza. » Pepe Escobar (24 novembre)

Des images absolument stupéfiantes nous sont parvenues de Gaza. Dès l’entame du cessez-le-feu débuté le 24 novembre, des vidéos nous montrent des populations qui retournent chez elles : des files de pauvres hères, avec leur baluchon, quoique malmenées par l’armée israélienne, retournent vers Gaza nord, vers leurs maisons détruites. Ou d’autres files de personnes, soi-disant réfugiées en Égypte, retraversent la frontière pour rentrer à Gaza-sud.

Incompréhensible. C’est contraire au plan de nettoyage ethnique en cours dans la bande de Gaza, à coup d’actes génocidaires, tant physique que culturel. Quel courage, quelle abnégation ont ces populations palestiniennes d’aller ainsi à la mort ! Ça, c’est l’image romantique, qui absout les « applications mortelles du racisme occidental ». Et peut-être y a‑t-il une miette de cela. Mais surtout, il y a des faits simples : le blocus sur tout, sur la nourriture, l’eau, le carburant, les médicaments et autres produits de premières nécessités, ⎼ on réalise aujourd’hui des césariennes sans anesthésie ⎼, ne laisse que des mauvais choix : soit être entassés au sud, dans la plus affreuse des promiscuités, mourant de faim et de maladies, sous les bombes ; soit au nord chez soi, également sous les bombes et dans le dénuement. Ce sont ces choix désespérés qui poussent les populations, même si chaque situation est certainement particulière. Ou encore être en Égypte, isolés, où on ne veut pas de vous, cela n’est pas une solution d’avenir, apparemment moins que revenir. Un espoir peut-être aussi, solidement enraciné, comme le montre cette courte séquence avec un enfant de Gaza qui exprime sa joie face au cessez-le-feu temporaire et souhaite un cessez-le-feu permanent. La joie d’un enfant au milieu de ruines… Accompagnant ce mouvement, une cinquantaine de camions d’aide du Croissant Rouge ont atteint Gaza nord, pour la première fois depuis le 7 octobre. C’est la raison du retard de l’échange de prisonniers du samedi, des résistances à cet acheminement devaient être levées. Une goutte d’eau dans les besoins de cette partie détruite de la bande, mais combien symbolique. En attendant que, peut-être/probablement, l’horreur reprenne.

A contrario, dans notre Occident collectif, nous avons des difficultés à comprendre cela. D’ailleurs n’affirmons-nous pas, du moins beaucoup de nos « élites » européennes, que les populations de là-bas doivent obéir au plan établi pour eux, quitter le nord, puis le sud de la bande de Gaza ? C’est pour leur bien, pour les délivrer de l’horrible Hamas qui les contraint, les tue sans discrimination. Tout est de la faute du Hamas, comme tout est de la faute de la Russie : « l’ontologie du dualisme bivalent » : les bons et les barbares. Nous sommes aujourd’hui biberonnés à l’idéologie de nos supposées valeurs occidentales, incapable de sortir du schéma et de comprendre ce que nous observons.

Écoutons attentivement ce que disait ce célèbre écrivain-journaliste israélien, Gidéon Levy, il y a déjà quelques années, dans une conférence (traduction) :« Je ne me souviens pas d’une seule occupation l’occupant se présente comme la victime, non seulement la victime, mais la seule victime vivante. Pour mieux le dire, je cite ici feu Golda Meir que j’ai déjà cité, mais la citation est si forte que je me dois de l’utiliser à nouveau. Elle a dit un jour que nous ne pardonnerons jamais aux Arabes de nous avoir forcés à tuer leurs enfants, nous sommes les victimes, nous sommes obligés de tuer les enfants, pauvre de nous, et en tant que victime et la seule victime de l’histoire, cela nous donne le droit de faire ce que nous voulons et personne ne nous dira quoi faire parce que nous sommes les seules victimes. »

Christophe de Brouwer

Full-professeur honoraire et ancien président de l’École de Santé publique de l’Université libre de Bruxelles, 28 novembre 2023.

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