« Nous sommes des mammifères »

INTERVIEW DE NANCY HUSTON

Illustré par :

Nous avons publié dans le dernier Kairos une interview de Nancy Huston, née au Canada, romancière et essayiste, auteure de nombreux ouvrages.(1) Si dans la première partie, elle évoquait notre rapport aux autres, à la Terre, le sens de nos vies, le rôle des médias…, le second volet aborde un thème souvent traité par Nancy Huston, notamment dans Reflets dans un œil d’homme, qu’est la relation entre les hommes et les femmes, réalité « indubitable », leurs différences fondamentales, mais aussi la place de la sexualité dans nos sociétés. Mais il ne faudrait pas trop s’appesantir sur ce thème de la différence, car « pendant ce temps, on ne s’occupe pas des mâles alpha qui détruisent la planète, ces prédateurs qui dirigent toutes les églises, tous les gouvernements, toutes les armées, toutes les banques, toutes les multinationales… ».

Kairos : Nancy Huston, dans L’espèce fabulatrice, vous dites : « Que puis-je vous dire de moi qui relève de la réalité réelle pure et dure ? Mon prénom ? Nous n’avons pas de nom, nous recevons un nom. Mon patronyme, mon lieu de naissance, ma généalogie, mon métier… ? » Mais vous indiquez clairement « Je suis de sexe femelle c’est indubitable » et ajoutez que « il n’y a pas de quoi en faire tout un tintouin » Pourtant, pour l’instant, on est en train de faire tout un tintouin de la question du sexe dans la société. Comment vivez-vous cette focalisation actuelle autour de la différence ?

Nancy Huston : On peut le prendre de près, de loin, de toutes sortes de distances intermédiaires. Je peux être dedans et avoir avec vous une discussion sur l’orgasme féminin et comment il se produit et dans quelles circonstances. On peut être à mi-distance et faire une sorte d’historique de la libération de la femme en Occident grâce à la contraception et à l’IVG. Mais on peut être aussi assez loin et se dire que lorsqu’une société parle de « cul » à ce point, c’est un signe de décadence. Je ne dis pas que c’est sans intérêt ni importance, mais je suis frappée de voir à quel point, dans nos discussions contemporaines de la sexualité, la reproduction est totalement absente, comme si ça n’avait jamais eu rien à voir. J’ai vu récemment un film documentaire sur le masculin qui s’appelait Virilités, c’était très intéressant, plein de témoignages d’hommes sur leur façon de vivre la virilité avec les nouvelles remises en question, et donc de nouvelles possibilités. Mais à aucun moment il n’est question de testostérone. Donc il n’y a rien d’hormonal, rien de déterminé ! À aucun moment il n’est question de contraception non plus, et le fait que la séquence érection-pénétration-éjaculation puisse éventuellement aboutir à une autre vie n’est pas même évoqué… alors qu’en fait c’est le but de l’opération. On oublie que nous sommes des mammifères. Il y a un déterminisme chez les mâles de notre espèce, comme chez les mâles de toutes les autres espèces de primates supérieurs, qui les fait réagir par le regard à un corps de femelle fécondable. Et si l’on ne tient pas compte de ça, on ne peut rien comprendre.

Au-delà du sexe, vous dites que la différence homme-femme est ce qui a donné lieu à des contes, des récits, des légendes, et qu’attribuer un sens à cette différence est l’un des traits fondamentaux, pour ne pas dire fondateurs, de l’humanité. Pourtant, on en arrive à un moment où l’homme et la femme, parce qu’ils parlent, pensent être des dieux : il suffit de se dire homme quand on est femme ou femme quand on est homme pour que ça se réalise, ou presque. En Angleterre, en Scandinavie ou aux ÉtatsUnis, existe un mouvement des enfants trans qui à 6 ans disent :

« Je ne suis pas une petite fille, je ne suis pas un petit garçon ». Et les parents plutôt que de rentrer dans un dialogue, d’essayer de voir que c’est plus compliqué que ça, très vite mettent des bloqueurs d’hormones… Il y a un documentaire, Enfants trans, il est temps d’en parler qui est très intéressant… Que pensez-vous de cette capacité de pouvoir se dire à la limite différemment, de jouer à se déguiser en fille, en garçon, mais d’en arriver au point où on refuse de reconnaître ce à quoi la nature nous a assignés, au point qu’on parle de réassignation de genre ? Je ne sais pas si vous avez vu cette émission avec Daniel Schneidermann qui parle de tous ces sujets-là avec 4 hommes sur le plateau ?

Non.

À un moment donné, Schneidermann dit qu’il est tout de même étonnant que sur le plateau, il n’y ait pas de femme, alors que c’est un sujet qui les concerne aussi ; tout à coup un homme barbu d’une quarantaine d’années dit : « Qui vous dit que je ne suis pas une femme ? » Évidemment le présentateur est complètement abasourdi et répond : « Ben, votre apparence ! ». N’y a‑t-il pas un mouvement très important, peut-être minoritaire mais très présent médiatiquement, qui est en train de rentrer dans ce délire du déni complet de la différence des sexes ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je pense que, sûrement, ce n’est pas une bonne idée de mettre des bloqueurs d’hormones pour les enfants, parce qu’il vaut mieux prendre ce type de décision à l’âge adulte. Mais ce sujet n’est pas une de mes priorités. Comme je ne crois pas en Dieu, de toute manière, je ne crois pas non plus que les êtres humains se transforment en Dieu.

Non, ils se prennent pour Dieu.

Ils se prennent pour Dieu, mais comme Dieu n’existe pas, autant se prendre pour lui. Je veux dire que ça ne me dérange pas. Chacun se fabrique ? C’est vrai, jusqu’à un certain point. Ce qui me dérange est cette obsession sexuelle qui caractérise notre société… Il y a tellement de sujets de magazines qui parlent de sexe et de désir. Une étude récente affirme qu’une femme a beaucoup plus de chances d’atteindre l’orgasme avec une femme qu’avec un homme et je suis totalement prête à le croire. Les trans, si ça leur correspond, je n’ai évidemment rien contre. Chacun se retravaille. Le monde est une scène, comme dit Shakespeare, et nous réinventons nos rôles au fur et à mesure. Ce qui me dérange dans cette obsession sexuelle de notre société, c’est que pendant ce temps, on ne s’occupe pas des mâles alpha qui détruisent la planète, ces prédateurs qui dirigent toutes les églises, tous les gouvernements, toutes les armées, toutes les banques, toutes les multinationales… C’est eux qui ont le pouvoir et qui en abusent. Si vous ouvrez n’importe quel journal, vous verrez les nouvelles des mâles prédateurs. Ainsi, que les gens veuillent s’habiller comme ci ou comme ça, les femmes en hommes, les hommes en femmes, qu’ils veuillent se faire opérer ou prendre des hormones, à vrai dire pour moi c’est un peu comme les hippies aux États-Unis pendant la guerre du Vietnam. Même si à l’époque je faisais partie de ce mouvement un peu « drop-out », maintenant, avec le recul, je pense que ça arrangeait le gouvernement de Nixon. Ça nous démobilisait. De même, il me semble aujourd’hui que si on ne regarde pas ce que font les mâles alpha, on ne s’occupe pas du vrai problème que pose la différence des sexes. J’ai demandé récemment à un ami biologiste si on ne pouvait pas préconiser la castration chimique de tous les mâles alpha dès la naissance, car ce sont eux qui, depuis des siècles, détruisent la planète, font les guerres, promeuvent les fictions pauvres de « nous contre eux », et qui valorisent la rivalité, la guerre, le heurt frontal… Je n’ai pas besoin de citer en exemple le président actuel des États-Unis « Ndlr : Donald Trump » ; les exemples pullulent. Il faudrait calmer les mâles alpha.

Sans l’avoir voulu, nous autres femmes sommes en grande partie responsables de cet état de fait, et je pense que les scientifiques confirmeront mes dires. Parce qu’il n’y a pas que la sélection naturelle, il y a aussi la sélection sexuelle, phénomène dont on ne parle pas assez. Pendant la préhistoire, nous autres femmes avons sélectionné des mâles pour leur force physique et leur agressivité parce que ça nous aidait à faire survivre nos enfants, et à survivre nous-mêmes. Dans une société de chasseurs-cueilleurs, il était impossible de pratiquer une égalité exacte dans la répartition des tâches. Pendant la période de leur fécondité, les femmes étaient objectivement lestées par les enfants qu’elles portaient dans le ventre ou sur le dos. Elles ont donc systématiquement choisi de se reproduire avec des hommes forts. Et aujourd’hui nous avons des mâles beaucoup trop violents pour nos besoins actuels, car nous n’avons plus besoin de force physique pour tuer de grandes quantités de gens. Mais une forte proportion de mâles continuent d’avoir et de cultiver cette violence que nous avons sélectionnée chez eux. C’est ça le problème de l’humanité : que fait-on de toute cette violence masculine ? C’est elle qui est en train de nous assassiner tous.

Mais justement, en niant ces différences des sexes, on ne va pas réussir à comprendre d’où vient cette violence masculine…

En effet.

Vous dites que cette différence génère des comportements innés fort différents, que le regard de l’homme sur le corps de la femme est inné, programmé dans le disque dur génétique du mâle humain pour favoriser la reproduction de l’espèce et donc difficile à contrôler complètement. Ses répercussions sont incalculables et très largement sous-estimées, et ce lien est nié parce que justement il implique le lien entre la séduction et la procréation.

Voilà, toutes les femmes savent cela, sauf un certain nombre de féministes. Lorsque je parle ainsi, elles me traitent d’essentialiste. Mais je ne sais pas si elles en font autant pour les gorilles. Si une femelle gorille disait ça, elle serait essentialiste aussi ?

Vous dites également que la théorie du genre nie l’évolution darwinienne de l’espèce.

Oui, au moins implicitement.

Pour revenir sur cette domination, pour expliquer notamment le fait que les hommes maltraitent les femmes plus souvent que le contraire, vous dites que c’est dans ces échanges exceptionnellement longs et intenses entre mère et enfant qu’est né le langage humain, mais aussi la misogynie. Vous dites le sentiment que peut avoir un homme d’être agressé, contrôlé, manipulé dans sa chair par les femmes peut être lié aussi au fait d’être né de la chair d’une femme, d’avoir été fabriqué à l’intérieur d’un corps féminin : « Il raisonne encore subjectivement comme si sa nature charnelle était la « faute » de la mère ». On n’entend pas ça souvent…

Si on n’évoque pas souvent ce phénomène, c’est parce que beaucoup d’hommes préfèrent oublier cette période qu’ils ont vécue comme humiliante ou qui a été objectivement humiliante : plus qu’on ne veut bien l’admettre, des mères violentent leurs enfants. Même un geste qui ne se veut pas agressif est parfois mal vécu. Après-coup, parce qu’ils vivent cela comme une injustice, les hommes peuvent devenir misogynes, éprouver le besoin de prendre le pouvoir dans les autres domaines. Françoise Héritier dit que « la valence différentielle des sexes » est due au sentiment d’injustice qu’éprouvent les hommes quand ils comprennent que les femmes peuvent faire leurs filles alors qu’ils ne peuvent pas faire leurs fils. Je ne sais pas si c’est ça, mais en tout cas l’idée que, volens nolens, on doit la vie à quelqu’un de l’autre sexe, et que, soi-même, on ne peut pas faire ça du tout, peut être vécu effectivement comme humiliant. S’il y avait un site #Metoo pour les hommes qui souhaitaient témoigner de façon anonyme, non des violences subies aux mains de leur conjointe, mais des humiliations subies aux mains de leur mère, il y en aurait beaucoup.

Cette focalisation sur la femme victime empêche aussi de voir qu’être un homme aujourd’hui, c’est très dur. Il faut se montrer à la fois viril, présent, avoir un bon travail, des responsabilités. Et ça, on ne peut plus le dire parce que l’homme est parfois d’emblée coupable d’être un homme…

Je trouve franchement candide une jeune femme qui dit : « Je suis moi-même, je m’habille comme je veux, je marche où je veux », et qui interprète toute réaction des jeunes hommes à son endroit comme une agression. Elle ne peut pas imaginer ce que vivent ces jeunes hommes dans leur corps. On se refuse à imaginer cette chose-là. Du moment qu’on a décidé d’affirmer notre désir et d’être capable d’être pleines d’ardeur sexuelle, on n’a pas envie d’entendre qu’on n’est pas capable d’imaginer ce qui se passe dans le corps d’un homme. Mais le fait est qu’on ne le peut pas. On est là entre femmes bien éduquées et bien portantes à se dire et à répéter haut et fort : « Voilà ce qui me fait jouir » ou « j’ai le droit de m’habiller comme ci ou comme ça », mais se demande-t-on un seul instant à quoi ressemble la vie érotique et amoureuse des centaines de milliers de garçons qui, dans la société française contemporaine, n’ont pas d’argent ? Ces garçons-là ont-ils droit à la jouissance, eux aussi ? Ont-ils droit au plaisir ? Comment doivent-ils s’y prendre pour affirmer leur désir ? De quelle manière peuvent-ils séduire, avoir une vie sexuelle qui ne serait pas une agression et ne passerait pas non plus par la pornographie ou la prostitution ? Qui sont-ils censés « draguer », et de quelle manière ? Sincèrement, qui peuvent-ils persuader de coucher avec eux ? Qui acceptera de coucher avec eux ? On ne se pose jamais ces questions-là.

C’est de plus en plus dur, non, dans une société où on exhibe la femme nue partout ?

En effet, nous vivons dans une société de l’allumage permanent.

Donc, ces femmes ne sont pas capables non plus de se rendre compte que l’abstinence pour l’homme est différente que pour la femme. Au Mexique et ailleurs, des femmes ont fait en signe de protestation la grève du sexe… On n’a jamais vu les hommes faire la grève du sexe. Elles sont incapables de reconnaître ça aussi, ce genre de féministes…

J’ai vu un site Internet où les hommes essayaient d’arrêter de se masturber parce qu’ils voulaient cesser d’utiliser le porno. Ils avaient vraiment fait un cheminement, une réflexion, et compris que la pornographie, en fait, n’était pas OK. Il existe donc des groupes, des chats entre hommes, pour essayer de cesser de se masturber et, d’après ce que j’ai lu, c’est difficile. Je pense effectivement que les femmes ne peuvent pas se mettre dans ce corps-là. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des hommes féminins et des femmes masculines, avec ou sans intervention chirurgicale ou traitement hormonal. Mais en gros, je crois très difficile pour une femme de comprendre la pulsion sexuelle des hommes.

Peut-être qu’on n’en parle pas assez ensemble aussi…

Oui. Mais si nous n’avons jamais su parler de ces choses, c’est peut-être aussi parce que les hommes sont très pudiques. Sur la sexualité masculine, la pornographie dit des choses fausses. Les hommes sont timides parce que c’est difficile de tomber juste.

Ce déni de la différence des sexes mène également à d’autres négations, à d’autres dénis, notamment le rôle qu’on fait jouer à la femme. C’est en lisant Putain de Nelly Arcan(2), que vous vous rendez compte de la tendance innée qu’ont les femmes à se faire belles.

Nous en avons beaucoup parlé déjà. Depuis la nuit des temps, les filles se font belles pour susciter le désir des garçons. Si vous traînez dans n’importe quelle boutique, café, théâtre et que vous tendez l’oreille, vous verrez que très souvent les discussions entre jeunes femmes tournent autour de leur apparence. Les chiffres de vente des journaux féministes n’arrivent pas à la cheville des chiffres de vente des journaux féminins. C’est un peu comme quand on parle du peuple : peut-être que le peuple est un concept a priori super sympathique et on aime à s’imaginer un peuple généreux et « de gauche » mais, en fait, le peuple n’est pas forcément ça. « Les femmes » ne sont pas forcément ce que voudraient les féministes. « Les femmes » continuent d’acheter massivement des magazines sur papier glacé qui leur permettent de comparer les habits, les coiffures, les maquillages, les bijoux et ainsi de suite. Et plus elles se libèrent, plus elles dépensent de l’argent pour se faire belles. Ça ne nous arrange pas, mais c’est le cas.

C’est Nelly Arcan qui dit en fait que tout le Soi est devenu corps. Les femmes ne se sont jamais autant objectivées que dans nos sociétés occidentales. Mais elle parle d’un anti-narcissisme. Ce n’est pas de l’amour de soi, en fait, mais une forme de haine de soi. Je suis assez d’accord avec ça.

Moi aussi.

Elles se détruisent en ne pensant qu’au reflet qu’elles offrent à l’autre.

Oui, quand elles sont poussées à ce point extrême. Nelly Arcan m’a appris beaucoup de choses sur les comportements des jeunes femmes contemporaines, par exemple la prévalence de la chirurgie esthétique, y compris au niveau des organes génitaux. Il y a des milliers de jeunes femmes, en France comme au Canada, qui se font opérer les lèvres ou le clitoris, pour réduire l’ouverture du vagin. Beaucoup de femmes se rasent le pubis aussi, pour que leur sexe ressemble à celui d’une petite fille. C’est en connaissance de cause que Nelly Arcan parlait de chirurgie esthétique : elle-même s’est fait opérer à de nombreuses reprises.

Il faut rappeler qui est Nelly Arcan.

Nelly Arcan est le pseudonyme de Isabelle Fortier, une Québécoise qui a publié des romans à ma connaissance sans égal sur l’aliénation sexuelle des femmes dans le monde contemporain. Elle s’est suicidée à l’âge de trente-six ans, en 2009. C’était une jeune étudiante brillante qui, née à la campagne, est venue s’installer à Montréal. Tout en rédigeant un mémoire à l’université sur un des cas célèbres de Sigmund Freud, elle a décidé de se prostituer pendant quelque temps pour comprendre, parce que cette chose-là existait…

Mais elle est tombée dedans ?

Si une femme le fait une fois, elle « tombe dedans », comme vous dites. En même temps, Nelly Arcan n’a jamais cessé d’être estomaquée par cette chose-là. Et je crois que banaliser la prostitution, ce n’est pas la meilleure idée.

Vous dites dans Reflet dans un œil d’homme que, justement, c’est parce qu’il y a cette ambivalence de l’homme vis-à-vis de sa mère et plus tard vis-à-vis des femmes, qu’il va voir des prostituées pour humilier une femme.

Ça peut être ça, en effet. Mais, même si c’est simplement pour avoir un rapport qui se passe éventuellement dans la douceur et le plaisir du point de vue de l’homme, pour une femme qui a eu vingt clients dans la journée, c’est difficile de prendre du plaisir. De toute façon, il me semble évident que, plus souvent pour les hommes que pour les femmes, l’acte sexuel a un côté mécanique. Et ceci pour des raisons évidentes : parce que la participation des hommes à la reproduction dure quelques instants alors que celle des femmes dure au moins neuf mois (pour ne rien dire de la suite). Pour un homme, il est dans l’intérêt de la reproduction de ses gènes de copuler avec beaucoup de femmes, alors que la réciproque n’est pas du tout vraie. Dans une ferme du Berry où j’étais il y a quelques jours, deux boucs avaient engrossé la centaine de chèvres de l’étable.

Une fois de plus, ça ne va pas plaire aux féministes…

Je ne dis évidemment pas que les humains devraient s’organiser ainsi ! Mais il est clair qu’hommes et femmes ne sont pas faits pour s’entendre. Attention, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous entendre. Mais nous ne sommes faits pour nous entendre parce que nous ne sommes pas faits, tout court. Personne ne nous a faits, personne ne nous a fabriqués : nous avons évolué pour nous reproduire, comme tous les mammifères sur la planète Terre. Ensuite nous nous arrangeons avec cela, nous décidons par exemple de nous contracepter, de ne pas poursuivre une grossesse jusqu’au bout, ou ne pas avoir d’enfant. Il faut défendre mordicus ces droits-là. N’empêche, la donne de départ est un corps de mammifère, mâle ou femelle, où les seuls projets génétiquement inscrits sont des projets de survie et de reproduction. Les projets de liberté individuelle viennent plus tard !

En tout cas, on pourrait dire merci aux prostituées qui rendent un énorme service à la société, permettant aux hommes de se « libérer ». Sans elles, il y aurait encore plus de violence ?

Le problème est de savoir qui doit faire ce travail. Or à cette question cruciale, il n’existe pas de réponse satisfaisante. Une fois, un peu par provocation mais pas tout à fait, j’avais suggéré un service prostitutionnel.

C’est-à-dire ? Comme un service militaire ?

Oui. S’il y avait le service prostitutionnel, c’en serait fini de la valeur absurde de la virginité, de l’opprobre qui pèse sur les prostituées et de l’insulte « putain ». Si la mère, la sœur et la fille de chaque homme avaient dû passer par là, les prostituées ne souffriraient plus du mépris et de la marginalisation. Mais ce n’est sans doute pas une bonne solution ; je crois que la plupart des jeunes filles toléreraient mal d’être pénétrées, malaxées, embrassées ou frappées par des inconnus, de devoir accéder à n’importe quelle demande particulière que ceux-ci pourraient leur faire – y compris celle, courante comme on le sait, qui consiste à leur infliger à eux, les clients, douleurs physiques et humiliations. Si nous trouvons qu’il faut à tout prix éviter aux jeunes femmes de notre entourage de vivre ces épreuves, est-ce normal de les faire vivre aux femmes plus démunies de la société, à savoir les étrangères sans argent ?

C’est peut-être des choses comme ça qui ont marqué profondément Nelly Arcan. Elle parle d’un homme, père de famille, qui lors d’une passe lui éjacule au visage. Elle lui dit après : « Mais vous avez une fille de mon âge… », ce à quoi l’homme répond : « Moi ça, je ne pourrais jamais savoir qu’on pourrait lui faire ça ! » « Mais vous le faites à moi ! », dit Nelly Arcan…

Voilà, c’est là où le bât blesse, n’est-ce pas ? Si vous n’êtes pas prêt à envisager que votre fille soit prostituée, il ne faut pas aller voir des prostituées ! Pour ma part, je pense que c’est un vrai problème, je ne dis pas que les hommes doivent juste se contrôler. Je ne sais pas ce que préconisent sérieusement les féministes à ce sujet mais, sincèrement, je ne suis pas contre les robots. Cela existe déjà.

Sauf si ça commence à remplacer les rapports charnels véritables.

Mais tant mieux s’il y a des rapports charnels véritables. Dans notre monde privilégié et riche, nous avons l’habitude d’envisager la sexualité comme la chose la plus merveilleuse du monde. Mais, chez nous comme dans toutes les sociétés humaines, la sexualité a toujours été la cause de beaucoup de drames, de violence, de jalousie… Et cela a peu de chance de rentrer dans l’ordre, parce que c’est notre part animale qui nous échappe, nous déborde, nous submerge. C’est lié à la vitalité du corps qui veut se reproduire – et donc, aussi, au fait que nous allons mourir.

La femme est tellement maltraitée parce qu’elle représenterait, beaucoup plus que l’homme, le temps, avec la maternité, et le fait que c’est elle qui donne la vie mais qui donne aussi la mort. Vous citez à un moment donné Samuel Beckett qui disait : « Les femmes accouchent à califourchon sur la tombe ». Donc, la maternité rappelle aux hommes, comme aux femmes, la tragique finitude de notre existence. C’est parce que nous sommes nés que nous allons mourir… Vous dites que les femmes sont tenues pour responsables de la mortalité humaine du fait que la vie a commencé nécessairement à l’intérieur de leur corps. On les associe donc à la nécessité de mourir. Il doit y avoir sans doute, profondément en nous, quelque chose qui est lié à ça.

Oui, les femmes sont considérées comme plus près de l’animal, de la nature. C’est la raison pour laquelle, dans beaucoup de religions, elles ne peuvent toucher au sacerdoce. Il y a quelques exceptions, comme le vaudou haïtien où les femmes peuvent être prêtresses à égalité avec les hommes. Mais dans l’immense majorité des religions, pour que les hommes aient un domaine de sacré vaguement comparable à cette puissance de donner la vie, de mettre au monde, il a fallu écarter les femmes du sacerdoce. Ma solution, depuis mon tout premier livre Jouer au papa et à l’amant, il y a plus de 40 ans, a toujours été d’atténuer les différences entre les sexes. D’une part, cela veut dire qu’il faut associer les hommes le plus possible au soin des enfants, aux tâches domestiques. Et pas parce que ce serait là d’horribles corvées. Au contraire, c’est noble et beau : on nourrit, on soigne, on lave, on nettoie, on range… Si tout ça doit être fait par une seule personne dans la maisonnée, c’est évidemment une oppression. Quand les gens partagent ces tâches, ils savent qu’ils sont dans la vie matérielle, ils ne peuvent plus dire des inanités sur l’âme immortelle. D’autre part, cela veut dire que les femmes doivent siéger dans les cours de justice, occuper des places de responsabilité dans les gouvernements, les entreprises,… Si les femmes n’ont que le domaine domestique pour exprimer leur pouvoir, elles auront évidemment tendance à opprimer leurs enfants. Au Rwanda, où il y a eu une très forte mortalité masculine à cause du génocide, les femmes ont dû apprendre très rapidement à s’occuper des métiers jusque-là exclusivement masculins. Aujourd’hui, il existe au Rwanda des ONG créées par des hommes pour encourager les hommes à s’occuper des tâches ménagères, de la cuisine, du soin des enfants. Et il y a un plus fort pourcentage de femmes au Parlement que dans n’importe quel autre pays au monde. C’est terrible de devoir passer par un génocide pour obtenir un changement de cet ordre !

Vous faites une relation entre la maternité, le déni de différence des sexes et l’image de la femme. Y a‑t-il un lien entre cette volonté de nier notre nature, la maternité, et le fait que « c’est beau » une femme qui accouche mais qu’elle ne maîtrise plus rien du tout ?

Oui, encore que, de nos jours, beaucoup d’obstétriciens et d’obstétriciennes trouvent que la péridurale devient trop systématique, à tel point que, parfois, les femmes ne se rendent pas compte de l’importance de ce qui vient de se passer, qu’elles entrent dans une nouvelle phase de la vie. Elles n’accouchent pas exactement en se laquant les ongles, mais presque ! Ce n’est qu’un « mauvais moment à passer » ; tout de suite après, on récupère son téléphone, ses rendez-vous, etc. Avec ou sans douleur, c’est un événement de taille. Je crois qu’il y a beaucoup de jeunes couples, garçons comme filles, qui sont stupéfaits par la somme des tâches liées à la parentalité. Ils sont pris au dépourvu. Ils pensaient qu’ils allaient gérer ça comme ils gèrent quelques rendez-vous supplémentaires dans la semaine. Ça ne se passe pas comme ça ! Et le discours n’est pas là pour les aider. On a un peu aplati les phases de la vie les unes sur les autres. Il n’y a plus d’initiation à l’adolescence, plus de rites de passage, de rituels de puberté. Ce n’est pas la même chose d’être pré-pubère et pubère, ni pour les garçons, ni pour les filles ; mais dans nos sociétés, personne n’en parle. Les gens inventent leurs propres rituels de mariage ou d’obsèques, mais un silence gêné plane sur la puberté car l’on tient à insister sur l’égalité et à faire comme si les différences étaient insignifiantes. Mais c’est justement à la puberté que s’accusent les différences entre garçons et filles, aussi spectaculaires pour les uns et pour les autres. Ensuite, c’est un autre moment spectaculaire de devenir parent, surtout pour la femme. On ne peut pas dire c’est la même chose pour le père et la mère, c’est là que la différence est vraiment très forte. Mais si on dit juste : « Je n’allaite pas, je mets l’enfant tout de suite à la crèche ou chez des gens qui, pendant la journée, s’occupent de lui, d’elle ou.… d’elleux, c’est un peu grave. » On ne se rend pas compte qu’on est dans une existence qui a une courbe : on est né, on doit la vie à quelqu’un, on fait l’expérience de mille partages et échanges, et on va mourir.

C’est notre nature profonde qu’on nie. N’y a‑t-il pas un lien avec ce qu’on disait au début, le fait qu’on est de plus en plus loin de la nature, de la Terre ?

En effet, je vois mal comment concilier le féminisme « ultra-genriste » et une approche écologiste.

Ce genre de discours accompagne très bien le système capitaliste financier ; ça ne le dérange pas du tout. C’est pour cela que cette minorité est tellement répercutée médiatiquement, elle divise les gens et ne nous réunit pas autour de quelque chose qui nous permettrait de changer.

Dans le livre Après le monde d’Antoinette Rychner, un beau roman d’anticipation (mais à peine), il y a une très belle invention : le féminin est devenu le genre universel… Les hommes se reconnaissent sans problème dans ce « nous » général et je me dis que l’écriture inclusive devrait finir par avoir cet effet-là, c’est-à-dire qu’on va enlever les points et les parenthèses, etc., et qu’on va juste dire que les hommes sont inclus dans les femmes, parce que vous êtes inclus en nous, vous êtes différents mais on vous a portés, on vous a mis au monde, c’est nous qui vous contenons. Et ça va paraître absurde qu’on ait toujours dit : « Ils, ils, ils… », alors qu’il s’agissait d’hommes et de femmes.

Merci, Nancy Huston.
Propos recueillis par Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Pour n’en citer que quelques-uns : Cantiques des plaines, Actes Sud ; 1993 ; Journal de la création, Seuil, 1990 ; Reflets dans un oeil d’homme, Actes Sud, 2012, In Deo, avec Guy Oberson, Les éditions du Chemin de fer, 2019.
  2. Nelly Arcan, Putain, Éditions du Seuil, 2001.

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