MAIN BASSE SUR LA VILLE

PARTIE 1 : LE DOSSIER JOSAPHAT : PAD AMBIGUÏTÉ ?

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Schaerbeek, samedi 25 avril. Des bulldozers et des pelleteuses viennent troubler le silence et la quiétude de la friche Josaphat, creusant une tranchée de 140m de long sur 7m de large en plein milieu d’un site naturel. Pour le président de la Région Rudy Vervoort, il s’agit de « travaux mineurs de nivellement » qui auraient simplement suscité l’émoi d’une poignée de riverains et qui ne nécessitaient pas de permis d’urbanisme. Pour continuer sur le registre de l’émotion, le ministre de la Région déplore le manque de communication autour de ces travaux qui ont « généré des réactions de grande sensibilité » de la part de certains acteurs qui n’auraient pas pu « garder leur calme et leur sang-froid»(1). Alors quoi ? Un événement sans gravité, dramatisé par les naturalistes ? Si insignifiants soient-ils, d’après Rudy Vervoort, ces travaux de nivellement ont attiré l’attention des journalistes et le Ministre-président de la Région était loin de se douter que cette tranchée nous apparaîtrait comme un bout de fil dépassant d’un sac de nœuds, un bout de ficelle sur lequel commencer à tirer pour démêler le reste…

Creusée juste à l’emplacement de la future voirie d’accès au site, cette cicatrice, c’est la SAU, Société d’Aménagement Urbain, qui en est la responsable. Propriétaire du terrain depuis 2005 après l’avoir racheté en 2006 à la SNCB, la SAU attend le feu vert de la Région pour enclencher un nouveau PAD (Plan d’Aménagement Directeur). Fleurissant aux 4 coins de la ville, les PAD sont des outils d’aménagement urbain à valeur réglementaire qui permettent de déroger à certaines règles afin d’accélérer les projets de construction. En clair, les PAD sont une aubaine pour les promoteurs immobiliers qui se débarrassent ainsi des mesures contraignantes entravant la réalisation des projets (comme la hauteur des bâtiments qui peuvent largement dépasser ce qui est prévu dans le PRAS(2)). Actuellement, il en existe une dizaine en Région Bruxelles-Capitale. La récente multiplication des PAD depuis la réforme du CoBAT(3)4 en 2017 est révélatrice d’un système qui repose sur une collusion informelle entre l’administration publique et le secteur de la promotion immobilière. À ce titre, la friche Josaphat est un cas d’école pour mieux cerner les enjeux que recouvre l’aménagement urbain à Bruxelles, un secteur qui s’organise en un vaste et complexe réseau de sociétés publiques ou parapubliques, reliées entre elles par des personnages clés, souvent étroitement liés au monde de la politique. Ouvrir le dossier Josaphat, c’est un peu comme ouvrir la boîte de Pandore de l’urbanisme bruxellois.

UN MANQUE DE TRANSPARENCE

Ce qui caractérise en premier les PAD, c’est d’abord le manque de transparence qui entoure le projet. En effet, dans le cas de la friche Josaphat, les procédures sont très opaques et le flou est volontairement entretenu sur le financement du projet : on ne sait absolument rien de l’économie du projet, et les tentatives pour essayer de lever le voile sont restées lettre morte, au prétexte de ne pas « compromettre les procédures de dialogue compétitif », comme s’est vu répondre un ancien membre d’IEB lorsqu’il a voulu se renseigner auprès de Marie Vanhamme, chargée du projet Josaphat à la SAU. Impossible de savoir par exemple comment vont se mettre en place les cessions de terrain entre le public et le privé, étant donné que le projet prévoit 55% de logements privés (et seulement 45% de publics) sur un terrain qui appartient à la Région ! Pourtant, ce sont des questions qui ont été posées lors de l’enquête publique, mais qui n’ont reçu aucune réponse satisfaisante… Cette opacité empêche d’avoir une vision claire et précise du montage financier du projet et constitue une réelle atteinte au contrôle des citoyens sur l’aménagement du territoire bruxellois.

UN PROJET ANTI-DÉMOCRATIQUE

L’enquête publique a été elle-même pointée du doigt à plusieurs reprises, notamment par des membres d’Inter-environnement Bruxelles qui dénoncent un déficit démocratique dans la procédure de consultation citoyenne, notamment à cause de la complexité des documents qui ont servi de base à l’enquête publique. En effet, un dossier de près d’un millier de pages a été transmis aux habitants du quartier qui doivent en prendre connaissance sur un temps très court puisque l’enquête publique n’a duré que 2 mois entre le 3 octobre et le 2 décembre 2019. D’autre part, ce dossier comporte plusieurs volets, dont un stratégique et un réglementaire : or la plupart des mesures sensibles, comme la protection de la biodiversité, figurent dans le dossier stratégique, et non dans le dossier réglementaire, ce qui veut dire qu’elles ne sont pas contraignantes et peuvent être outrepassées. La distinction entre ces deux volets du dossier n’est pas toujours évidente à réaliser pour les néophytes que sont (majoritairement) les habitants du quartier. Cette distinction est pourtant très importante, car il apparaît clairement que le volet réglementaire est beaucoup plus court (seulement 14 pages) dans le but de laisser une marge de manœuvre aux promoteurs immobiliers, ce qui, en définitive, n’accorde que peu de garanties aux habitants en termes de qualité de vie et de protection de la biodiversité.

Mais ce n’est pas tout : en plus d’être complexes et difficilement abordables, les documents d’expertise environnementale mis à disposition des citoyens lors de l’enquête publique sont également d’une qualité médiocre et présentent des données biaisées ou incomplètes. C’est notamment le cas du Rapport d’Incidence Environnementale (RIE) et de son résumé « non-technique » (RNT) qui, en dépit de son appellation rassurante, ne permet pas de se faire une idée précise des implications environnementales du projet Josaphat. Comble de l’hypocrisie : ces documents prétendent même que le projet pourrait avoir un impact positif sur la biodiversité de la friche en promettant de « la conserver et de la faire évoluer »(4) grâce à une meilleure « connectivité » des espaces verts, ce qui est une aberration selon les naturalistes pour qui le projet entraînera nécessairement un appauvrissement de la biodiversité dans la friche.

Contrairement à ce que prévoit le projet, il y a donc une véritable lacune dans la démarche pseudo-démocratique du PAD Josaphat puisque les citoyens ne disposent que d’une information incomplète et orientée ne leur permettant pas d’émettre un jugement critique et éclairé sur le projet. L’annonce de la réalisation d’une enquête publique est symptomatique d’un usage purement communicationnel de la participation citoyenne, où la transparence et la clarté ne sont pas de mise.

COLLUSION PUBLIQUE-PRIVÉE

L’autre point problématique de ce projet, c’est l’implication d’acteurs aux profils et aux intérêts ambigus, entretenant une frontière floue entre gestion publique du dossier et intérêts privés. C’est notamment le cas d’Henri Dineur, ex-directeur de cabinet de Charles Picqué à la Région en 2006, reconverti dans l’aménagement urbain. L’homme fait aujourd’hui partie du Conseil d’administration de la SAU. Nous précisons ici que notre objectif n’est pas de formuler des accusations ad personam, mais simplement de pointer du doigt ce qu’il y a de problématique à ce qu’un homme ayant exercé un mandat à la Région se retrouve administrateur d’une société anonyme publique-privée, dont les activités d’aménagement dépendent justement d’une décision de la Région. Le mandat d’administrateur à la SAU est d’autant plus stratégique que la SAU tient également un rôle d’évaluation dans la procédure de dialogue compétitif qui met en concurrence différents acteurs privés ou parapublics pour l’octroi d’un marché public comme celui de la friche Josaphat. Or, le passé sulfureux d’Henri Dineur peut légitimement conduire à s’interroger sur le principe de neutralité qui devrait normalement chapeauter cette procédure de dialogue compétitif. Un retour en arrière s’impose pour ne pas perdre nos lecteurs/trices.

HENRI DINEUR : PORTRAIT D’UN HOMME AU PASSÉ SULFUREUX

2006. Dineur est le dir’cab’ de Piqué. « Ce juriste de formation cultive le don d’ubiquité, explique le journaliste Gwenaël Brëes.(5) De 2000 à 2006, il sera le principal échevin de Saint-Gilles en charge de nombreuses compétences communales qu’il trouvera le temps de cumuler avec ses fonctions au sein du PS, ses nouvelles responsabilités régionales, ainsi qu’avec différents postes d’administrateur dans des sociétés publiques ou parapubliques ! Dineur est défini par certains de ses proches comme “un tueur”, un négociateur sans complexes, sans scrupules et sans états d’âme, qui fait passer au forceps les projets de son patron ». Après son revers électoral – qui lui fait perdre son siège de conseiller communal – Dineur démissionne de son poste à la Région en pleine législature et rejoint la direction du CA du Palais des Congrès s.a. dans le cadre du Plan de Développement International(6) en 2007. Il pilote parallèlement le réaménagement du plateau du Heysel, au sein d’EXCS, une société anonyme financée par les pouvoirs publics, mais qui échappe à tout contrôle démocratique. En 2008, la société est rebaptisée NEO scrl. Son objectif est de se servir d’une structure entrepreneuriale privée pour se défaire des contraintes de la prise de décision démocratique. C’est devenu une pratique courante en RBC via des sociétés anonymes de droit public et des organismes d’intérêt public (OIP). Neuf ans plus tard, la Cour des comptes(7) épingle NEO pour des frais injustifiés : deux cartes de crédit avaient été mises à disposition de Dineur ; lesquelles lui ont permis de payer plus de 10.000€ en frais de voyage et de représentation (entre 2014 et 2015). On reproche également à Dineur un non-respect de la législation sur les marchés publics. Dineur se justifiera en disant « j’étais mandataire public sans le savoir »(8).

Derrière l’outil du PAD, se pose donc la question des accointances entre le pouvoir adjudicateur (en charge de la gestion d’un marché public) et le monde de la promotion immobilière. Ainsi, dans le cas de la Friche Josaphat qui nous intéresse ici, le problème n’est donc pas simplement la présence d’Henri Dineur au Conseil d’Administration de la SAU, mais plutôt la potentielle activation de tout un réseau de copinages parmi une pluralité d’acteurs publics et privés, via des échanges informels. Même s’il n’y a pas de conflit d’intérêts avéré impliquant la personne d’Henri Dineur dans le cadre du PAD Josaphat, c’est l’existence d’un tel réseau qui est problématique, et qui devrait suffire à questionner l’éthique de ce projet.

LE COMPLEXE DU NATURALISTE-BÉTONNEUR

À propos d’éthique, le meilleur reste à venir. Vous l’avez compris, Henri Dineur est un homme qui a plusieurs cordes à son arc. Depuis 2017, il est également administrateur délégué d’AVES-Natagora. Non, vous n’avez pas mal lu. Nous pouvons l’écrire une seconde fois pour vous ôter le bénéfice du doute : Henri Dineur est administrateur délégué d’AVES-Natagora depuis 2017, où il a remplacé Emmanuel Sérusiaux à la tête de la plus grande association de naturalistes de Belgique francophone. Mais face à l’incohérence de cette position du « naturaliste-bétonneur » pointée par ses contradicteurs, Dineur a trouvé la parade en se faisant le chantre de la densification urbaine comme moyen d’éviter d’empiéter sur la campagne pour y préserver la biodiversité ; une théorie qu’il soutient publiquement dans l’éditorial de la revue publiée par Natagora où il écrit : « Concentrons dans les villes, restaurons la biodiversité dans les campagnes »(9). En quoi cet argument est-il grotesque ? D’abord parce qu’il semble absurde, lorsqu’on veut protéger la nature en général, de prétendre qu’il faut sacrifier la biodiversité urbaine pour préserver celle des campagnes ; mais surtout parce qu’il existe des milliers de logements à l’abandon sur le territoire bruxellois, qui n’attendent que d’être restaurés pour servir à nouveau. Inutile donc, d’en construire de nouveaux et de continuer à empiéter sur les derniers espaces naturels qui subsistent en ville.

COMME UN CHEVEU SUR LA SOUPE

Mais avant de critiquer le fond de cette posture (défendable puisque Dineur n’est d’ailleurs pas le seul à la défendre dans le milieu des naturalistes), cet argument appelle d’abord une critique de forme : que viennent faire de tels propos dans l’édito d’une revue naturaliste ? Cette référence à la densification urbaine tombe comme un cheveu sur la soupe dans une revue dédiée à un public qui s’intéresse à la nature, et pas à des spécialistes de l’urbanisme. Promouvoir la densification des villes comme outil contre l’artificialisation des sols qui cause la destruction de la biodiversité dans les campagnes… Voilà qui a quelque chose d’irrémédiablement grotesque et qui témoigne d’une totale confusion des rôles(10). En d’autres termes, le problème n’est pas tant de défendre un tel argument en soi, mais plutôt de savoir qu’il peut indirectement servir les intérêts de celui qui le profère. Autrement dit, quand Dineur rédige son édito pour Natagora, quel rôle endosse-t-il ? Qui parle ? Est-ce que c’est le passionné de nature, le promoteur immobilier, ou l’administrateur de la SAU ? Sans doute un peu des trois, mais quand on sait que le site observations.be qui répertorie toutes les observations et qui fait figure de référence parmi les naturalistes, est géré par l’association Natagora, il est évident que Dineur en retire un certain pouvoir politique pouvant potentiellement servir ses intérêts.

QUELS CONTRE-POUVOIRS ?

Tout l’enjeu est donc d’être capable d’évaluer les conséquences de cette multiplicité de casquettes qu’il peut prendre ou ôter à l’envi, en fonction du sujet abordé. Dans le cas du dossier Josaphat, il se défend de toute accusation de conflit d’intérêts en prétendant ne pas prendre part au débat sur la friche Josaphat, à la SAU comme à Natagora : « Pour la bonne forme, je signale que lorsque ce type de dossier est traité à la SAU, je m’abstiens de participer. Quant à Natagora, j’ai moi-même fait changer nos statuts qui étaient peu clairs à ce propos, et je ne participe évidemment pas aux débats non plus. » se justifie-t-il après avoir été interpellé par un naturaliste sur un forum public.(11) À l’entendre, sa bonne foi serait suffisante pour écarter tout soupçon de conflit d’intérêt. Or, en s’intéressant de plus près aux modifications des statuts enregistrées depuis que Dineur est administrateur de Natagora, aucune trace d’un tel changement n’est perceptible. Certains articles concernant la gestion du patrimoine immobilier de Natagora ont effectivement subi des modifications, en revanche l’article sur le conflit d’intérêts est resté identique et lorsque nous avons voulu en savoir plus sur les mécanismes de contre-pouvoir au sein du CA de Natagora, nous nous sommes entendu répondre que « s’il y a soupçon de conflit d’intérêts, la personne est invitée à sortir de la pièce au moment de l’évocation du dossier ». Rien de gravé dans le marbre donc. Autrement dit, si Dineur avait vraiment voulu faire modifier les statuts en profondeur sur la question des conflits d’intérêts, il avait les moyens de le faire. Son lobbying anti-conflit d’intérêts aurait donc pu se manifester de manière plus radicale. Par conséquent, s’il met la même énergie à défendre la friche Josaphat en tant que président de Natagora, que celle qu’il a investie pour empêcher tout conflit d’intérêts au sein de l’association en tant que membre du CA… les promoteurs immobiliers peuvent dormir sur leurs deux oreilles !

JOUER LA MONTRE : UN OUTIL DE CENSURE INDIRECTE

Cette posture, qui relève d’un attentisme caractérisé, est révélatrice du rôle que pourrait jouer (ou plutôt ne pas jouer) Henri Dineur en tant que président de Natagora dans le dossier Josaphat : si personne ne le soupçonne de mettre des bâtons dans les roues de l’association, en l’empêchant par exemple de déposer un potentiel recours contre le PAD Josaphat, il serait cependant plus difficile de croire qu’il soit à l’initiative d’une telle action en justice. Il n’est donc pas question d’une censure directe de la part de Dineur, mais plutôt d’une inertie volontaire, non sans incidence dans le dossier qui nous intéresse. Coutumier de ce genre de procédure, Dineur sait quelque chose que les autres ignorent : le temps est le meilleur allié pour venir à bout de n’importe quel activisme aux relents un peu trop démocratiques (et assez téméraire pour intenter un recours en justice). Dans le secteur de l’aménagement urbain, jouer la montre est une stratégie classique qui a déjà fait ses preuves comme nous le verrons dans un autre volet de ce dossier.

En outre, s’il ne s’oppose pas ouvertement à l’activisme juridique contre le PAD Josaphat au sein de Natagora, son mandat de président et d’administrateur de l’association lui confère un certain pouvoir sur le fonctionnement de l’organisation.  Ses prises de position au CA, les points qu’il décide de mettre à l’ordre du jour, son poids dans les délibérations, le vote du budget de l’association… tous ces instruments de gouvernance peuvent avoir des conséquences matérielles sur l’organisation et se traduire en termes de ressources humaines par exemple, ce qui se répercute ensuite directement sur les activités de l’association. Or, il ne faut pas négliger le personnel et le temps nécessaires pour déposer un recours parallèlement à la poursuite des activités « ordinaires » de l’association. En ayant le pouvoir d’influencer de telles décisions d’ordre organisationnel, Dineur se met luimême dans une position délicate, et comme le résume bien un membre de l’ASBL : « Le problème c’est que Dineur a le statut de président… Je n’aimerais vraiment pas être à sa place. »

DES RELATIONS COMPLEXES

Mais si le cas de Dineur pose question, il serait cependant injuste de jeter le discrédit sur l’association. Au contraire, le trouble causé par l’édito de son président a fait surgir de nombreux questionnements en interne : les employés ne partagent pas tous la position de leur président au sujet de la densification urbaine. « Jusqu’à présent, on ne s’était jamais vraiment positionnés sur la protection de la nature en ville, et le dossier Josaphat nous a permis de commencer une réflexion collective »(12). Suite à cela, un groupe de travail s’est constitué sans Henri Dineur pour tâcher d’élaborer un positionnement collectif sur la question de la protection de la biodiversité en milieu urbain. La vérité, c’est que Natagora n’est pas suffisamment armée pour s’opposer frontalement à son administrateur délégué. Il y a quelques années, Natagora a connu des difficultés financières qui l’ont probablement poussée à établir des rapports de dépendance ou du moins, qui ont suscité un sentiment de redevabilité envers son président. Aujourd’hui le CA de l’association le soutient sur toutes ses positions et a voté pour lui à l’unanimité (20 membres, 20 votes à main levée…), ce qui lui confère une forte légitimité. Il ne faut donc pas sous-estimer la complexité de la situation dans laquelle se trouve Natagora vis-à-vis de son administrateur délégué. Cependant, une chose est sûre : Dineur n’est pas dépourvu de flair et place méthodiquement ses pions sur l’échiquier. Ses positionnements sont toujours stratégiques. Comme le résume bien Gwenaël Breës, il possède un don d’ubiquité et il se pourrait bien qu’il ait un coup d’avance dans le dossier Josaphat…

UN RAPPORT UTILITAIRE À LA NATURE

Pour l’instant, la Commission Régionale de Développement a émis un avis négatif(13) sur le projet d’aménagement de la friche, ce qui est encourageant du point de vue des naturalistes, la friche Josaphat étant l’un des derniers sites de la sorte en RBC, « un lieu unique, la dernière grande friche de Bruxelles » explique le naturaliste Benoît de Boeck. Sa principale caractéristique, qui fait notamment la richesse de sa biodiversité, est d’être un espace ouvert avec plusieurs milieux différents comme les mares, les haies et les talus, ce qui permet la coexistence d’espèces qui affectionnent ce type d’espace ouvert, comme les oiseaux migrateurs ou les abeilles sauvages(14). En permettant la construction de tours et de bâtiments en hauteur, le PAD risque de réduire drastiquement cette ouverture et les espaces verts prévus dans le projet ne permettront pas de conserver la biodiversité présente sur la friche. Tout au plus, le projet permettra-t-il de retrouver une biodiversité « banale » constituée de pigeons, d’écureuils et de moineaux, qui viendront remplacer les libellules, les gobe-mouches et les hérons cendrés… Comme l’explique un naturaliste : « La biodiversité des parcs n’est pas de la biodiversité. Les pelouses sont des déserts écologiques par rapport à la végétation de la friche. ». En s’inscrivant pourtant dans un objectif de « durabilité », le PAD Josaphat montre que le rapport de l’homme à la nature est purement utilitaire : on plante des arbres pour « dépolluer », on construit des parcs pour s’aérer… Autrement dit, la nature n’est pas préservée pour ce qu’elle est, mais au nom du bénéfice que l’homme en retire, ce qui explique qu’elle n’est pas prioritaire par rapport aux intérêts économiques d’une poignée de promoteurs immobiliers. Peu rentable, la biodiversité de la friche ne pèse pas lourd dans la balance face à la promesse d’une nature aseptisée, faite de parcs et de toitures végétalisées, pourvu que certains puissent en tirer profit. Alors, peut-on vraiment parler de nouveau paradigme, comme le prétend Dineur dans son édito de Natagora ? Ou bien les récents travaux sur la friche Josaphat ne sont-ils que la démonstration d’un éternel retour du même, sacrifiant sans remords la nature aux appétits insatiables/retors des promoteurs immobiliers ? Et de quels autres sacrifices les PAD sont-ils le nom ? À suivre dans le prochain épisode…

Scandola Branquet

Notes et références
  1. Commission Territoriale de Développement, 11 mai 2020, réponse de Rudy Vervoort à l’interpellation des représentant.e.s de partis sur la question des travaux de la friche Josaphat : https://youtu.be/FFvZGj6uHAc?t=2796 ou p.12 : http://weblex.irisnet.be/data/crb/biq/2019–20/00096/images.pdf.
  2. PRAS : Plan Régional d’Affectation des Sols. C’est le règlement ordinaire, la règle du jeu de base de l’urbanisme en RBC. Par rapport au PRAS, les PAD ont une valeur dérogatoire.
  3. Code Bruxellois de l’Aménagement du Territoire.
  4. Perspectives Brussels, Résumé Non-Technique (fourni par ARIES consultants), « incidences du plan sur la faune et la flore », p.55, disponible en ligne : https://perspective.brussels/sites/default/files/documents/rie_josaphat_02_rnt_fr.pdf
  5. Voir Gwenaël Breës, Bruxelles-Midi, l’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009.
  6. Le PDI est un programme d’urbanisme présenté par Charles Picqué et visant à faire renforcer l’identité de Bruxelles comme capitale de la Belgique sur la scène européenne et internationale à travers de grands projets comme la construction d’un palais des congrès : https://www.ieb.be/Le-Plan-International-de
  7. 22ème Cahier de la Cour des comptes, Session ordinaire 2017–2018, adressé au Parlement de la RBC, p. 178 (disponible en ligne)
  8. La Meuse, 12 décembre 2017, « Henri Dineur (Neo) : «J’étais mandataire public sans le savoir» »
  9. Magazine de Natagora n°96 mars-avril 2020, édito : Vers un Nouveau Paradigme ?, Henri Dineur
  10. Voir Ezelstad/La cité des ânes, Densifier la ville pour sauver les campagnes ?, 15 mai 2020
  11. https://groups.google.com/forum/?hl=fr#!searchin/aves-contact/dineur%7Csort:date/aves-contact/HzxuS8-59OE/DQjawCeACwAJ
  12. Propos recueillis auprès d’un membre de Natagora, qui désire rester anonyme.
  13. Avis de la Commission régionale de développement, 30 avril 2020, PAD Josaphat : http://www.crd-goc.be/wp/wp-content/uploads/20043_1988AD_PAD_JOSAPHAT_20200430.pdf.
  14. Podcast Par Ouï-dire, RTBF, Il faut sauver la friche Josaphat, 29 novembre 2019, disponible en ligne : https://www.rtbf.be/auvio/detail_par-ouidire?id=2571768.

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