À défaut d’être un bon Président de la République française, après trois ans de mandat, Emmanuel Macron semble avoir un mérite, bien utile dans la politique de façade qui tend à remplacer la politique des idées qu’on faisait, bien sûr, dans le fameux monde d’avant : ce mérite, c’est une maîtrise assez grande et efficace de la communication. Il a, en outre, apparemment bien compris l’importance d’avoir des fusibles à portée de main pour les faire sauter au moment symboliquement le meilleur. Cet article n’aura pas vocation à égrener et à recenser tous les éléments (de langage) macroniens spécifiquement au cours du semestre qui s’achève, Kairos ne fait pas encore la taille de La Nouvelle Revue Française. Cette période qui s’achève semblait, jusqu’à ces derniers jours, assez maîtrisée … Du moins en façade. Histoire de cacher quelques petits grains de poussière idéologique sous le tapis d’une communication trop abondante pour être honnête.
D’abord, en termes de communication présidentielle, il suffit de regarder sur le site de l’Elysée pour se rendre compte qu’il n’a (si l’on en juge par la quantité d’articles qui y sont consacrés) pas chômé. Plus d’une cinquantaine de documents sont disponibles, mais on laisse le lecteur courageux y aller voir de plus près. Quantitativement, il s’agit donc d’une période riche. Mais d’un point de vue de la diversité le programme a été particulièrement riche : en dehors du terme « adresse » qui fait meilleur genre que le basique « discours », et qui désigne de rares interventions solennelles, on trouve des conférences de presse, des communiqués de presse (on pourra objecter qu’avec le nombre de décès qu’a provoqués le Covid dans les rangs des célébrités, ça a pu faire gonfler la quantité …), discours au débotté dans des lieux emblématiques (devant un hôpital militaire de campagne, à Beyrouth, à Bruxelles à la Commission européenne, …), rencontres « improvisées » captées (oh, quelle chance !) par une presse avide (ou qui n’avait rien d’autre à faire, peut-être), vidéos sur le réseau social TikTok… La liste est longue et illustre une sur-occupation du terrain par le premier personnage de l’État français mais surtout un intérêt pour la diversification des formats et des tons, un modus eloquendi qui s’adapte à un maximum de publics en leur parlant avec émotion sans jamais aller au fond des choses.
Outre cette diversité qui empêche la monotonie autrefois reprochée, Macron a aussi travaillé au langage utilisé et à l’apparat de celui-ci : ton de voix, attitude vestimentaire, gestes, langage non verbal, postures symboliques extrêmement variées… Tour à tour on l’a vu Pater Patriae, Grand Consolateur, Grand Chef d’une guerre qu’il a déclarée (même si c’est à la manière d’une cavalerie aussi dissolue que la vie de Gérard Floque) contre le virus, Grand Frère qui sermonne, Grand pote qui parle un langage jeune… Voilà une belle flexibilité langagière qui ne déplairait pas à certains employeurs d’engager des travailleurs polyvalents ! Un vrai Protée de la communication, capable de métamorphoser en quelques jours à peine un discours que beaucoup ont jugé désinvolte, additionné avec une sortie au théâtre avec Madame peu de temps auparavant, en un discours de guerre totale avec l’arsenal métaphorique ad hoc ! Quel contraste, en tout cas, entre le bravache et un brin ridicule « Qu’ils viennent me chercher ! » prononcé lors de la mémorable affaire Benalla, et le « Tout le monde se réinvente, moi le premier » qui entraîne, sur la forme, un basculement qui pourrait paraître à première vue plus humain, plus soucieux du peuple, dans la course en avant d’Emmanuel Macron vers la prochaine réforme et le prochain plan de relance. Chaque jour, ou presque, est entonné au cri de guerre d’un nouveau plan payé avec on ne sait pas bien quelles sommes. À moins que les banques et les hyper-riches qui se sont d’ailleurs bien enrichis ?… Non, rien, oubliez. Ce faisant, usant et abusant d’éléments de langage qui devraient rassurer tout le monde et fatiguent les journalistes, Macron, Protée des plans et des plans de com’ qui change de ton quand ça se gâte dans un domaine, se fait en même temps le Prométhée du progrès à tous les niveaux et à tous les étages : plus surhomme que ça, tu meurs ! Insaisissable comme l’air qui souffle, il est aussi inconsistant que lui et change d’aspect quand trop de monde s’en rend compte. Pas folle, la guêpe !
En parallèle à une référence de plus en plus forte à la résilience et à la ténacité (très pratiques), à la reconnaissance (sans doute un hommage à Paul Ricoeur dont Macron fut un disciple), à la relance et à cette lutte que les Français (non pas leurs dirigeants, nuance) vont gagner, spécifiquement ces petites professions et personnes dont on se fichait avant la « crise » et qui retomberont dans une protestation légitime mais absolument pas prise en compte une fois qu’on n’aura plus besoin de leur travail nécessaire mais difficile, essentiel pour l’économie et le bien-être de la population mais si mal payé, il n’y a aucune constante dans les mots qui pourraient encourager. Toujours, l’espoir du fameux et tant galvaudé monde d’après. Le monde va mal, mais la France ira mieux après, quand tous les plans auront été concrétisés. En attendant, mettez vos masques partout, pratiquez l’horreur de la distanciation sociale, serrez-vous la ceinture mais consommez quand même s’il vous plaît (surtout les jeunes, mais ne jouez pas avec le feu et avec les « personnes vulnérables », ça fait tache dans le magnifique tableau d’un renouveau éclatant). Il est pas beau le monde d’après ?
La mise en scène de ses interventions est — contrairement à ses premières apparitions à la suite de l’élection, qui étaient soit grandiloquentes, soit improvisées et peu réussies — assez fine. En effet, si on compare ses adresses solennelles et ses discours entourés de ses ministres, la scénographie du personnage présidentiel oscillait sans cesse, en cette période instable, entre la parabole presque philosophique et l’égrènement brutal de chiffres, entre l’économie et l’humain, entre un isolement grave et un entourage de ministres godillots et de figurants représentatifs du domaine évoqué, entre l’élévation symbolique du bureau présidentiel et le retour à la foule et au peuple à Paris ou à Beyrouth, entre un ton volontiers nationaliste voire revanchard et une pincée de néo colonialisme un peu intrusif, Macron a sans doute à la fois renouvelé le genre de la parole dirigeante mais aussi entraîné un éclatement et une multiplication des publics avec lesquels la polémique ou la caricature sont inévitables. Le tout, toujours avec une dilection pour le regard qui fixe, droit dans les yeux, dans le cas des adresses, prétendument chaque Français et chaque Française. L’ancien admirateur de Levinas a sans doute beaucoup potassé sa théorie sur l’importance du regard.
Enfin, et cela n’a pas été spécialement noté, cette symbolique qui vise à l’efficacité de la communication et, partant, à une action plus percutante, plus productive, plus efficace, il y a le rôle des fusibles, c’est-à-dire, grosso modo, tous les fonctionnaires, grands et petits, entre les citoyens et le Monarque présidentiel. La symbolique a été particulièrement visible lors du remaniement ministériel organisé étonnamment une semaine après la réélection d’Édouard Philippe à la mairie du Havre (et la non-élection d’autres personnes au profit d’une vague verte qui avait déferlé sur Marseille, Bordeaux, Strasbourg et Lyon…). Qui Emmanuel Macron a‑t-il nommé ? Un besogneux. Un provincial qui vient de très loin de Paris et qui avait démontré son travail discret lors du déconfinement. Jean Castex était l’homme de la situation, pour accélérer les réformes. Non pas parce qu’il est un homme politique réformiste, mais parce qu’il assume ce rôle de besogneux, de « travailleur de la terre et du terrain » : il n’y a donc pas ou plus lieu de réexpliquer ce qui a été prononcé lors d’un discours. Manu parle avec éloquence, Jeannot mouille la chemise : voilà le couple dirigeant parfaitement équilibré sans prises de pouvoir symbolique ou perte d’autorité par l’autre membre du couple qui marcherait sur ses plates-bandes. Pas de court-circuitage ou de survoltage en vue, donc.
Ce qui est passé plus inaperçu, tant le tollé des réputations les précédait, c’est la présence, nouvelle ou modifiée dans l’organigramme, de certains ministres. La symbolique est là aussi prégnante : ces hauts personnages ont soit une respectabilité soit une connaissance dans les domaines dont ils deviennent les patrons. Eric Dupond-Moretti est un avocat et futur ex-chroniqueur sur la radio Europe 1, Roselyne Bachelot est une personnalité médiatique très fréquemment dans les milieux culturels, Gérald Darmanin est un parfait disciple de Sarkozy dont il aime à reprendre certaines expressions ou les concepts de force et d’autorité… Ces personnalités s’expriment bien, avec faconde, avec verve, avec des mots choisis, avec une assurance qui rassure. Exit, les bafouilleurs, les hésitants, les diaphanes Ndiaye, Belloubet, Pénicaud : la seconde partie du quinquennat d’Emmanuel Macron se fera avec une équipe de battants, en marche vers la victoire. Et dire que 2022 n’est que dans un an et demi ! On aurait presque l’impression que ces figures importantes et clivantes illustrent cet « en même temps » que Macron n’assume toujours pas : elles illustrent toutes les facettes contradictoires et pas forcément très harmonieuses mises ensemble d’un homme dont la devise devient « Qui trop embrasse en même temps, mal étreint sur les détails ». On réutilise d’anciennes gloires et on recycle des anciens petits jeunes qui promettaient un peu partout avant d’aboutir à LREM ou chez le couple Macron. Affriolant, comme programme, non ?
Il faut bien, ceci dit en passant, que cela fonctionne bien pour l’équipe gouvernementale, puisque cela se passe moyennement du côté du parti qui ne cesse de s’étioler comme une rose socialiste sur un lisier de sociaux-démocrates productivistes. Il y a eu en particulier la plaisante décision de quitter la direction du Titanic macronien, prise par Gilles Le Gendre, le héros de la langue de bois (bon sang ne saurait mentir, il a dû être un très bon journaliste économique) qui prétend, après la fuite de sa note prétendument confidentielle sur un potentiel remaniement, qu’il part de lui-même. Les anciens députés LREM filent fissa dans un groupe incolore censé parler d’écologie avec des anciens d’EELV, du PS, de LREM qui ont viré leur cuti ou, pis encore, chez les « alliés » du MoDem, qui comptent les points et les défections avec une gourmandise coupable. Tout au long de l’été, on a deviné le Président suer à grosses gouttes plus pour la fonte de son ancien groupe parlementaire en majorité absolue que pour celle des grands glaciers ou pour la (re)montée en flèche des indicateurs relatifs au Covid-19. Tout l’été, on a joué au comptage, avec une certaine hilarité mal dissimulée. C’est presque pire que sous Hollande : un déroulement savamment orchestré. Ça occupe, entre deux discours christiques du patron de l’Elysée.
Y a‑t-il de l’efficacité dans l’équipe gouvernementale ? Le nombre de jours qu’ils ont pour agir est claironné, certes avec gravité, mais sans peur ou sans anxiété, là où le pauvre Bernard Cazeneuve semblait pétrifié par l’idée qu’il ne resterait que 100 petits jours dans son costume de Premier ministre. Au bout de deux mois d’existence et après un lot interminable de promesses, d’actes, de plans et de programme, ce gouvernement a encore 540 jours devant lui pour (se) réinventer. Qui sait ? Ce temps lui servira peut-être pour abandonner le mantra du fameux monde d’avant avec son système capitaliste et productiviste qui a mené tout le monde droit dans le mur. Oserait-on dire que c’est mal parti ?
Jean-Guy Divers