Lettre ouverte à ceux qui se nomment musiciens qui se sont convertis au culte de l’Internet

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La musique est une invention humaine magnifique. Elle prend ses racines, au moins pour partie, dans le chant des oiseaux qui vivaient (tant et tant ont déjà été assassinés par la société industrielle), dans la nature qui nous environne. La musique vient du chant et le chant est la musique. Elle est un langage extraordinaire et représente, en tant que telle, une évolution majeure, ainsi que décrit par Lewis Mumlford(1), dans la vie des êtres humains. Elle est le cœur, l’âme et le corps de nos existences. Les instruments, autrefois façonnés par des humains, sont venus prolonger et accompagner ce chant. La musique est une création humaine et elle n’existe que par la grâce de la relation humaine. La musique se partage avec les autres dans un espace donné et dans un temps défini.

Moi qui ai eu la chance et le privilège de donner des centaines de concerts, du solo au big band, je sais que la musique s’invente dans la relation avec les autres musiciens et avec ceux qui se trouvent près de moi et qui écoutent. Cette présence charnelle et humaine est indispensable. C’est parce que je vois ces autres, musiciens et public, que je ressens les vibrations de leurs corps, que j’aperçois leurs visages, lis leurs émotions, partage leurs sourires que ma pratique fait sens.

C’est cette communion des âmes et des corps qui donne la vie et la poésie musicale. La musique qui se fait alors entendre est le résultat de ces échanges permanents entre nous. Ce que je joue est ainsi transformé, modifié, sublimé par ce que je vois et que je ressens, par ce va-et-vient de sensations indéfinissables, inclassables, uniques. Si ce temps et cet espace ne sont pas partagés, alors le chant n’est plus, c’est un ersatz de musique.

Si nous sommes tous cloîtrés chez nous, alors ne faisons pas de musique. Ne prétendons surtout pas qu’elle soit encore possible dans ces conditions. La magie que révèle la mélodie, la transe que confère le rythme, meurt de cette mascarade ignoble à laquelle tant et tant de prétendus musiciens se sont livrés. Internet ne réinvente pas la vie(2), il la transforme en une parodie vide d’amour, vide de l’essence même de notre condition humaine, vide de l’absence charnelle de l’autre. Refusons cette existence aliénée à des machines industrielles qui, loin de notre regard, assassinent, polluent, empoisonnent, mettent en esclavage et qui, surtout, creusent la tombe de l’humanité(3). La musique n’a besoin, mais c’est indispensable, que de l’autre, des autres pour inventer le chant de la récolte, le chant de la joie ou de la peine, le chant d’une vie digne. Vous ne mesurez pas à quel point votre soumission au culte de l’Internet, qui ne date pas, hélas, de l’ère du confinement déconfituré, mais qu’elle a amplifié, est le chant du cygne de la musique et des musiciens. Vous serez balayés comme tant d’autres, serveurs, caissiers, paysans, médecins, hôtesses d’accueil…, par des robots qui ont l’avantage, en ces temps de psychose collective à durée indéterminée, de ne contaminer personne et de répondre exactement aux souhaits que les machines connectées attribuent à leurs fidèles.

Votre assujettissement à l’immédiateté permanente fabriquée par les smartphones reliés à l’Internet a détruit la notion de passé, de conscience de l’histoire. Ainsi vous n’êtes plus en mesure de réaliser que peu à peu le chant a été vidé de sa substance et que, si nous ne faisons rien, cela ira en s’accélérant.

Les ordinateurs ont déjà grandement ouvert cette mutation en permettant l’avènement de la « musique au mètre », répétition inhumaine des mêmes deux, trois ou quatre mesures à l’envi, jusqu’à la nausée. Ce qui détruit l’âme de la création musicale. Déjà le tournant ultra-libéral des années 1980 lui avait ôté sa force populaire et politique. Observez autour de vous, la musique est consommée massivement, mais elle n’accompagne plus les sociétés. Le chant ne fait plus corps avec l’existence au quotidien ou avec les rituels de la vie. Vous qui vous nommez musiciens et qui vous êtes convertis au culte de l’Internet, vous êtes devenus les serviteurs dociles et béats d’un système industriel numérisé qui n’a pour objet que l’aliénation des humains à des cages connectées, et pour conséquence la destruction de la planète.

« Alors que le chansonnier Pierre-Jean de Béranger est condamné à neuf mois d’emprisonnement et dix mille francs d’amende, la foule envahit la salle d’audience et plusieurs journaux publient les chansons incriminées. L’émotion populaire est à son comble et les rapports de police s’inquiètent de l’ampleur des manifestations de mécontentement, notamment de la part des étudiants du Quartier Latin. Deux ans plus tard, en 1830, les journées insurrectionnelles dites des “Trois Glorieuses” débouchent sur le renversement du régime. Bon nombre de commentateurs à l’époque attribuent alors à P.-J. de Béranger, et notamment à sa chanson Le vieux drapeau, une responsabilité de premier ordre dans l’exaspération mêlée d’enthousiasme à l’origine de cette nouvelle révolution(4). »

Hervé Krief, jour 101 de l’an 01 du confinement (26 juin 2020), troubadour installé en Creuse, auteur du livre Internet ou le retour à la bougie (réédité par Écosociété en 2020), membre du collectif Écran total.

Notes et références
  1. Lewis Mumford, Le mythe de la machine, L’Encyclopédie des nuisances, 2019.
  2. Dès le début du confinement, le journal de 13 h de France-Inter a lancé une nouvelle rubrique « Comment la vie se réinvente sur Internet ».
  3. Pour une vision globale des ravages de l’Internet, voir Internet ou le retour à la bougie, Écosociété, 2020.
  4. Christophe Traïni, Contester, la musique en colère, Les presses de Science Po, 2008.

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