LES RÉSISTANTS DU SENS

«Qu’est-ce qu’un bon professeur?», me demande-t-on. Dans ce cas précis, réfléchir, c’est mentir. Une seule réponse possible: M. Forget. 

C’était à Louis-le-Grand, en hypokhâgne, où il enseignait le français et le latin. Si je dis que je dois à cet homme une passion de la littérature dont son collègue de Première, M. Pignarre, m’avait déjà fait pressentir la brûlure, on pensera que je me livre à un exercice sympathique mais assez convenu. Et quand j’évoquerai M. Forget récitant à mi-voix ces trois vers de Baudelaire qu’il mettait au-dessus de tout 

La servante au grand cœur
dont vous étiez jalouse, 

Et qui dort son sommeil sous
une humble pelouse, 

Nous devrions pourtant lui
porter quelques fleurs. 

des souvenirs semblables monteront au cœur du lecteur avant qu’il ne tourne avec un peu de tristesse cette page de nostalgie. 

Ce sera ma faute: je n’aurai rien dit. Ce sera ma faute: j’aurai caché dans les plis d’une émotion esthétique quelque chose de beaucoup plus fort qu’elle. Ce sera ma faute: j’aurai réduit la catégorie du Beau – avec le Vrai et le Bien, un des trois transcendantaux – à un statut subalterne de vibration qu’on cueille pour le plaisir, et qui, de colère, se fane. 

M. Forget a fait beaucoup plus que de me fournir une provision de rêves. Il m’a aidé à placer ma pensée comme un professeur de chant la voix de son élève. Ma pensée ? Ma vie plutôt, qui n’allait pas de soi. Ou, encore mieux, mon désir, ma façon de regarder le monde. 

J’étais le seul pauvre dans cette classe de jeunes bourgeois, fleuron de ce lycée noblissime. J’habitais encore le HBM de Montrouge où j’étais né. Je dis bien HBM, habitation à bon marché: rien à voir avec les habitations à loyer modéré, ou HLM, de purs palais à mes yeux d’enfant. J’ajouterai que ce HBM de la rue de la Solidarité, qu’on appelait la Solo, était aussi celui de Coluche. Les dix années qui nous séparaient nous ont fait évoluer dans des cercles différents, mais nous avons respiré le même air. 

Je n’aimais guère mes condisciples. Leur sérieux me semblait léger. Ils étaient méprisants par construction jusqu’à ce qu’un peu de qualité se manifeste chez ceux qu’ils dédaignaient; ils devenaient alors pitoyables de servilité. 

Hormis mes livres de classe, il n’y avait que trois ouvrages chez nous, côte à côte dans une table de nuit: les Paraboles tirées de l’Évangile, Les lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet et un volume dépareillé de L’Étape, de Paul Bourget, romancier déjà fort oublié. Ce jour-là, M. Forget avait mentionné ce texte et nous avait demandé si nous en connaissions l’auteur. J’avais levé le doigt et il s’était étonné de ma science. «J’ai trouvé ce livre dans la bibliothèque de mon père, Monsieur», avais-je répondu. Ce fut un grand moment. Je vois encore tous ces visages soudain tournés vers moi, j’y lis la curiosité, la crainte d’avoir gaffé en me tenant à l’écart, et pour peu que je veuille bien confirmer mon importance, la litière de respect qui se prépare pour moi. Je vois aussi un léger sourire sur le visage du professeur. Ce sera le seul éclair de connivence entre nous, mais il sera décisif. Je sens M. Forget aussi ravi que moi de se payer un peu la tête de ces jeunes nigauds. Aucune méchanceté là-dedans, aucun ressentiment, aucune revanche. Une simple taquinerie mais, derrière elle, une affirmation tranquille, inébranlable, insubmersible. 

Ici, je m’approche de ce qu’est pour moi un professeur, un vrai. Quelqu’un qui, par une étonnante rencontre entre ce qu’il sait, ce qu’il est, ce qu’il aime, ce qu’il désire rencontre en tous points unique, ni imitée ni imitable propose à de jeunes esprits une manière d’être, de penser, de sentir à la hauteur de leur exigence secrète. 

Mes condisciples se méfiaient de M. Forget et lui préféraient des maîtres plus ternes. Ils ne tenaient pas spécialement au génie. Ils voulaient du carré, de l’utile, du prêt-à-comprendre, de la vitamine pour le futur concours, quelque chose de bien nourrissant pour l’ambition, du bourratif pour réussir. Ils surveillaient leur ingestion de connaissances comme l’éleveur l’engraissement du bétail ; au vrai, entrepreneurs d’eux-mêmes, ils étaient à la fois l’éleveur et l’animal. Je me rappelle comme ils m’avaient décontenancé au début de l’année, ces jeunes négociants en idées: grâce à Paul Bourget, je n’avais plus peur d’eux, l’étape de l’intimidation était terminée. 

Le reste de l’année scolaire fut une fête. Quand je songe à ces instants de grâce qu’étaient pour moi les cours de ce professeur, je retrouve intactes ma jubilation et l’énergie qu’elle m’infuse. D’autres ont su, presque aussi bien que lui, me montrer les beautés d’un texte, la grandeur d’une pensée. Mais M. Forget faisait bien davantage. Dans sa parole, le Beau était plus que le Beau, l’esthétique ne se repliait jamais sur elle-même, tout faisait écho, tout était – comme chez Baudelaire – correspondance. 

Il commentait Clément Marot. Et d’abord, il récitait : 

Songez la Mort, songez le tort qu’elle a, 

Ne dormez point sans songer la méchante, 

Puis au réveil comptez-moi tout cela 

Qu’avez songé, afin que je le chante. 

Et je retrouvais ma vie, la vie. Du même mouvement, j’entrais en moi et je sortais de moi. On m’éduquait, on me conduisait ailleurs. J’avais un professeur. 

Non, non, ce n’était pas en 1951. C’est aujourd’hui. Tout se confond en moi. Tout ce que je savais déjà du mal, la laideur de la Solo, celle de l’ambition sur le visage de mes condisciples. Tout ce que j’en ai appris depuis. Mais je me réveillerai et quelqu’un chantera. Tout est allusion. 

Enseigner c’est dire espérance 

Étudier fidélité

Je n’ai pas vécu dans les souvenirs. Ni d’abord dans les livres. J’ai vécu parmi mes semblables, un peu professeur, longtemps formateur. Immergé, grâce à cet étrange métier, dans le monde dit réel, où feignent de vivre des secrétaires et des employés, des ouvriers et des cadres. Souvent, dans nos conversations, il était question de l’école. Et je voyais bien par où elle les avait touchés. Par rien de ce dont on parle aujourd’hui. Par le miracle d’une transmission qui débordait, et de beaucoup, ce qu’elle avait à transmettre. Par le lien qu’elle avait tressé entre leur enfance et la conscience, entre leur enfance et l’attention à autrui, entre leur enfance et leur destin. 

Ce lien-là, dans la plupart des cas, est aujourd’hui brisé. Un homme âgé, quand il se retournait vers son enfance, pouvait reconnaître comme sien ce qu’on lui avait appris. Si savant qu’il fût devenu, sa science était un développement de cet apport premier. Ce ne sera plus le cas. L’imbécile compétition, la lâche standardisation pédagogique où les professeurs sans talent imaginent trouver le remède à leur insuffisance, la pression hystérique des modes, le recul de la liberté de penser et de sentir, l’obsession de l’efficacité, la tyrannie d’une pression morale cent fois moins sensée et mille fois plus féroce que celle qu’imposaient les plus sinistres établissements confessionnels de naguère, en un mot le règne épais, décourageant, graisseux, de ce que Simone Weil appelait «le gros animal» et qu’il vaudrait mieux nommer aujourd’hui «le gros connard», livre l’enseignement à la pire contingence qui soit, celle de l’inutile, celle de la vulgarité, celle de la guerre. L’élan du commencement, où réside le meilleur de l’héritage, voilà ce qu’on a saboté. 

Qu’on réforme ce qu’on voudra. Tant que l’idée imbécile de «l’enseignement comme vecteur de croissance» continuera d’être imposée à des politiques gogos par des experts schizophrènes, on n’aura à choisir qu’entre l’inutile et le pernicieux. Ceux-là mêmes qui proclament cette insanité le savent, et l’avoueraient s’ils étaient des gens libres : on ne construira rien là-dessus. Rien en Europe, c’est assez clair. Mais qu’on ne s’y trompe pas : rien ailleurs non plus, les espérances s’y noieront très vite. C’est pourquoi, là-bas comme ici, les M. Forget d’aujourd’hui ne peuvent être que des contradicteurs absolus, quelque chose comme des objecteurs de pensée, comme des résistants du sens. 

Jean Sur


« Enfant! Faites en sorte de pouvoir un jour regarder cet abrégé de votre vie scolaire sans avoir à en rougir! Il n’est pas indispensable pour cela que vous soyez un des premiers élèves de votre classe : l’avantage de ce cahier, c’est précisément qu’il n’a pas pour but de vous comparer avec vos camarades, mais de vous comparer successivement avec vous-même. Il ne s’agit pas de montrer si vous êtes plus intelligent, plus habile, plus instruit que tel ou tel autre élève, mais bien de montrer chaque année, chaque mois, si vous êtes plus habile et plus instruit que vous ne l’étiez quelque temps auparavant, si vous avez tâché de valoir mieux aujourd’hui qu’hier, si vous tâcherez de valoir mieux encore demain qu’aujourd’hui. Enfant! Songez à ceci. On ne travaille pas pour soi seul dans ce monde, on travaille aussi pour les autres. Si vous traversez quelque moment de faiblesse et de découragement, enfant ne vous laissez pas abattre, et pour reprendre courage, dites-vous tout bas à vous-même : je veux travailler, je veux devenir meilleur non pas seulement parce que c’est mon intérêt, mais parce que c’est mon devoir. » 

Texte qui figurait sur la couverture du cahier de devoirs mensuels distribué aux élèves des cours élémentaires des écoles communales parisiennes en 1912 

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