Les facéties de la barbarie ordinaire, #4 — Les mésaventures de LaScience

« Le dépérissement de la science actuelle augmentera notre liberté », Alexandre Grothendieck (Médaille Fields 1966).

Merci à Sandra Lucbert !

Je place ce propos sous le signe de Grothendieck.

La nigaudcratie officielle croit penser quand elle ne fait en réalité qu’imiter un ordinateur : c’est 0 ou 1, c’est « on » ou « off ». Si vous n’êtes pas « pour », c’est que vous êtes « contre » de la façon la plus arriérée. Si vous dites avec l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, Cornelius Castoriadis, que « nous sommes la première société dans laquelle se pose la question d’une autolimitation (…) non seulement de la technique, mais aussi de la science » (Démocratie et relativisme, p. 135), alors vous êtes un obscurantiste, un complotiste, un populiste….

La nigaudcratie oublie qu’il y a deux manières de combattre les nuisances de LaScience biologique, mathématique, physique, chimique, électronique, informatique, spatiale.

Il y a la manière écolo-démocratique qui prône l’autolimitation de tous (y compris des oligarques qui sont les plus illimités de tous). L’écolo-démocratie dit : « On s’arrête, on débat et on décide collectivement du mode de notre auto-limitation. »

Et il y a la manière libérale-fascistoïde qui va vers toujours plus d’illimitation assassine et suicidaire. Elle dit : « On fonce, on écrase la climatologie qui fait de l’écologie punitive, et on pousse toujours plus loin la chimie cancérogène, la physique nucléaire, l’inintelligence artificielle, l’électronique des composants et l’informatique financière. » Sans voir que l’informatique est une infirmatique. Le libéral-fascistoïde est contre LaScience, laquelle, rarement, appelle à poser des limites à l’industrie, et il est pour LaScience… qui permet de produire des Tesla et des poisons agricoles, élégamment nommés « phytosanitaires ».

Grothendieck écrit : « Plus les scientifiques sont haut situés dans la hiérarchie sociale, moins ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été inculquée dès les bancs de l’école primaire : toute connaissance scientifique est bonne. » C’est parce que la connaissance scientifique est devenue une religion que je l’écris comme on écrit Dieu, avec une majuscule monothéiste : LaScience.

Mais ce qui m’intéresse ici est non pas LaScience en soi (physique, chimie, biologie, mathématique, cybernétique, informatique, électronique, médecine scientifique), mais l’ironie de l’histoire en vertu de laquelle l’époque moderne, qui a inventé les sciences dures, se retourne de plus en plus contre elles depuis quelque temps. C’est parce que l’histoire fait de l’ironie que ce papier s’intitule « Les mésaventures de LaScience ». (Je laisse de côté ici les « sciences » humaines, qui sont des savoirs, mais non des sciences au sens des sciences dures).

Preuves à l’appui, des ScientifiquesDurs attestent le dérèglement climatique, la destruction de la vie (dite « biodiversité ») et la nocivité (cancérogène) de certaines substances inventées par les SavantsChimistes, produites par les agro-industriels, et utilisées par les agriculteurs – rien n’y fait : les trumpistes internationaux, fanatiques de la cybernétique, des algorithmes-GAFAM et de la finance algorithmique, maintiennent-Dur qu’il n’y a pas de problème de climat ou de cancer. Une certaine part de la population adhère à leurs thèses, et ajoutent que la terre est plate.

Les scientolâtres de l’oligarchie libérale appellent cela le « complotisme populiste », sans voir que la scientolâtrie libérale et la scientophobie fascistoïde sont deux attitudes symétriques et complémentaires : elles détestent toutes deux la délibération démocratique collective à visée d’auto-limitation.

Il importe au plus haut point de saisir l’intime complémentarité entre l’arrogance oligarchique de LaScience de laboratoire et le « complotisme anti-science des populistes ». Cette complémentarité s’origine dans ce que Grothendieck appelle le monopole de LaScience sur la vérité et le savoir : « Dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique. » Le savoir ancestral du paysan provençal, le savoir intuitif de l’enfant, le savoir sensible des peuples premiers, le savoir esthétique des artistes – tous ces autres savoirs sont faux. Ce ne sont pas des savoirs.

Qu’est-ce que le « populisme » anti-science ? Principalement une réaction au monopole de LaScience : « Ah, nous sommes ignares ? Eh bien, ignares pour ignares, votre LaScience, vous pouvez la remballer ! » La morgue de LaScience, même quand elle feint la modestie, signe une rupture de la confiance sociale. Le « complotisme » entérine la rupture sous la forme de la défiance. Un grand nombre de nos contemporains, en Europe ou ailleurs, n’ont plus confiance dans la médecine scientifique officielle, dans la physique officielle, dans la biologie officielle. Et la méfiance, emportée par son élan, s’étend à la climatologie officielle…

Il faut évaluer à sa juste ampleur cet effondrement de la confiance. Il est gravissime, anthropologiquement gravissime, socialement gravissisme. Pourquoi ? Parce que, comme l’a montré Marcel Mauss dans son fameux Essai sur le don (1925), toute société humaine repose sur la relation de confiance crée par les innombrables formes du don/contre-don. Au fond de la catastrophe écologique actuelle, il y a l’effondrement de la confiance sociale. Tout le monde le sent d’une façon ou d’une autre, à part les imbéciles heureux et les « optimistes » de l’engeance de Bernard Arnault. La confiance est le socle le plus solide et le plus fragile de la société. Même l’économie, que la nigaudcratie entrepreneuriale prend illusoirement pour le socle de la société, ne tient pas sans la confiance (que se passera-t-il si nous n’avons plus confiance dans les banques qui détiennent notre argent ?).

L’effondrement actuel de la confiance est en germe dans la rupture de confiance qui est à l’origine de la (dé)civilisation industrielle. Cette rupture originaire s’incarne dans trois institutions de défiance qui naissent aux alentours de la Renaissance. 1/ L’État (libéralement pensé par Hobbes) dit aux peuples : Je ne vous fais pas confiance pour vous autogouverner, vous êtes trop violents pour cela, et Je vais vous gouverner-pacifier d’en haut. 2/ L’économie libérale dit aux populations : vous êtes trop ignares pour vous nourrir vous-mêmes et pour vous enrichir, LaScience économique va vous nourrir et vous enrichir. 3/ LaScienceDure (celle de Galilée) dit aux populations : comment êtes-vous si stupides que vous fassiez confiance à vos sens (vue, ouïe, toucher, etc.) pour connaître la nature ? Nature qui ne peut se connaître que par la physique mathématisée.

Ce n’est évidemment pas l’homme Galilée que j’ai ici en vue : ce sont les XVIe et XVIIe siècles qui parlent par sa bouche. Si l’on veut comprendre le comportement scientifique de notre temps, il faut lire la biographie politique et philosophique que Ludovico Geymonat a écrite sur Galilée (Seuil, 1992). Pourquoi Galilée cherchait-il l’approbation de l’Église catholique ? Parce que LaScience se destinait à jouer le rôle d’une nouvelle religion, qui prendrait la place de l’ancienne. Grothendieck : LaScience est « la nouvelle Église universelle ».

L’ancienne religion chrétienne était manichéenne : Dieu était le Bien, Satan était le Mal. La religion de LaScience est manichéenne. Grothendieck : « Je suis frappé par la grossièreté du raisonnement mathématique quand on le confronte avec les phénomènes de la vie. Chaque proposition est ou bien vraie ou bien fausse. Il n’y a pas de milieu entre les deux. »

L’ancienne religion était acritique et inégalitaire (le Pape avait le savoir-pouvoir, et les paroissiens disaient amen). La nouvelle religion scientifique doit être aussi acritique et inégalitaire que l’ancienne (les savants en haut doivent en remontrer aux ignares en bas). C’est pourquoi Galilée, dans L’Essayeur, dit que les vérités éternelles de la science (les nombres et les formes) sont plus importantes que les qualités sensibles des corps qui suscitent en nous des saveurs, des odeurs ou des sons éphémères : « J’estime que si l’on supprime les oreilles, la langue et le nez, les figures, les nombres et les mouvements continueront d’exister » (cité par Geymonat, p. 144). En conclusion de ses recherches physiques, Galilée dit : « Et pourtant elle [la Terre] tourne ! »

Environ trois siècles plus tard, en mai 1934, ce rustre qu’était le philosophe Edmund Husserl écrit un petit livre qui objecte à Galilée : La terre ne se meut pas (éditions de Minuit, 1989). Je n’ai pas la place ici d’entrer dans le détail de l’argumentation philosophique de Husserl. Qu’il suffise de la résumer ainsi : c’est seulement par rapport au corps de la Terre, corps perçu et ressenti comme immobile par nos corps humains, que le mouvement et le repos prennent sens.

Dit autrement, c’est parce que nous faisons confiance à nos corps sociaux concrets (pour lesquels la Terre est immobile) que nous pouvons faire confiance à une autre vérité, abstraite, qui dit que la Terre se meut. Les deux vérités sont en complémentarité contradictoire, sur la base de la vérité première qu’est l’immobilité sensible de la Terre.

Pour nous, pauvres humains, c’est le soleil qui se lève et qui se couche – pas la Terre. C’est seulement aux yeux de Dieu-au-Ciel que la terre se lève et se couche. Mais il n’est pas sûr que Dieu existe… (et comme ce n’est pas sûr, il faut croire en lui, avoir foi, c’est-à-dire confiance !).

On aura compris que LaScience a un problème : elle est faite par des gens qui sont politiquement coupés de la population ; le citoyen de la rue n’a pas le badge électronique pour entrer dans le laboratoire ; les chercheurs de LaScience travaillent dans le secret. C’est l’une des raisons pour lesquelles les théories micro- et macro-physiques contemporaines, dotées d’un haut degré de formalisme mathématique, sont littéralement incompréhensibles pour le commun des mortels… et pour la plupart des ScientifiquesDurs eux-mêmes. Grothendieck lui-même disait que ses découvertes mathématiques n’étaient comprises que par 20 mathématiciens dans le monde, pour les milliers d’autres c’était camera obscura. LaScience travaille dans le secret : pourquoi voudrions-nous que les « populistes » n’aillent pas imaginer que, dans ce secret, des complots se trament contre eux ?

Revoici notre question initiale : pourquoi les populations accorderaient-elles leur confiance à des théories qui sont aussi socialement brumeuses que la résurrection de Jésus-Christ ? Tant que ces théories n’affectent pas trop négativement la vie des populations, à la limite, passe encore. Mais quand le résultat au bout de trois ou quatre siècles, c’est que l’air, l’eau et les sols sont empoisonnés par LaScience et ses applications industrielles, on conviendra que certains aient quelque raison de manifester de la défiance.

Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est peut-être l’idée mythico-religieuse (et typiquement libérale) qu’il puisse y avoir des choses dans notre vie psychosociale qui échappent au social, c’est-à-dire aux relations de confiance sociale. Pour un libéral, l’accumulation du capital, c’est scientifique, quantifiable et mesurable : qu’est-ce que la confiance sociale viendrait faire là-dedans ? (Traduisons : qu’est-ce que le contrôle démocratique des citoyens sur l’accumulation du capital viendrait faire dans cette histoire ?). C’est la même chose avec LaScience.

Dans son travail critique, Emmanuel Kant dit que la façon dont nous percevons le monde est structurée par nos sens et par notre entendement, de sorte que nous n’avons pas d’accès direct aux objets du monde tels qu’ils existent hors de l’expérience que nous en faisons. Ce que Kant ne dit pas et qu’il faut donc lui ajouter, c’est que nos sens et notre entendement sont sociaux-historiques : le Temps n’est pas le même pour un Européen, pour un Tchouktche de Sibérie et pour un Nambikwara du Brésil.

Qu’est-ce que la confiance sociale ? C’est une passerelle, un pont, une articulation, une charnière. Une passerelle entre moi-nous et le monde. Une charnière qui nous permet d’accéder indirectement au monde en l’absence d’accès direct. C’est parce que nous n’avons pas d’accès direct aux objets en soi que nous avons besoin d’une charnière de confiance pour y accéder indirectement.

Dans un livre sur le cinéma, Gilles Deleuze écrit : « Le lien de l’homme et du monde doit devenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. (…). Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend. Il faut que le cinéma filme non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. (…) Nous avons besoin d’une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie » (L’image-temps, Minuit, 1985, pp. 223–225).

En quoi consiste la brutalité de LaScience, celle qui va de Galilée (lequel imagine de supprimer les oreilles et le nez) jusqu’à la bombe d’Hiroshima (laquelle, de fait, a supprimé les oreilles et le nez des Japonais) ?

La brutalité consiste en ce que LaScience, dans l’essentiel de son fonctionnement factuel, détruit la passerelle de la confiance sociale : elle prétend, contre Kant, avoir un accès direct à l’Essence de la Réalité, elle dit la Vérité. Étienne Klein, commentateur médiatico-scientifique, très perméable à la physique mais imperméable à L’obsolescence de l’homme de Günther Anders, croit résoudre le problème en faisant la différence entre LaScience et la recherche : « LaScience, affirme-t-il, dit la Vérité, c’est la recherche qui est dans le doute. » Suivez mon regard : si le doute se propose, la Vérité s’impose. Il n’y a pas à lui faire confiance ou défiance : la Terre est ronde, elle se meut, et Husserl est un débile. Dans ce rapport « direct » à la Terre, qui est un non-rapport, il n’y a pas de place pour l’exercice du jugement critique qui, si l’on ne veut pas de la naïveté, est le seul à établir le rapport de confiance.

C’est la différence fondamentale entre LaScienceDure et les « sciences » humaines. Non que les sciences humaines soient vierges de tout ésotérisme élitiste, mais elles sont fondamentalement critiques, au double sens où elles attendent de leurs lecteurs cette assimilation critique qui permet la confiance et repousse le manichéisme de l’absolument vrai et de l’absolument faux. Pour prolonger Deleuze, je dirai que seuls les idiots croient que le rapport critique est un rapport de défiance. C’est l’inverse : une fois écartée l’attitude de naïveté, seule l’attitude critique établit la confiance.

Secret du travail de LaScience, mille milliards d’animaux-cobayes assassinés chaque année dans les laboratoires scientifiques du monde, ésotérisme anti-démocratique des résultats, rapport acritique et manichéen à la Vérité, emprise totalitaire de la Vérité scientifique éliminant les autres types de vérité populaire – voici quelques-uns des facteurs qui ont rompu la confiance entre LaScience et les peuples. Si LaScience, stipendiée par l’État et le Capital, s’inquiète de l’ironie « populiste » de l’histoire, elle n’a qu’une solution : remettre en question son fantasme de toute-puisScience, ainsi que ses relations avec l’État et le Capital, battre en brèche la défiance fascistoïde en créant les conditions de la confiance démocratique.

Marc Weinstein

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