LES DEUX FORMES DE L’AMBITION

Par Simon Charbonneau

Depuis le siècle passé, les temps modernes nous ont enseigné le rôle joué par l’ambition chez les jeunes intellectuels dans l’histoire politique de notre pays. Qu’il s’agisse de la naissance du socialisme au XIXe siècle, de celle du communisme au XXe ou encore de l’écologisme au XXIe, les idées nouvelles ont mobilisé de nouvelles générations déterminées à changer radicalement l’ordre établi. 

Ces idées étaient considérées comme porteuses d’un grand espoir pour l’humanité. De là la puissance de mobilisation pour les nouvelles générations qui ont toujours réuni les idéalistes, mais aussi les réalistes soucieux de se trouver une place au soleil. Il ne faut cependant pas avoir une vision manichéenne de ces deux tendances, car l’histoire politique n’a pas arrêté de nous démontrer que le jeune idéaliste peut se transformer en un impitoyable réaliste au vu des difficultés de la fonction, comme cela a été le cas de Robespierre, de Lénine, de Trotski ou encore de Jules Guesde et de l’anarchiste Hervé en 1914 avec l’Union Sacrée. Plus proche de nous, on peut aussi citer des représentants de la génération 68 passant de la gauche prolétarienne au capitalisme le plus caricatural, comme l’ancien directeur du journal Libération, entre autres exemples. En fait, la capacité de résistance aux grands courants collectifs dépend des convictions et de la personnalité de chacun, l’opportunisme affectant les plus faibles. Généralement, les plus discrets, ceux qui n’ont jamais voulu être sous les sunlights, sont généralement les plus sérieux et les plus convaincus !

À vrai dire, le mécanisme psychologique de ce genre de « trahison » est assez simple à expliquer, car il s’agit là du passage brutal du rêve aux dures réalités de la politique. Des générations entières sont passées des discours radicaux marqués par une espérance naïve aux aléas d’une banale carrière politique. Il y a de belles pages dans un livre de mon père (Bernard Charbonneau, Une seconde nature, aux éditions Sang de la Terre, 2012) à propos de l’itinéraire politique de l’écrivain roumain Cioran, pour expliquer les virages à 180° pris par des personnalités connues de sa génération.

On retrouve le même phénomène chez de nombreux militants écologistes aujourd’hui confortablement installés dans des bureaux ministériels ou à la tête d’entreprises médiatiques, ou encore de plateformes Internet. De ce point de vue, les libertaires ont raison, il ne faut surtout pas être tenté ni par le pouvoir ni par le désir de réussite sociale. Or nombreux sont les militants verts qui, au nom du goût de l’action, sont tentés par cette voie qui, en réalité, ne mène pas à grand-chose du point de vue des valeurs que l’on prétend défendre (la justice sociale et la défense de la nature). Reconnaissons cependant que les choses sont compliquées, car la générosité et l’esprit de justice étant à l’origine de l’engagement peuvent vite céder la place au goût du pouvoir et surtout des honneurs. De ce point de vue, le personnage de Bartleby du roman de Melville a bien été compris et utilisé par le site web de Jean-Bernard Maugiron qui déclare invariablement à chaque proposition d’emploi et de montée en grade venant de son patron « Je ne préférerais pas ! », un refus qui semble inexplicable.

Certes, nous assistons aujourd’hui à ce que mon père a appelé « le feu vert » avec tout le processus de récupération politicien de la cause écologiste dénoncé à juste titre par un journal comme La Décroissance. De ce point de vue, il ne s’est pas trompé, mais pourtant, à voir la réalité des choses, il faut bien dire que cette récupération est beaucoup moins efficace que ne l’a été celle de la question sociale par l’idéologie progressiste en raison de la spécificité de la question écologique. En effet, on peut observer la résistance de la réalité tragique des problèmes menaçant actuellement l’humanité face aux propagandes vertes porteuses du mensonge de la transition, pourtant chaque jour démenties par les messages inquiétants depuis quelque temps fortement médiatisés, venant du monde entier. De là, la pratique opportuniste officielle de la politique de l’oxymore chère à Bertrand Méheust où sont menés de front des choix radicalement contradictoires ! La puissance incontournable de la nature est là pour rappeler à l’ordre les égarements prométhéens des hommes. Le problème est que ceux dont l’esprit est colonisé par la puissance de la technoscience nous dirigent tout droit vers l’abîme !

Reste donc la voie du refus radical de cautionner cette démission qui est seule porteuse d’une véritable ambition supposant de cultiver une conscience personnelle à la fois intellectuelle et morale. Cette ambition, à mon avis la seule véritablement honorable, suppose d’abord d’affronter la réalité tragique dans laquelle se retrouve actuellement l’humanité, ce qui suppose un effort critique en allant à contre-courant des idées reçues qui par exemple donnent chez le militant de base toujours la priorité à l’action par rapport au fait de mener une réflexion souvent source d’angoisse.

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