En ce moment de notre parcours, après 13 numéros de Kairos, il est préférable, et certainement pertinent, de préciser peut-être ce que nous appelons « alternative », ce que le terme contient, implique, et ce qu’il n’est pas pour nous.
«S’attaquer à des idées communément admises est une entreprise toujours difficile. Elle devient sans espoir quand ces idées ont fait naître une multitude d’organes en charge de les véhiculer et d’en déduire des pratiques. Je ne me fais donc aucune illusion sur les chances que j’ai d’être entendu».
François Partant, La ligne d’horizon, essai sur l’après-développement, La découverte, p.67.»
Ne sont-elles pas légion ces propositions citoyennes et initiatives individuelles qui se marquent, explicitement ou non, du sceau du « différent », de l’« alternatif », alors qu’elles ne sont, volontairement ou non, que de douces accompagnatrices du système ? Certes, si celles-ci restent et demeurent des actions souvent généreuses et altruistes, elles n’en restent pas moins inoffensives pour l’ordre établi. Car s’il y a une caractéristique fondamentale de nos sociétés libérales, c’est de désamorcer toute attaque qui remettrait ses fondements et son existence en cause. Le système récupère donc à son avantage les critiques et activités qui s’y opposent, ou risquent de le faire. Avant même d’exister d’ailleurs, ces activités sont découragées, parfois explicitement parce qu’elles ne rentrent pas dans le moule normatif, mais aussi et surtout parce qu’elles ne peuvent faire appel aux ressorts du système qui ne veut pas les voir naître, et encourage celle qui le pérennise.
Il y a toutefois des signes pour détecter une activité qui contient peu de danger pour la pérennité du système en place:
-lorsque l’activité attire les bonnes volontés tous azimuts, génère des soutiens financiers de tous horizons ;
-lorsque elle crée le consensus, plaît à presque tout le monde, le noble comme le roturier, le rentier(1) comme le chômeur ;
-lorsque les médias mainstream en parlent, s’enthousiasment même signe qui n’est pas intrinsèque à l’activité mais dont la «validation» médiatique offre la preuve presque certaine qu’il n’y pas de danger ;
-lorsque «faire de la politique» , dans le sens large du terme, est une hantise et devient l’argument récurrent pour arrêter toute discussion qui creuserait un peu trop en profondeur ;
-lorsqu’on refuse de se questionner sur les contradictions qui naissent de la structure, l’objectif primant avant tout;
-lorsque toute remise en question de l’activité est vue comme négative, l’optimisme étant de rigueur.
A l’extrême, les œuvres philanthropiques, qu’un citoyen averti ne considérera jamais comme une « alternative », sont les exemples les plus typiques que constituent ces expédients du système. Toutes les plus grosses fortunes ont leur fondation : comme les Lippens, avec la fondation Paul, Suzanne et Renée Lippens, qui «soutient durant toute l’année des projets novateurs d’organisations, de groupes ou d’associations qui œuvrent en faveur d’enfants défavorisés dans l’agglomération bruxelloise » ; ou Albert Frère avec le Fonds Charles Albert Frère, association qui a « pour objet l’aide à toutes personnes atteintes d’un handicap physique, mental ou social, à toutes personnes ou familles victimes de la pauvreté». Parmi les trois secteurs qu’elle privilégie, on trouve « l’aide aux handicapés (sic) sociaux(2) et l’aide aux victimes de la pauvreté». Soros, Gates, Warren Buffett, le fondateur de Facebook et les autres ont aussi leur fondation. Les mêmes qui ont profité des largesses d’un État social qu’ils vilipendaient, ont bâti leur fortune indécente et participé à la misère, se présentent maintenant comme sauveur de l’humanité en distribuant une partie de l’argent qu’on ne leur a pas réclamé par le biais de diverses baisses d’impôt, cadeaux fiscaux et paradis du même nom. Ils se font donc, très paradoxalement, les agents privés d’une redistribution sociale sélective. Ce «consensus “humanitaire” – qui a pour sa défense la forteresse de la morale : « on ne peut pas critiquer la gentillesse» – comme le souligne Serge Halimi, a la même utilité que le ‘débat’ entre journalistes. Ils brassent du vent pour détourner l’orage», et est évidemment avidement relayé par les médias soucieux de maintenir la « paix sociale » , où tous se croient égaux puisque consommateurs.
Les grandes entreprises ne font pas exception. C’est, par exemple, Total qui va par sa fondation se focaliser sur la « biodiversité marine » , dans le but de «comprendre la fragilité de la vie et d’aider à la protéger». Ou Areva «l’énergie est notre avenir, économisons-la ! » , leader mondial de l’énergie nucléaire, qui porte des «projets d’intérêt général et de solidarité dans les pays où le groupe exerce et développe ses activités. La Fondation soutient des actions ciblées et concrètes qui s’inscrivent dans la durée et bénéficient en priorité aux enfants, aux femmes et aux étudiants». Rien que ça! Nous pourrons donc assister à ces situations tout à fait contradictoires et absurdes où nous verrons Total soutenir financièrement des associations qui sauvegardent et protègent la nature; Coca-Cola se battre pour l’eau ; ou Monsanto « définir une série d’objectifs pour travailler avec les agriculteurs à rendre l’agriculture plus durable»…
ET LES LUTTES LOCALES ET « CITOYENNES » ?
S’il est clair toutefois que l’on ne peut assimiler les petites initiatives de bonne volonté qui naissent du désir de faire autrement avec ces structures stratégiques philanthropiques montées par les grandes fortunes et les multinationales, il y a parfois, entre les deux, des accointances qui en disent long sur l’état de nos sociétés. Car souvent les premiers, déplorant de ne trouver de fonds nécessaires au lancement ou à la continuité de leur activité, en viennent à dépendre des seconds, demandeurs d’une «activité occultante» , tel l’arbre philanthropique qui cache la forêt du désintérêt pour l’autre. Ces derniers, choisissant stratégiquement les « projets » qui ne remettent nullement en question ce qu’ils sont et comment ils le sont devenus, amènent souvent à cette situation d’un paradoxe ‑qui n’a, presque, plus de frontières avec le cynisme, et en vient donc parfois, à se confondre joyeusement avec lui- plus surprenant qu’à l’habitude: les subsides qui présentement permettent l’activité – la sauvegarde de la nature par exemple – proviennent en dernière instance de sommes engrangées par d’autres activités – la destruction de la nature – qui s’y opposent fondamentalement. Albert Frère, Lippens et leurs acolytes, pourfendeurs de l’État social, plus proches du monde bancaire, de la noblesse et des capitaines d’industrie que du peuple, parties prenantes de think tanks néolibéraux, sont-ils légitimes lorsqu’ils nous disent aider les pauvres? Et le sommes-nous lorsque nous acceptons leur obole?
Que nous soyons une association d’aide aux jeunes de la rue ou un jardin d’expérimentation de potagers collectifs, est-ce que nous ne nous fourvoyons pas lorsque nous acceptons l’argent qu’ils nous donnent? Car même si biner la terre et arroser des choux-fleurs dans un terrain prêté par un couvent ou une administration communale est une activité saine et décente, elle ne questionne en elle-même nullement le système qui a détruit les solidarités et découragé la plupart du temps de telles initiatives. Pourquoi faudrait-il tout le temps revendiquer un ferment révolutionnaire à ce que l’on fait, ou expliciter le porte-à-faux que l’activité représente face au système global dans lequel elle est prise, diront certains ? Parce que tolérée par le pouvoir, elle peut en tout moment leur être retirée. Alors qu’investie comme activité opposée à un modèle dominant, comme réappropriation, on signale que la maintenir impliquera, sans doute tôt ou tard, une forme de combat. En tous cas dans ce dernier cas, on y est prêt! Par là, on réalise que notre activité n’est jamais isolée, mais prise dans un ensemble. Au contraire des « luttes » qu’évoquait François Partant :
«En focalisant leur réflexion et leur action sur la partie d’un tout (donc en laissant dans l’ombre toutes les autres parties), les mouvements contestataires parviennent à réunir beaucoup de gens qui ne poursuivent pas le même but. Ils le constatent, dès l’instant où ils sont obligés de dépasser le stade de la critique pour mettre en clair leur stratégie. Par exemple, lorsque les écologistes veulent intervenir dans les affaires de la cité en utilisant les institutions existantes, ils cherchent à se doter d’un corps de doctrine. Aussitôt, ils se divisent en tendances. Et ils n’évitent l’émiettement de leur mouvement qu’en éludant les questions qui font apparaître leurs divergences »(3).
Le collectif, focalisé sur son objectif restreint (élever des brebis, faire du foot avec des gosses de quartiers pauvres, des potagers urbains, aider et promouvoir la sauvegarde des arbres ornementaux du quartier, épargner les batraciens qui traversent la route, militer contre les accidents de la route, etc…), devient, en l’absence de buts et idéaux communs qui transcendent l’activité principale(4) (dont ceux de changer les choses radicalement, se changer soi-même, son rapport à la nature et aux autres, et généraliser cela à d’autres lieux), une collection d’individus disparates qui, devant l’impératif de s’organiser promptement, n’auront souvent pas les outils pour le faire. Ils se disperseront comme ils se sont rejoints, angoissés, arguant toutes sortes de prétextes.
Dans ces lieux, lorsque vous globaliserez le problème, on vous arrêtera en vous disant que «vous allez trop vite » , que « les changements se font lentement», ceci n’étant que l’expression de l’angoisse que le changement suscite chez l’individu. Pourtant, les changements qui vont dans le sens du vent se font vite, et nous les acceptons le plus souvent, car ils s’inscrivent dans des normes codifiées et demeurent dans les marges de l’idéologie dominante.
HALTE À L’OPTIMISME AVEUGLE!
Cette rubrique alternative n’est donc pas, de nouveau très paradoxalement, le lieu d’autocongratulation teintée d’une niaiserie optimiste qui nous ferait oublier que « tout va mal » ; même si la fête, le plaisir, la joie retrouvée, doivent être présents, la critique part du négatif; part de la reconnaissance que quelque chose ne va pas. Sans cette nécessaire reconnaissance, on reste dans une innocente et fade critique dont se complaît le système et dont, même, il a besoin car elle génère l’illusion d’une opposition. Comme l’évoquait Guy Debord, «une telle manière de critiquer, parce qu’elle ne connaît pas le négatif qui est au cœur de son monde, ne fait qu’insister sur la description d’une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l’encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire irrationnelle. ».(5) Elle n’est qu’une «bonne volonté indignée.»
Il n’y a pas d’équilibre à avoir dans la critique, le monde étant fondamentalement déséquilibré en faveur de la minorité qui détient le capital et les moyens de nous asservir, des grands médias qui font la messe quotidiennement, des destructeurs de la nature et de la vie, et de la masse d’individus que nous sommes, soumis dans leur être et leur conscience. La critique ne peut donc être équilibrée, elle doit pourfendre l’adversaire, comme nous-mêmes dans nos habitudes « systémiques », ne pas s’encombrer des illusions des quelques soi-disant bienfaits qu’une structure fondamentalement nocive recèlerait, car ceux-ci font partie du négatif de l’ensemble: le positif est le négatif dans un système fondamentalement mauvais. Prôner l’équilibre dans la critique, ce serait donc comme se reconnaître à armes égales. Mais ce souci en dit souvent plus sur nous que sur l’autre, l’équilibre étant surtout celui que l’on veut maintenir en nous-mêmes.
Dans toute alternative, il y a donc selon nous un discours « autre », une dimension qui dépasse ce pour quoi les individus se sont réunis, une volonté de ne pas se satisfaire de l’activité qui nous lie, même si elle nous est essentielle.
Sans doute une volonté de changement.
Alexandre Penasse
- Comme pour les villes en transition par exemple.
- On retrouve le même vocabulaire que celui repris par le patronat et les médias mainstream avec le terme de « handicap salarial» qui instille l’idée, comme pour « le handicapé social » d’une situation décontextualisée, où aucuns déterminismes ne jouent (que ce soit le capital pour le «handicap salarial» ou les déterminismes sociaux pour «le handicapé social»). Dans les deux cas, il s’agit de «maladie» qu’il faut « soigner » , en réduisant la charge salarial pour l’un, en « intégrant » le handicapé social pour l’autre , le rendant utile à la société, et donc à tout ce qu’elle est et à ceux qu’elle favorise.
- François Partant, La fin du développement, naissance d’une alternative, La Découverte, p.190. Souligné par nous.
- Soulignons que le fait de faire autrement que ce à quoi nous a habitué la société productiviste dans laquelle on vit, peut en soi amener la conscience critique.
- Guy Debord, La société du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1992. Sa critique s’adresse à la sociologie, mais nous trouvons qu’elle s’applique parfaitement à la forme que prend la critique en général dans nos sociétés du spectacle.