« Aujourd’hui, la présence d’une inversion thermique empêchera les polluants de s’élever au-delà de 200–300 m d’altitude. Le vent sera sensiblement plus présent qu’hier (de l’ordre de 3 m/s) mais son action restera trop limitée pour disperser valablement les polluants. Les niveaux de PM10 resteront donc supérieurs à 70 µg/m3 au nord du sillon Sambre et Meuse ».(…)
« Les conditions météorologiques prévues pour demain jeudi et après-demain vendredi resteront globalement défavorables à la dispersion des polluants et ne laissent présager aucune amélioration tangible de la qualité de l’air. Cette situation s’explique par la présence d’une inversion thermique de subsidence (vers 300 m d’altitude) et un vent faible à modéré qui contribuent à limiter la dispersion. »(…)
« L’alerte SMOG est entrée en vigueur à 6h ce matin en raison d’un pic de pollution. La vitesse est limitée à 50 km/h partout à Bruxelles et à 90 km/h sur les autoroutes situées au dessus de la dorsale wallonne (donc au nord de la E42, incluse). Les contrôles de vitesse y sont renforcés. »
« Alerte » : 1. appel, signal qui prévient de la menace d’un danger, invite à prendre les mesures pour y faire face. Alerte aérienne, à la bombe, au feu. 2. Menace soudaine d’un danger.
Sommes-nous réellement en présence d’une « menace soudaine », de quelque chose qui « se produit tout à coup ». Avons-nous « subitement » été bombardés de 5.4 millions de voitures en Belgique ? Aurait-ce été le cas, imaginons, ayant vécu hier dans un monde où le piéton, la bicyclette et les transports en commun occupaient la majorité de l’espace public, que l’alerte aurait réellement été donnée et aurait eu tout son sens. Imaginons : du jour au lendemain 5,4 millions d’automobiles, que nos tentatives utopiques de redessiner la ville s’inversent ; que nous vivions dans une société où les piétons, cyclistes et transports en commun sont la norme, et que, d’un coup, ce paysage se transforment en ce que nos villes sont présentement? Comment réagirions-nous ? Quelle absurdité verrions-nous à troquer notre liberté de se déplacer sans recourir à une énergie marchande – le pétrole – vivant à proximité des autres, dans des espaces conviviaux où l’air serait pur et où les services essentiels à notre vie de tous les jours seraient rassemblés ?
Mais c’est que le changement s’est fait petit à petit et que nous acceptons à son rythme les modifications qu’il induit. Nous ne passons pas brusquement d’une ville où piétons, roulottes, chevaux, bicyclettes et transports en commun dominent à une ville traversée d’autoroutes, de rings, de viaducs, tunnels, parkings… Progressivement, chacun de ces modes diminue ou disparaît pour ne laisser la place qu’à un seul. Progressivement, nous l’acceptons, les contestations d’antan se fondent dans l’histoire, le passé étant nommé pour mieux glorifier le présent. Progressivement, nous n’imaginons pas pouvoir vivre autrement. La métaphore de la grenouille cuite illustre pour cela parfaitement ce qu’il s’est passé dans nos sociétés et démontre comment des changements progressifs et continuels suscitent peu de réactions défensives de notre part(1). Imaginons une marmite d’eau dans laquelle une grenouille pataugerait tranquillement. Un feu doux est allumé sous la marmite, qui chauffe doucement l’eau. Au début, l’eau tiède donne à la grenouille une impression agréable. Elle continue donc de nager, mais la température continue à grimper et l’eau devient chaude, un peu trop chaude pour la grenouille mais qui ne s’affole pas ; elle se dit que ça finira bien par passer. Quand la température de l’eau devient vraiment désagréable pour la grenouille, celle-ci est alors affaiblie, supporte donc et ne fait rien. Ce qu’il va se passer par la suite est évident : la température de l’eau va grimper, jusqu’au moment où la grenouille va cuire et mourir, sans jamais avoir quitté son lieu de baignade. Si cette même grenouille avait directement été plongée dans de l’eau à 50°, elle aurait réagi en donnant un coup de patte qui l’aurait sauvée en l’expulsant de suite de la marmite.
Nous sommes cette grenouille. Nous ne percevons plus pour la plupart le potentiel négatif des changements qui ont affecté nos sociétés. Progressivement, nous les avons acceptés. Pire ! Nous leur avons même souvent donné des attributs positifs. Il n’y a donc que peu de réactions, d’opposition, de révoltes. Imaginons que nous prenions un sujet il y a 40 ans et que nous le plongions du jour au lendemain dans notre époque. Que penserait-il de cette société : de l’omniprésence publicitaire, de The Voice Belgique, des « réseaux sociaux », des gsm, du spectacle politique… Du tout-voiture ?
Évoquer l’ « alerte au smog », dans une société où le salon de l’auto attire en 2013, année record, 385 000 visiteurs, où la publicité pour les bagnoles nous assaille quotidiennement à la radio, la télévision, dans la rue, a quelque chose d’indécent, et de profondément mensonger. « Alerte au smog »? Alors que l’on table sur un doublement des départs dans l’aviation civile d’ici à 2030, passant de 31 millions à 59 millions – taux de croissance moyen annuel de + 3.6% – (International Civil Aviation Organization, www.icao.int.), pendant que le nombre de passagers transportés passera de 2,9 milliards à 6,3 milliards – taux de croissance moyen annuel de + 4.5%. « Alerte » ? Alors que le gouvernement flamand persiste dans son projet d’élargissement du ring de Bruxelles, battant en brèche toute vision écologique et sociale, donc toute perspective à long terme(2).
Cette formulation anglicisée nous montre surtout à quel point ces messages médiatiques et gouvernementaux sont tout un symbole de la décadence de nos sociétés du spectacle. Smog stimule d’autres représentations que celles de « pollution atmosphérique », et évoque plus quelque chose de climatique qu’un effet dû à l’activité de l’homme ; « smog » embrouille nos esprits. Mais par cette formulation digne d’un film d’épouvante, l’approche du problème de la pollution atmosphérique et les mesures qu’elle devrait impliquer, sont absolument niées… et reléguées à la prochaine alerte.
Le danger n’est pourtant pas quelque chose, venu de nulle part, se manifestant les jours de « pics ». Le danger est quotidien : c’est celui de nos modes de vie, de ce que nous sommes devenus comme être humain, dont la capacité de penser et d’imaginer d’autres possibles s’érode chaque jour un peu plus.
A.P.
- La métaphore de «La grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite» est tirée d’un livre éponyme d’Olivier Clerc, paru aux éditions Marabout en 2007.
- Voir le site de l’IEB, www.ieb.be, qui compile de nombreux articles liés au sujet.