« La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, de la vie, ses Raisons de vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? »
« Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. »
La « Civilisation des machines » prophétisée par Georges Bernanos en 1945 dans La France contre les robots ressemble fort à l’état du monde sous Covid-19. L’homme privé d’humanité et d’extériorité sous l’effet du confinement se rue sur les machines « à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux » et confie la totalité de sa vie (professionnelle, sociale, familiale, commerciale, affective, culturelle…) à la Technique. Avec d’autant moins de restrictions que l’anxiété génère un désir de régression et de servitude et que par nécessité les autorités ont consacré le numérique œuvre de salubrité publique, et même intégré la filature téléphonique pour raisons sanitaires dans le dispositif officiel de lutte contre la pandémie. Qu’importe que les applications anti-Covid se soient avérées, en définitive, inutiles, elles auront permis de mettre en scène la Technique dans la posture du Sauveur. Pour la gigantesque entreprise de captation du « temps de cerveau disponible » que constitue l’industrie du numérique, les GAFAM, cette année de connexions compulsives et lucratives entrait dans l’histoire comme l’année de toutes les conquêtes et de tous les profits.
Parmi celles-ci, le monde de l’enseignement.
Il y a d’abord eu l’Université convertie entièrement au distanciel, illustration symbolique de la prise en otage de la Science par la Technique. Mais l’école qui intègre difficilement les codes du numérique s’est vue, elle, accusée d’avoir engendré du décrochage pendant la période de fermeture scolaire. Et sommée de se convertir aux nouvelles technologies pour fonctionner dorénavant en mode hybride. On proclame alors la mort de l’enseignement d’hier et l’avènement heureux de la techno-pédagogie(1). Sous l’impulsion du « complexe numérico-éducatif(2)», l’implémentation peut dès lors s’accélérer. En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’ASBL Educit a précisément un programme en trois points : équiper tous les élèves d’un Chromebook, former les enseignants, instaurer une plateforme commune. Tout débat sur le projet est récusé, puisque les théoriciens du numérique partagent « le catéchisme propre à la Silicon Valley [qui] tient en trois propositions : la technologie est intrinsèquement bonne car elle permet à la liberté de se déployer ; elle peut être pervertie par des groupes malveillants ; et, en ce cas, les solutions sont forcément technologiques et ne sauraient être politiques. » Dogmatisme que Bernanos résumait en ces termes : « La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. »
Pourtant, le réel semble échapper aux théoriciens. Dans le supérieur et l’universitaire où on a imposé à marche forcée la pratique des cours à distance aux étudiants et aux professeurs, le « décrochage massif est réel »(3). Il est estimé à 60 % selon la Fédération des étudiants francophones (FEF). Celui-ci amplifie encore l’élitisme des études supérieures. Par ailleurs, les évaluations à distance ont été estimées à ce point fiables que les universités ont dû finalement recourir au présentiel pour la session de janvier 2021 alors que les cours avaient été majoritairement donnés à distance. Enfin, il ne semble pas que le numérique ait fait évoluer la pédagogie pratiquée, bien au contraire.
Dans le secondaire, on observe également que le décrochage relève d’autres causes que du mode d’enseignement et précisément qu’avant d’être une solution, le numérique est le problème auquel l’école se heurte. D’abord sur le plan sanitaire. Il faut rappeler que selon les études, 5 à 14 % des adolescents seraient en situation de cyberdépendance, selon les critères établis par l’OMS. À côté de ces cas d’addiction pathologique, il y a le temps moyen de pratique des écrans estimé à 8 ou 9 heures(4) par jour chez les adolescents et une addiction qui se décline en tolérance, compulsion ou servitude. « Selon la fondation Kaiser Family, les jeunes Américains consacrent 5 heures et demie par jour aux technologies du divertissement, jeux video, vidéos en ligne et réseaux sociaux et un total de huit heures quotidiennes à l’ensemble des écrans connectés(5)». Les effets se font ressentir sur le plan physique et mental, parce que le temps consacré aux écrans réduit le temps et la qualité du sommeil, ainsi que l’activité physique. Or « lorsque le sommeil est chroniquement altéré, l’ensemble de notre fonctionnement cognitif, émotionnel et sanitaire est malmené(6) ». Ainsi on observe que le niveau d’activité physique et la condition physique des enfants et adolescents belges — comparaison possible puisque les tests sont les mêmes depuis 50 ans ! — est à ce point en baisse(7) « qu’un enfant de 2017 court 800 mètres une minute plus lentement qu’il y a 50 ans(8) ».
Sur le plan psychique, en France, le Collectif surexposition écrans (CoSE) constitué de professionnels de l’enfance et de l’adolescence soutenu par le Président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Daniel Marcelli, s’est constitué pour alerter les médias et les parents, notamment sur les retards autistiques générés par la surexposition aux écrans en bas âge. Chez les adolescents, parmi les signes de leur influence, le journaliste François Saltiel a retenu cet indicateur impressionnant « selon une étude commandée par l’IMCAS, qui regroupe des professionnels de la santé, les 18–34 ans ont plus souvent recours à la chirurgie esthétique que les 50–60 ans et c’est une première en France » qu’il associe directement à l’usage des réseaux sociaux et en particulier Instagram, « la pire plateforme de médias sociaux en ce qui concerne son impact sur la santé mentale des jeunes de 14 à 24 ans(9)». Dès lors, surgit une question à laquelle se gardent de répondre les théoriciens de l’école numérique : jusqu’à combien d’heures d’exposition aux écrans est-on prêt à accepter l’usage pédagogique du numérique ?
Ensuite, sur le plan éducatif et pédagogique. À la question du temps, certains pédagogues répondront que l’apprentissage pédagogique du numérique formera des adolescents responsables capables d’en faire un usage intelligent et créatif et pas seulement récréatif. Le conte est séduisant, mais l’idée d’un transfert vers le numérique pédagogique est démenti par les faits(10). Comment imaginer que l’utilisation d’une plateforme pour le cours de mathématique ou la consultation d’une capsule vidéo puisse détourner d’Instagram ou de GTA ? Le multitasking sévissant, on observe qu’à moins d’une surveillance très stricte, les deux sites, récréatifs et pédagogiques, sont fréquentés simultanément. Sinon à l’école, (à condition que le paramétrage des sites inaccessibles résiste aux élèves) du moins à la maison. Or « tout dérivatif numérique (SMS, réseaux sociaux, courriels, etc.) se traduit par une baisse significative du niveau de compréhension et de mémorisation des éléments présentés(11). » D’où les études relatives à l’apport des TICE aux performances scolaires révélant le caractère illusoire des espoirs placés en celles-ci. Rappelons à ce propos les conclusions de l’enquête Pisa de 2015 : « Les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences ».
Conséquence immédiate, en effet, de l’usage d’un ordinateur portable en classe et à la maison : imposer aux parents de mettre à disposition de leur enfant, en permanence, une connexion Internet et leur interdire toute restriction d’accès à celle-ci. Comment dès lors, pour des parents conscients des excès de consommation numérique de leurs enfants, intervenir pour fixer des normes ? Et prévenir les risques d’exposition à la face sombre du net ? Celle de « l’Apocalypse cognitive » selon les mots du sociologue Gérald Bronner. Faut-il par exemple rappeler que « les vidéos les plus regardées dans tous les pays, et de loin, ce sont les vidéos pornographiques » ? Qu’«en 2016, 49% des Allemands de 6 à 13 ans disaient avoir été exposés de manière accidentelle à du contenu pornographique » et que « les effets secondaires de cette “ porno-pandémie ” sont désastreux chez l’enfant et le jeune adolescent(12)».
Par ailleurs, pédagogiquement, si le support numérique peut apparaître plus moderne, il convient parfaitement aux pratiques pédagogiques les moins interactives et les plus orientées vers le formatage. La profusion de capsules vidéos pédagogiques scolaires et stéréotypées sur Youtube en offre l’illustration. Et la possibilité d’externaliser l’école en confiant la formation de l’élève à des supports médiatiques ou à des applications risque finalement de dévaluer le temps scolaire pour en faire un lieu d’animations ludiques. Si la vraie classe est ailleurs, dans le virtuel, pourquoi user mes guêtres et perdre mon temps dans un espace surveillé ? Mais il risque également d’accentuer le caractère socialement inégalitaire de notre enseignement. Non pas en raison d’une fracture numérique par manque de matériel comme on l’a complaisamment répété, mais d’une inégale capacité à la tempérance pour résister aux distractions numériques. Des études sociologiques l’attestent : « Les milieux les plus modestes sont aussi ceux qui s’abîment le plus dans les écrans et dont les enfants ont le plus de mal à différer les plaisirs immédiats(13)». La fracture numérique n’est donc pas là où on a voulu la voir, dans l’accès aux technologies, mais dans la capacité à leur échapper.
De surcroît, concevoir la classe comme une « communauté d’apprenants » où chacun construit son « parcours d’apprentissage » à l’aide des plateformes sous l’œil avisé d’un professeur coach relève d’une vision individualiste qui évacue la dimension affective et collective de l’enseignement. Le rapport à la matière peut-il se désincarner ? La relation pédagogique peut-elle s’épanouir dans un apprentissage médiatisé par la technique ? L’apprentissage ne réclame-t-il pas l’empathie ? La coprésence et le partage d’un temps commun organisé autour d’une expérience similaire avec toutes les incertitudes d’un présent partagé ne forment-ils pas des conditions essentielles d’un cours ?
Enfin, on ne voit pas comment pourrait être préservée la liberté pédagogique d’enseigner et de faire apprendre au moyen du livre et de l’écrit à partir du moment où l’outil numérique prend sa place en présentiel. Comment imaginer qu’un système qui impose la dématérialisation puisse accepter de cohabiter avec l’objet livre et sa culture ? Dès lors, l’écriture et la prise de notes manuscrites, la lecture sur papier, le maniement d’ouvrages de référence (atlas, dictionnaires, manuels…) se voient rapidement voués à l’obsolescence. Et avec eux, de précieuses compétences.
Car la Technique nous transforme et nous utilise pour son propre avènement. Qu’importe que l’élève numérique formé par la techno-pédagogie perde des aptitudes pourvu qu’il devienne un utilisateur du progrès technique ! Quel qu’en soit le coût culturel et intellectuel, son adaptation à « l’usage des outils numériques » est primordiale pour en assurer la diffusion et l’extension prochaine selon le processus « d’auto-développement du progrès technique » décrit par le philosophe Michel Henry dans La Barbarie. Les travaux récents de Maryanne Wolf sur la lecture sont à ce propos éclairants. Chercheuse en neurosciences et directrice du Center for Reading and Language de l’Université Tufts, elle a publié récemment un ouvrage consacré à l’évolution de la lecture sur supports numériques(14). Or, elle observe que le support induit un mode de lecture différent et, au-delà, un mode d’être à soi et aux autres différent. « Nous sommes ce que nous lisons, comment nous lisons et ce sur quoi nous lisons ». « Survoler pour s’informer est notre nouvelle habitude de lecture. Ce qui manque, ce sont les processus de lecture profonde qui, jusqu’à la dernière décennie, étaient intégrés au circuit neuronal fondamental du lecteur expert. Ces processus de lecture profonde plus sophistiqués et chronophages exigent des années pour se développer chez un enfant et des millisecondes pour se déployer chez un lecteur expert. Ils incluent notre aptitude à connecter ce que nous savons déjà — nos connaissances de base — à de nouvelles informations et à tirer des inférences, à faire des analogies, à examiner la valeur de la vérité — l’analyse critique — et, c’est important, à suspendre nos pensées et nos sentiments pour adopter les perspectives d’autrui — la base de l’empathie(15). » Or « les supports numériques avantagent les processus rapides, les activités multiples, et sont adaptés pour survoler de grands volumes d’informations. En effet, les chercheurs qui s’intéressent aux mouvements des yeux notent que beaucoup d’entre nous balaient les informations sur une page en faisant un F ou un Z, afin de saisir les grandes lignes, mais en manquant potentiellement des détails importants comme la progression d’une intrigue ou la beauté d’un style. […] La pandémie aggravera non seulement la régression des niveaux de lecture de nos enfants, mais l’usage excessif des outils numériques pourrait aussi empirer le déclin de la lecture profonde chez nous tous. » Cependant, il est vraisemblable que la numérisation de l’enseignement s’étende bientôt à l’enseignement primaire voire à la maternelle. Le recours aux tablettes commence à s’y répandre déjà.
Enfin, sur le plan écologique, le modèle proposé par l’école numérique contrevient totalement aux aspirations manifestées par le mouvement « Youth for Climate », dont les manifestations ont marqué l’année scolaire d’avant Covid. La pérennisation d’un mode de fonctionnement pédagogique dommageable pour la planète au-delà de la pandémie contredirait les efforts de conscientisation aux enjeux climatiques entrepris par les jeunes et soutenus par la FW‑B. Or, si le volume des émissions de gaz à effet de serre a diminué depuis le début de l’épidémie, c’est en raison d’un ralentissement économique forcé et provisoire. Il est plus que probable qu’une fois la vaccination assurée, un surcroît de consommation se manifeste et se traduise par un pic de pollution. Quelle part aura le numérique dans celui-ci, sachant qu’« à l’échelle mondiale, la pollution liée à nos usages du numérique équivalait à quelque 1 400 millions de tonnes de CO2 par an en 2019, soit près de 4% des émissions globales, selon le dernier rapport du collectif d’experts GreenIT.fr(16)» et « qu’à cette cadence, les experts estimaient que la pollution numérique pourrait peser 15 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030(17)» ?
Christophe Duffeler
- Soraya Ghali, Ces leçons pour l’école, Le Vif, 27/08/2020.
- Raffaele Simone, Est-ce l’avenir de l’enseignement ?, in Le débat, 2014/3.
- « Le risque d’un décrochage massif est réel », tribune d’un collectif d’universitaires, étudiants et professeurs parue dans Le Monde, 30/12/2020.
- Alain Malchair, Le bon usage des écrans, CHU de Liège, 2018.
- Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge, Grasset, 2019.
- Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, Seuil, 2019.
- Baromètre de la condition physique, Thierry Marique (UCL) & Christian Heyters (ULB).
- Jean-François Lauwens, « À bout de souffle », in Le Vif, 06/10/2017.
- Étude britannique de la Royal Society of Public Health de 2017, citée par François Saltiel dans La société du sans contact, Flammarion, 2020
- « Un nombre sans cesse croissant d’études [l’auteur en mentionne 15] montre ainsi que l’introduction du numérique dans les classes est avant tout une source de distraction pour les élèves et, par la suite, un facteur significatif des difficultés scolaires. » in Michel Desmurget, cit.
- Ibid.
- Sabine Duflo, Porno-pandémie : à quand un vrai geste-barrière ?, CoSE, 15/11/2020.
- Gérald Bronner, La Grande table des idées, France Culture, 11/01/2021.
- Maryanne Wolf, Reader Come Home. The Reading Brain in a Digital World, Harper, 2018.
- Extrait de l’interview de Maryanne Wolf paru dans L’enseignement à distance crée de la résistance, de Cédric Enjalbert, in Philosophie magazine, n° 42 septembre 2020.
- Christophe Leroy, Les clés pour réduire la pollution numérique, in Le Vif, 19/11/2020
- Ibid.