LE REFUGE IDENTITAIRE

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Depuis quelque temps, la plupart des médias dominants ne cessent d’alerter sur la menace populiste qui planerait sur nos démocraties. Il faut dire que tous ceux qui ont l’audace de critiquer les « zélites »(1) néolibérales sont rejetés dans le même sac infamant qui traduit surtout le mépris envers le peuple de ceux qui qualifient ainsi leurs opposants. Nous souhaitons développer ici une approche sociologiquement plus pertinente de l’attitude adoptée par ceux qui cherchent refuge auprès du discours apparemment rassurant de l’extrême-droite.(2)

Ils sont nombreux ceux que l’on peut qualifier de « perdants de la globalisation néolibérale » et, parmi ceux-ci, ils sont en nombre croissant ceux qui réalisent que l’avenir risque fort d’accentuer ce déclassement. Ils voient bien que la droite néolibérale, sous des discours menteurs, accélère cette funeste évolution. Ils réalisent aussi que la gauche social- démocrate ne s’y oppose que très mollement… quand elle n’y collabore pas. L’anxiété se généralise donc et nos contemporains qui ne font pas partie des rares winners tentent donc de trouver un discours politique qui promet de les protéger, notamment d’une menace sur la civilisation européenne que certains s’ingénient à amplifier.

LA TRISTE RÉALITÉ DU RECUL DES CIVILISATIONS EUROPÉENNES

Pour ce qui est de la crainte d’une disparition des cultures et traditions des peuples d’Europe, les identitaires n’ont peut-être pas tout à fait tort. En effet, si l’on se promène dans n’importe quelle grande ville d’Europe, ne trouve-t-on pas des signes clairs d’une acculturation grandissante, avec les mêmes évolutions partout ? Dans leur course pour être la smart-city gagnante dans le benchmarking qui attirera les start-up qui feront leur success story de demain, les cités ne font-elles pas fleurir une foule de marqueurs attestant de la disparition des identités nationales ? Face aux McDo et Burger King, nos entreprises du coin ne se laissent pas faire et développent aussi des fast food made in ici, comme les Quick et autres Buffalo grill. Cela ne fleure pas bon le terroir local ? Vous avez raison mais croyez-vous vraiment que cette perte d’identité vient de la civilisation arabo-musulmane toujours dénoncée. Le plus extraordinaire n’est-il pas que nos contemporains se trompent de source du danger et voient dans quelques femmes voilées une menace sur leur mode de vie, pourtant déjà en bonne voie de dénaturation depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? Pas vraiment puisque la droite s’ingénie très adroitement à manipuler leurs peurs légitimes. Voyons comment les dominants manipulent la peur venue de la perte des repères rassurants venus du passé.

LA PROGRAMMATION DU CHOC DES CIVILISATIONS

Lorsque l’URSS s’est écroulée sous le poids conjugué de ses propres contradictions et de l’aide des USA qui l’ont piégée dans une course aux armements insupportable, l’Occident triomphant s’est donc trouvé sans ennemi. Très mauvais cela car, comme l’a bien décrit Orwell, on ne soumet les peuples qu’en leur faisant craindre une guerre perpétuelle. Dans 1984, Oceania(3) affrontait sans fin Eurasia et Eastasia mais nos modernes porteurs de la pensée que « la guerre c’est la paix » ont trouvé plus futé. Sous la plume de Samuel Huntington est paru en 1996 Le choc des civilisations qui, immédiatement relayé par tous les médias dominants, fut donc un succès de librairie et de pensée. Cette fois, autour d’Oceania, c’était une dizaine de civilisations qui menaçaient nos « pacifiques » démocraties occidentales. Deux de celles-ci étaient particulièrement pointées du doigt comme agressives : la chinoise et la musulmane. Avec les attentats du 11 septembre 2001, le nouvel ennemi planétaire n°1 était confirmé et les guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie, de Somalie et de Libye ont concrétisé cet affrontement (et, fort utilement, assuré le contrôle des plus grandes sources d’énergies fossiles).

LA GUERRE DES CIVILISATIONS AURA-T-ELLE LIEU ?

La conception de Huntington quant aux rapports entre les peuples est une idéologie politique d’un grand simplisme ayant comme objectif de resserrer les rangs au sein de l’opinion publique occidentale. En fait, le monde est infiniment plus complexe et il faut lire l’ouvrage de Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n’aura pas lieu(4), pour approcher cette complexité. Ce sociologue, spécialiste des religions, décrit d’abord l’évolution historique des théories des relations entre peuples. D’abord, l’universalisme occidental, du haut de sa supériorité, entendait apporter LA civilisation aux sociétés attardées. La colonisation fut le sommet de cette arrogance mais la démesure (consumériste et technologique) de la modernité fut bientôt source de remises en cause scientifiques. Impossible de détailler ici les controverses sociologiques qui ont abouti à l’opposition entre deux conceptions des relations entre civilisations : le différentialisme à la Huntington (qui sacralise les différences) et qui rejette tout métissage entre différentes cultures qui seraient figées et incapables d’échanger, voire de coexister. C’est sur cette théorie que s’appuient les extrêmes droites identitaires pour rejeter l’autre, non plus sur base raciale, mais sur base culturelle. L’habileté du discours est de « protéger les autres cultures », pourvu qu’elles restent lointaines et qu’on instaure un apartheid mondial. Le différentialisme s’oppose au relativisme qui, lui, ne nie pas les différences mais trouve assez de valeurs anthropologiques communes pour accepter l’enrichissement mutuel et donc le multiou l’inter-culturalisme.

Si Raphaël Liogier titre La guerre des civilisations n’aura pas lieu, c’est parce que les religions sont au cœur du rejet des autres par les identitaires et que les études sociologiques des religions prouvent que toutes les religions (chrétiennes, musulmanes, judaïques, voire le bouddhisme…) sont toutes partagées entre des modes (spirituel, charismatique et fondamentaliste) qui les rapprochent entre elles et les divisent de l’intérieur. Le souhait de les voir s’affronter s’oppose au réel et les logiques identitaires sont des constructions artificielles aux mains de politiques cyniques.

La description par Liogier des formes hypermodernes des religions et de la domination de l’individuo-globalisme est tout aussi passionnante et justifie un autre article.

Alain Adriaens

Notes et références
  1. Les guillemets et le « z » parfois utilisés traduisent la distance que l’on peut prendre avec ce substantif et dénoncent le manque de modestie (et de lucidité) de ceux qui s’autoproclament ainsi. Parfois on aurait envie de nommer nomenklatura ceux qui se veulent « maîtres » du monde et apparatchiks les « petites mains » qui les servent.
  2. Nous avons distingué dans une précédente brève la différence profonde d’avec ceux qui se positionnent comme défenseurs du peuple (c‑à-d ceux sur lesquels le pouvoir s’exerce). Chantal Mouffe et Laclau sont les théoriciens défenseurs de ce positionnement de gauche qui ne dénie pas le terme de populisme.
  3. Tiens, Oceania cela ne fait-il pas penser à une alliance militaire dont le sigle est centré sur un océan, l’Atlantique Nord. Décidément, il n’y a pas que pour la surveillance connectée et la novlangue qu’Orwell est un prophète…
  4. Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n’aura pas lieu, coexistence et violence au XXIe siècle, Paris, Biblis, CNRS Éditions, 2018, 10€.

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