LE PROTECTIONNISME SOLIDAIRE : STRATÉGIE ANTICAPITALISTE OU ILLUSION POLITIQUE ?

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Face à la politique néolibérale promue partout en Union européenne et face aux traités de libre-échange impulsés malgré une importante résistance citoyenne, une idée connaît un regain d’intérêt: celle du protectionnisme solidaire. C’est lors de la campagne de la présidentielle française que Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France Insoumise, proposait de mettre fin à la concurrence sociale et fiscale en instaurant un certain protectionnisme, non pas pour protéger les intérêts strictement nationaux mais plutôt pour promouvoir la coopération et la hausse des standards fiscaux, sociaux et écologiques. 

Le protectionnisme consiste pour un État à mener une politique interventionniste pour protéger son économie face à la concurrence étrangère. Pour ce faire, l’État en question va instaurer des taxes douanières ou des barrières non-tarifaires comme par exemple des normes techniques, sanitaires, écologiques ou sociales. 

Souvent situées à l’extrême opposé du libre-échange, les mesures protectionnistes sont décriées comme représentant les derniers freins à l’établissement d’un grand marché mondial où la « concurrence libre et non faussée » garantirait le développement de tous les pays et le ruissellement des richesses produites. Il s’agit là d’une vision dichotomique idéalisant ces concepts considérés comme des fins en soi. « La concurrence entre des entités qui ne sont pas strictement identiques est immédiatement faussée par leurs différences mêmes, d’où résulte que le concept de concurrence non faussée est une parfaite ineptie. Et celui de protectionnisme avec, du même coup. »(1) Il n’y a aucun intérêt à fétichiser une mesure économique en la faisant passer pour une panacée, ces concepts existent comme des outils à manier en fonction du contexte et peuvent être utilisés pour atteindre des objectifs différents. 

Mais aujourd’hui, le libre-échange se caractérise par la mise en concurrence généralisée des travailleurs, les délocalisations, les importants transports de marchandises, etc. Face à cela, de plus en plus de voix s’élèvent pour critiquer cette nouvelle religion du commerce. Mais comment s’opposer à ces conséquences néfastes ? En élaborant un protectionnisme solidaire ? En quoi consisterait-il ? En Belgique, un seul parti (Demain, fusion du Mouvement de Gauche et de Vega) reprend l’idée d’un « protectionnisme européen » solidaire, conçu comme un « outil essentiel pour la redéfinition de la politique économique européenne et notamment pour la politique commerciale ».(2) Ce protectionnisme n’est d’abord pas pensé à l’échelle nationale car il risquerait d’accroître la concurrence entre les pays mais aussi n’a pas de sens compte tenu de l’interconnexion des économies. En effet, près de 70% des biens importés en Belgique proviennent d’un pays du continent européen contre 15,5% pour l’Asie et près de 12% pour l’ensemble du continent américain.(3) 

Malheureusement, il semble illusoire de voir la Commission européenne, chargée de la politique commerciale pour les pays de l’Union européenne, se détourner du libre-échange au profit d’un protectionnisme européen solidaire. La mise en concurrence interne des régimes fiscaux et sociaux témoigne déjà du peu d’ambition pour engager le progrès social. Le 10 mai dernier, la Commission européenne publiait un « Document de réflexion sur la maîtrise de la mondialisation ».(4) La mondialisation y est toujours présentée comme un bienfait, une « évolution [qui] ne pourra être ni arrêtée ni inversée »… 

Elle y représente à la fois les échanges commerciaux et l’ouverture vers le monde d’une manière plus générale. Cette définition étendue lui confère une certaine autorité et classe mettant automatiquement ses opposants dans le camp des nationalistes ou des archaïques « moins à même que d’autres de s’adapter au changement et à la concurrence ». Les objections des citoyens sont considérées comme des « préoccupations [qui] doivent être prises en compte » mais pas comme des avis équivalant à ceux des promoteurs de la mondialisation. La solution proposée par la Commission résiderait dans une meilleure formation ou une meilleure reconversion pour les « régions les plus vulnérables ». Finalement l’objectif reste inchangé malgré le titre du document, Rendre l’économie européenne plus concurrentielle

Faut-il alors tenter de mettre en place un protectionnisme à l’échelle nationale comme le prône JeanLuc Mélenchon ainsi que plusieurs intellectuels français ? Ou s’agit-il d’un fourvoiement éloignant la gauche des véritables causes de la crise du capitalisme ? Si, du côté du Parti du Travail de Belgique (PTB), on soutenait Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle française, il faut souligner les désaccords entre eux, et notamment sur la question qui nous intéresse ici, celle du protectionnisme. Ainsi, Charlie Le Paige, collaborateur parlementaire du PTB, regrette qu’on pose le débat en terme de «Nation» et non en terme de «classe» : «Cette idée qu’on protège la Nation comme si elle n’avait qu’un seul intérêt doit être un peu déconstruite. »(5) Il pointe l’illusion de penser que les grands patrons nationaux pourraient avoir les mêmes intérêts que la classe ouvrière du pays en question : « Il faut combattre le libre-échange mais en étant conscient que ce qu’il y a comme enjeu derrière c’est le fonctionnement du marché. Et c’est essentiel car le protectionnisme ne pose pas forcément cette question du marché. Elle pose plus la question sur quel niveau le marché doit être organisé en tant que tel. » Il précise qu’il ne faut pas incriminer les échanges économiques mais plutôt la motivation de ceux-ci : « Ce qui guide les échanges c’est la logique de profit, l’anarchie qu’il y a dans la production et qui fait qu’on va produire des choses ici qu’on va exporter et on va importer les mêmes produits… » Si Charlie Le Paige reconnaît qu’il faudra repenser la relocalisation de l’économie et que le PTB pourrait se retrouver sur une série de revendications concrètes avec les promoteurs du protectionnisme solidaire, son parti n’en fait toutefois pas une mesure phare pour mobiliser les travailleurs. 

Du côté des partis et mouvements trotskystes, l’opposition est similaire voir plus catégorique. Ils insistent également sur l’appartenance de classe et considèrent que « la question du protectionnisme au sein des frontières nationales n’a pas de sens dans une lutte des classes qui est internationale ».(6) Il s’agirait d’une question qui concernerait uniquement les capitalistes qui, de tout temps, se sont essayés tantôt au libre-échange, tantôt au protectionnisme pour imposer leurs intérêts dans une guerre commerciale où il revenait toujours aux prolétaires de payer l’addition. Un protectionnisme, qu’il soit appelé solidaire ou non, impliquerait selon eux une augmentation des prix des biens importés aux dépens des acheteurs les plus pauvres. Ils soulignent également le risque d’une contagion des mesures protectionnistes menant à une guerre économique toujours au détriment des travailleurs. 

Pour étayer cette position, ils rappellent régulièrement le discours de Karl Marx sur le libre-échange en 1848, où le philosophe allemand voyait dans le libre échange un moyen d’accélérer la révolution socialiste en exacerbant les contradictions du système capitaliste : « Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. »(7) Une position que Friedrich Engels réaffirme 40 ans plus tard dans une préface au même discours : « Les socialistes doivent souhaiter un développement aussi libre et aussi rapide que possible de l’actuel système de production car ainsi celui-ci développera ses inévitables conséquences économiques : misère des grandes masses populaires en raison d’une surproduction qui engendrera soit des crises périodiques soit une stagnation chronique du commerce ; division de la société en une petite classe de grands capitalistes et une classe nombreuse d’esclaves salariés pratiquement héréditaires, une classe de prolétaires dont le nombre ne cesse d’augmenter pendant qu’en même temps ils se trouvent constamment remplacés par de nouvelles machines destinées à économiser la main‑d’œuvre ; en un mot, une société conduite vers l’impasse, dont il n’est d’autre issue qu’une transformation complète de la structure économique qui en forme la base (…) C’est de ce point de vue que Marx, il y a quarante ans, s’est déclaré en principe pour le libre échange comme le chemin le plus direct, celui qui conduira le plus vite la société capitaliste dans un cul-de-sac. »(8)

Cette « politique du pire » n’aura pourtant pas porté ses fruits et la poursuite du libre-échange, même si elle a renforcé les antagonismes de classes, a également exacerbé les nationalismes. Par ailleurs, et au vu de l’urgence climatique et des dégâts provoqués par le libre-échange ou parce qu’ils considèrent que le seul levier politique est celui de la nation, plusieurs intellectuels se sont mis à défendre l’idée du protectionnisme. Aurélien Bernier, auteur, fondateur du Mouvement politique d’éducation populaire (M’PEP) et penseur de la démondialisation, y voit une manière de se battre contre l’ordre économique et le développement des forces du marché mais aussi un moyen d’aborder la question écologique.(9) L’essayiste français constate une évolution et une extension de la définition de la mondialisation, qui, concernant autrefois un phénomène économique, s’étend aujourd’hui à l’ensemble des échanges et des relations entre les États, se confondant avec des notions comme celles du développement, du progrès ou des Droits de l’Homme, lui conférant un caractère plus humaniste mais aussi davantage inéluctable. Face à cette définition remodelée, combattre la mondialisation serait devenu un tabou pour la gauche.(10) Les libéraux ne pouvaient rêver mieux, puisque leur croyance résulte justement dans le caractère naturel du marché renforcé par le libéralisme de Montesquieu et sa vision du commerce qui engendrerait partout des mœurs douces(11), principes sur lesquels se base la pensée libérale à la base de la construction européenne par le marché (et que l’on retrouve à nouveau dans le document de la Commission cité plus haut). 

Il faut également impérativement souligner que même si le protectionnisme fut en effet une stratégie des grandes puissances économiques pour garantir leur supériorité, il semble aujourd’hui évident que ce soit le libre-échange qui fasse l’unanimité. Les inquiétudes de Laurence Parisot, à l’époque présidente du lobby patronal MEDEF (Mouvement des entreprises de France), en atteste : « Nous sommes convaincus que nos économies retrouveront le chemin de la croissance à condition que les pays écartent les mesures protectionnistes. »(12) Dans ce sens, Aurélien Bernier souligne que « le libre-échange n’est plus seulement un moyen de conquérir de nouveaux marchés ; il devient une arme pour discipliner les classes populaires et dissuader les États de trop contraindre les grandes entreprises. Soumis au chantage aux délocalisations, les salariés sont priés de renoncer à leurs revendications sociales, puis contraints à accepter des régressions. »(13)

Le brouillage politique ambiant nous amène néanmoins à devoir discerner les différentes formes de protectionnisme. Avec la victoire de Donald Trump, on voit bel et bien la réémergence d’un protectionnisme purement impérialiste, dans le sens où il est pensé non pas comme une manière de défendre les intérêts des travailleurs américains, mais plutôt dans une logique de guerre économique face à la Chine en vue de se disputer le leadership mondial. Cette manière d’aborder le protectionnisme ne s’en prend évidemment pas au capitalisme, c’est pourquoi il est logique pour la gauche de s’y opposer… Toutefois, elle ne devrait pas légitimer l’abandon de toute réflexion à son sujet. Aurélien Bernier résume en ces termes en quoi devrait consister le protectionnisme, dans une logique de démondialisation pour la gauche : « Briser la finance internationale, s’opposer à la logique du capital et développer un véritable internationalisme. 

Il faut également la préciser, et trouver des modalités concrètes de mise en œuvre qui tiennent compte d’une évidence : jamais le système mondial ne se réformera de lui-même. Il s’agit donc d’en sortir, de l’affronter, puis de le démanteler. »(14)

Frédéric Lordon, économiste et collaborateur au Monde Diplomatique, dénonce cette vision binaire où il faudrait faire le choix entre « le monde mondialisé ou la nation archaïque ». Il rejoint Aurélien Bernier sur la nécessité d’une démondialisation, en précisant que « ce n’est donc pas la nationalité des opérateurs qui est en jeu (…) C’est la possibilité de constituer une enclave de vie économique pacifiée sans avoir à attendre la grande convergence mondiale. Mais cette possibilité-là n’est que l’autre nom de la rupture avec la mondialisation. »(15)

Finalement, au-delà de la stratégie économique à adopter pour défendre au mieux les travailleurs face à la mondialisation, une question se pose : celle des limites physiques de l’écosystème et de la possibilité de perpétuer une telle circulation des marchandises. Penser le protectionnisme, c’est également se questionner sur les conséquences écologiques de la forme actuelle du commerce mondial. On peut d’ailleurs légitimement penser que « l’irréversibilité de l’épuisement des ressources fossiles implique en retour la réversibilité d’un phénomène humain comme la mondialisation. Il serait bien sûr préférable d’organiser la démondialisation plutôt que de la subir… »(16) 

Sébastien Gillard 

Notes et références
  1. Frédéric Lordon, « La « menace protectionniste », ce concept vide de sens » dans Le protectionnisme et ses ennemis, Les Liens Qui Libèrent, 2012, p.18.
  2. Interview de Dimitri Zurstrassen (DEMAIN) réalisée le jeudi 4 mai 2017.
  3. Belgian foreign trade agency. http://www.abh-ace.be/en
  4. Commission européenne, Document de réflexion sur la maîtrise de la mondialisation, consulté le 15 mai 2017 sur https://ec.europa.eu/commission/publications/ reflection-paper-harnessing-globalisation_fr
  5. Interview de Charlie Le Paige (PTB) réalisée le mercredi 26 mai 2017.
  6. Interview de Thibault Molinero (LCR) réalisée le mercredi 19 avril 2017.
  7. Karl Marx, Discours sur la question du libre-échange, 1848, consulté le 5 mai 2017 sur https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm
  8. Friedrich Engels cité dans François Ruffin, Leur grande trouille, 2011, p.185.
  9. Aurélien Bernier, La démondialisation ou le chaos, Utopia, 2016.
  10. Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous, Seuil, 2014.
  11. Ha-Joon Chang, « Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste » dans Le protectionnisme
et ses ennemis, Les Liens Qui Libèrent, 2012.
  12. François Ruffin, Le protectionnisme et ses ennemis, op. cit., p.21.
  13. Aurélien Bernier, La démondialisation ou le chaos, op.cit., p.22.
  14. Aurélien Bernier, La démondialisation ou le chaos, op.cit., p.65.
  15. Frédéric Lordon, « Qui a peur de la démondialisation ? », 2011, consulté le 5 mai 2017.
  16. Bernard Legros, « Vous avez dit irréversible ? », Kairos février-mars 2017.

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