« Le monde n’a aucun sens »

INTERVIEW DE NANCY HUSTON

Illustré par :

Nancy Huston, née au Canada en 1953, installée Paris, est romancière et essayiste.
Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont, pour n’en citer que quelques-uns :
Cantiques des plaines, Actes Sud ; 1993 ; Journal de la création, Seuil, 1990 ;
Reflets dans un oeil d’homme, Actes Sud, 2012, In Deo, avec Guy Oberson,
Les éditions du Chemin de fer, 2019.
Rencontrer Nancy Huston nous paraissait inévitable :
profondément humaniste, elle ne cadre avec aucune identité déployée comme carte de visite ;
dénonçant la domination dont la femme est victime, elle ne confond pour autant pas différence et discrimination ; soulignant l’importance de la langue dans notre « espèce fabulatrice »,
elle sait que nous demeurons toutefois des mammifères mus par des forces inconscientes.
Nous l’avons rencontrée en février à Paris et publions son interview en deux épisodes.

Kairos : Nancy Huston, dans L’Espèce Fabulatrice vous dites :

« Le temps d’où vient-il ? De ce que seul de tous les vivants terrestres, les humains savent qu’ils sont nés et qu’ils vont mourir. C’est de savoir nous donner l’intuition de ce qu’est une vie entière. » En fin de compte le monde n’a le sens que celui que nous lui donnons ?

Nancy Huston : Exactement. Le monde n’a aucun sens.

Aucun sens pour vous ?

Si vous dites « pour moi », alors j’entre dans l’interprétation et lui donne un sens. Mais en dehors de l’existence des êtres humains, le monde n’a pas de sens. Je suis d’accord avec Hubert Reeves qui a dit « Si Dieu existe, il a travaillé très fort pendant un milliardième de seconde et il est en vacances depuis ».

Est-ce à dire que toute notre vie consiste à donner du sens à ce qui n’en a pas ?

Le sens que nous créons existe réellement. Nous créons des fictions qui nous aident à vivre : la religion, l’amour, le militantisme, les liens familiaux, tous les buts qu’on peut se fixer dans la vie, toutes les interprétations qu’on peut faire de ce qui nous arrive. Tout ça, c’est notre façon de bricoler du sens, l’activité humaine préférée qui nous caractérise véritablement. Les autres espèces animales ne fabriquent pas de sens en dehors de ce qui leur arrive, de leur réaction pour trouver la nourriture ou pour pouvoir rester en vie, tout simplement. Nous, pour rester en vie, nous devons ajouter un Sens, avec un S majuscule, une signification symbolique extraordinaire.

Vous dites que les gens qui se croient dans le réel sont les plus ignorants et que cette ignorance est potentiellement meurtrière. Alors, s’il n’y a pas de réel à part le sens qu’on lui donne, est-ce qu’il y a une pertinence à parler de vérité ? George Orwell a bien montré que la vérité des faits à l’état pur ne peut exister. Simon Leys, dans Orwell ou l’horreur de la politique, disait : « Les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens. Seule la création artistique peut les investir de signification en leur conférant forme et rythme. L’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la vérité ». Qu’en pensez-vous ?

Je suis proche de cela, sauf que je dirais que toute activité interprétative donne sens, pas seulement l’activité artistique. Si vous prenez l’exemple des guerres, on peut dire qu’il y a des faits qui se produisent, comme un certain nombre de morts de chaque côté. On ne peut le nier. Mais ensuite on insère ces faits dans l’Histoire avec un H majuscule, et chacun aura sa version de cette Histoire. La guerre d’Algérie ne sera pas racontée de la même façon en France et en Algérie, bien évidemment. La conquête de l’Amérique ne sera pas racontée de la même manière au Mexique et en Espagne, et ainsi de suite. Les mêmes faits seront repris, retravaillés et servis à des sauces extrêmement diverses !

C’est intéressant que vous souleviez ça parce que justement nous sommes dans une ère où les médias de masse ont un pouvoir énorme. Ils ont le pouvoir de nous informer ou de ne pas nous informer. Nous sommes une espèce fabulatrice, on se raconte sans cesse des histoires, vous dites « sous mille formes » : sur notre lieu de travail, dans les rues de nos villes, sur les écrans, on nous raconte des histoires prétendument vraies et on nous demande de nous sentir par elles concernés. Comment peut-on trouver une certaine vérité dans un monde où le monopole de la représentation du réel est laissé à quelques-uns ? En France, les médias appartiennent à 8 ou 9 personnes les plus fortunées, et en Belgique, à 7 ou 8 familles. Que pensez-vous de ce que dit Alain Accardo : « On peut dire que la représentation médiatique du monde telle qu’elle est fabriquée quotidiennement par les journalistes, ne montre pas ce qu’est effectivement la réalité, mais ce que les classes dirigeantes et possédantes croient qu’elle est, souhaitent qu’elle soit, ou redoutent qu’elle devienne » ?

Je répondrai deux choses. La première, c’est que cela a toujours été le cas. Comment les gens du Moyen-Âge se représentaient-ils ce qui leur arrivait ? Imaginez les paysans européens, les serfs en Russie… Ils avaient une version officielle, religieuse, qui ne leur donnait certainement pas accès à la vérité de leur exploitation. Il fallait que quelqu’un d’autre arrive avec une vision militante, colérique, pour dire : « Mais c’est injuste ! Vous avez exactement les mêmes droits que les propriétaires terriens ». On peut le faire par la religion en disant « Vous êtes tous des enfants de Dieu et vous vous valez », ou dire « on devrait être en démocratie et vous devriez avoir le pouvoir de décider ». Chacun peut formuler ça à sa manière. La première réponse est donc qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’information où les gens savaient parfaitement bien ce qui leur arrivait et à quoi correspondait leur réalité. La deuxième réponse, c’est qu’on n’a jamais eu autant de possibilités de récits alternatifs qu’à notre époque. Les réseaux sociaux permettent d’avoir accès à d’autres versions que la version officielle ; il y a toutes sortes de fact checkers. Grâce à Internet, on peut mettre en doute ce qui est raconté dans les médias. Beaucoup de gens ont l’habitude de douter des médias, on n’est pas si crédules que cela !

Vous pensez que l’aliénation des gens n’est pas plus importante qu’avant ? L’imaginaire n’a‑t-il pas été confisqué ? Je pense par exemple à la 5G. Si vous demandez à des gens dans la rue ce qu’est la 5G, la plupart ne savent pas qu’Elon Musk est en train d’envoyer des satellites dans l’espace, avec des possibilités de modification de la stratosphère. Simon Leys, encore, expliquait ainsi pourquoi les gens ne bougeaient pas : « S’ils ne voient rien en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux mais précisément faute d’imagination. » Ne pensez-vous pas qu’il y a quand même un manque d’imagination actuellement ?

Manque d’imagination et manque d’information sont deux choses très différentes. Ne pas savoir ce qu’est la 5G, ce n’est pas manquer d’imagination. Moi-même je ne suis que moyennement au courant de certaines réalités contemporaines, par exemple le développement de l’intelligence artificielle en Chine et aux États-Unis, les budgets qui sont investis là-dedans, les travaux pour coloniser Mars ou la Lune… Je n’ai pas nécessairement envie d’en savoir trop sur ces sujets, mais je ne manque pas d’imagination. Il est très difficile de généraliser au sujet des « gens ». On ne peut déjà pas dire la même chose des Français et des Américains. Je viens de rentrer du Bénin. Les Béninois appréhendent-ils la modernité de la même façon que nous ? Je ne le pense pas, même s’ils ont de plus en plus de smartphones. Donc l’imagination n’est pas le problème. Les gens n’ont jamais eu accès à autant de fictions, les meilleures et les pires, des films, du théâtre et de la musique d’autres pays, c’est inouï. Les paysans berrichons d’avant la Révolution — je suis berrichonne dans l’âme — avaient une vie solitaire et silencieuse, en hiver notamment. Au XIXe siècle, ils n’avaient ni radio, ni télévision, ni téléphone, et c’est hier, le XIXe siècle ! Nous avons multiplié de façon spectaculaire les ouvertures vers d’autres cultures. Nous courons plutôt un risque d’une indigestion culturelle que celui d’un manque d’imagination.

C’est intéressant que vous disiez : « Je n’ai pas nécessairement envie de savoir ». C’est peut-être quelque chose de fort répandu et beaucoup d’entre nous, notamment dans les classes moyennes encore privilégiées, profitons bien de ce monde et n’avons pas trop envie de savoir non plus…

J’ai envie de savoir en gros et non dans le détail. Je n’ai pas envie de consacrer mon temps à me tenir au courant de cette fuite en avant des moyens techniques pour multiplier les capacités du cerveau, développer le transhumain, l’intelligence artificielle, etc. Il me semble plus utile de consacrer mon temps à autre chose.

Vous vous protégez en quelque sorte ?

Bien sûr. Tout le monde doit décider pour soi-même de ce qu’il peut et ne peut pas supporter. Je ne pense pas être l’autruche avec la tête dans le sable. Mais en même temps, je n’apprécie pas beaucoup les gens qui sont simplement des militants infiniment informés. Je trouve ça assommant et ce n’est pas du tout ainsi que j’ai envie de vivre.

Vous voulez dire les militants qui ne trouvent un sens à leur vie qu’en militant ?

Et en parlant et en mettant à tout le monde le nez dedans.

Vous êtes quand même d’accord qu’il faudrait un début de subversion, en tout cas de mouvement de masse pour que le peuple retrouve une certaine souveraineté. Les choix qui sont faits par le président français – mais on pourrait en dire autant en Belgique – ne sont pas des choix que le peuple déciderait, ou que les gens décideraient si on était informés et s’ils savaient ce qu’ils devaient faire.

Personnellement, je ne parle pas du « peuple », il y a beaucoup d’individus qui font théoriquement partie du «peuple» avec qui je ne m’entends pas et dont je ne partage pas les opinions, il y a beaucoup d’individus du « peuple » qui me sont extrêmement antipathiques, qui votent de façon que je réprouve… Donc j’ai un peu de mal à saisir le concept d’un peuple qui aspirerait à « redevenir souverain ».

Lors de votre conférence à Liège(1), à propos de votre ouvrage In Deo, un journaliste vous a demandé vers quelle civilisation allait votre cœur, entre les traditionnelles et celle de l’homme blanc. Vous avez dit : « Aucune des deux. Je ne les hiérarchise pas. » J’ai été étonné car dans In Deo vous considérez que les Indiens ont une humanité beaucoup plus riche : ils ont plus de respect de la terre, de la nature, de l’autre que dans notre société occidentale qui, comme vous le dites, a engendré Mozart et Michel-Ange mais aussi la colonisation et les guerres…

Il est très difficile pour nous qui avons grandi en lisant, de nous projeter dans une société analphabète et de prétendre valoriser cette société-là, de vouloir en être. Pour ma part, je suis une femme du livre, une romancière, et il n’y a pas de roman chez les peuples traditionnels. Il y a des légendes orales magnifiques, des contes, mais pas de roman. Et je trouverais incohérent, pour ne pas dire prétentieux, de « préférer » un monde si différent de celui qui m’a faite. Il faut aussi reconnaître que partout où on a pu apporter de l’aide médicale sérieuse — et pas assortie d’oppression coloniale — à des sociétés traditionnelles, elles ont été preneuses. Les gens sont prêts à faire des journées de marche pour avoir des antibiotiques, des vaccins ou des médicaments efficaces. A contrario, nous aurions du mal à accepter de vivre avec les seuls remèdes traditionnels. Ce sont deux petits exemples. Je suis contente d’avoir compris dès ce texte In Deo, écrit il y a déjà 25 ans dans la foulée de Cantique des plaines, que les qualités et les défauts de chacun de ces types de sociétés sont inséparables. Vous ne pouvez pas dire « Je vais prendre ce qu’il y a de bien chez les uns et chez les autres et puis je vais laisser de côté ce qui est mauvais chez les uns et les autres. » Hélas, ce sont des systèmes qui se tiennent, des réalités mixtes comme toutes les réalités humaines. On ne trouvera pas un jour un système qui nous permette juste d’être bons, sympathiques, généreux et chaleureux ! L’humanité a essayé de nombreux systèmes politiques, et nous voyons bien que chacun a ses défauts et ses qualités. Il se trouve que la plupart des peuples premiers, par exemple au Canada, opprimaient leurs femmes de façon spectaculaire, ce qui serait pour moi insupportable. Je n’ai pas envie d’être réduite à un rôle maternel, je n’ai pas envie de devoir me taire. D’autres tribus, bien sûr, mettaient les femmes en valeur. Après la ménopause surtout, elles pouvaient accéder à certains pouvoirs politiques. Mais il était rare qu’une femme dans la force de l’âge puisse être chasseresse ou guerrière, seule une Aînée pouvait avoir voix au chapitre, et encore ! La violence éducative était la règle, comme encore aujourd’hui dans la plupart des pays africains dont j’ai connaissance. Mais on peut comprendre que dans une économie de survie, l’obéissance des enfants est une question de vie et de mort. Il faut sûrement avoir atteint un certain niveau de vie pour interdire la fessée.

Cela voudrait-il dire que notre progrès justifie le pire, en fin de compte ? Est-ce qu’on ne peut pas tirer des enseignements de ces sociétés traditionnelles qui ont beaucoup à nous apprendre ?

Il ne faut pas sauter d’un extrême à l’autre. Ce n’est pas parce que j’approuve certains aspects de notre société que je dis que ça justifie le pire. Je dis simplement que dans notre société comme chez eux, le meilleur et le pire sont inextricables. Donc oui, bien sûr, nous pouvons tenter de nous inspirer de certaines formes de sagesse des peuples traditionnels, tenter de revenir à une compréhension plus immédiate de ce que nous mangeons, par exemple, tenter d’être un peu moins coupés de la nature, de se sentir un peu moins supérieurs aux autres espèces animales. Naomi Klein a dit que nous avions à apprendre des autochtones canadiens, et pas seulement à leur infliger nos « progrès », mais il ne nous est pas loisible de vivre de la même façon qu’eux les attitudes qu’ils ont élaborées pendant des siècles. On peut essayer de marcher dans ce sens et en même temps, il y a très peu d’entre nous qui sommes prêts à retourner vivre en communauté dans la forêt ! Personnellement, ce n’est pas un mode de vie qui me tente ; j’ai besoin de mes horaires de travail, ma vie est construite autrement. S’il y avait vraiment un effondrement, comme dans Vers la forêt de Jean Hegland, et qu’il n’y avait plus rien de ce luxe auquel nous sommes habitués – nos lampes électriques, nos ordinateurs, notre chauffage en hiver – si nous devions réellement revenir à une existence de survie, beaucoup d’entre nous auraient du mal, dont moi !

À suivre…

Propos recueillis par Alexandre Penasse

Notes et références
  1. « Une soirée avec Nancy Huston, autour de son œuvre et de son engagement écologiste », 29 novembre 2019.

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