Le féminisme, lutte censée émancipatrice, prend parfois dans nos sociétés les allures d’une combat identitaire qui fait abstraction de l’engagement collectif porteur d’un changement plus global visant à pourfendre tous les rapports de domination. Ce féminisme serait dès lors exclusivement réservé aux femmes, axé essentiellement sur les relations entre elles et les hommes et sur les thèmes traditionnellement associés à celles-ci. Être une femme serait-il pourtant une condition nécessaire et suffisante d’un féminisme désireux de s’attaquer aux causes profondes des inégalités? Paradoxalement, ce type de féminisme identitaire ne pourrait-il pas servir l’inégalité ancrée profondément dans nos sociétés?
Des femmes luttant côte à côte pour une égalité de salaire dans leur domaine professionnel respectif, dont certaines sont salariées de Wall-Street et les autres de Wal-Mart, n’invoquent-elles pas temporairement une appartenance commune – femme –, dans un combat qui n’a pourtant rien de commun? «Le salaire horaire moyen d’un employé à temps plein de Wal-Mart s’élève (d’après le PDG de l’entreprise) à environ 10 dollars(1). En travaillant quarante heures par semaine, un employé de Wal-Mart gagne donc 400 dollars par semaine, soit presque 21600 dollars par an. Les femmes, victimes de discrimination, gagnent un peu moins, les hommes un peu plus. La différence, selon Richard Drogin, le statisticien qui a analysé les chiffres lors du procès pour discrimination, est (pour les salariés à l’heure) de 1100 dollars par an. Disons donc que les femmes salariées de Wal-Mart gagnent environ 20500 dollars par an. Il leur faudrait par conséquent 60 ans pour amasser ce que les femmes salariées de Wall Street – également victimes de la discrimination – gagnent en un an. Bien entendu, les hommes salariés de Wal-Mart – qui sont les bénéficiaires de cette discrimination, puisqu’ils gagnent 21 600 dollars par an – s’en tirent mieux: il ne leur faudrait qu’environ cinquante-sept ans pour atteindre cette somme. Autrement dit, à Wall-Mart, on a des femmes qui se battent pour obtenir des parts légitimes d’un gâteau si ridiculement petit que, l’obtiendraient-elles, il ne parviendrait même pas à les nourrir. Se représenter les femmes de Wal-Mart comme marchant coude à coude avec leurs camarades de chez Morgan Stanley ou de Harvard pour défendre leurs droits est donc parfaitement grotesque, de même qu’il est parfaitement grotesque de considérer leur problème comme un problème de discrimination sexuelle (2). »
François Partant exprimait parfaitement la même idée lorsqu’il reprochait aux mouvements sociaux, dont le mouvement féministe, leur manque d’unité: «les femmes veulent-elles transformer la société conçue et organisée par et pour les hommes, en la débarrassant de tous les rapports de domination (pas seulement de celui dont elles sont victimes), ainsi que de tous les rapports de compétition qui les suscitent inévitablement ? Ou veulent-elles simplement obtenir une place plus équitable dans cette société historiquement organisée par les hommes? Il est probable que la majorité des militantes féministes s’en tiennent à ce dernier objectif. Leur mouvement est alors essentiellement conservateur. Comme sont conservateurs tous les partis politiques, qui tous désormais encouragent les femmes à occuper une place plus juste dans la société dont ils dénoncent pourtant parfois l’injustice. Comme sont conservateurs les syndicats, puisqu’en définitive les luttes sociales ne peuvent que favoriser une meilleure insertion des travailleurs dans le système productif(3) ».
les « luttes » utiles au pouvoir
Le mouvement féministe ne doit donc pas «se laisser enfermer dans des formes de lutte politique brevetées féministes comme la revendication de la parité entre les hommes et les femmes dans les instances politiques: si elles ont le mérite de rappeler que l’universalisme de principe qu’affiche le droit constitutionnel n’est pas aussi universel qu’il en a l’air – notamment en ce qu’il ne reconnaît que des individus abstraits et dépourvus de qualités sociales –, ces luttes risquent de redoubler les effets d’une autre forme d’universalisme fictif, en favorisant par priorité des femmes issues des mêmes régions de l’espace social que les hommes qui occupent actuellement les positions dominantes(4) ». Le féminisme tel l’arbre qui cache la forêt de ces inégalités qui touchent femmes et hommes de manière indifférenciée, peut occulter le fait qu’ils peuvent être plus proches entre eux qu’il ne le sont au sein de leur propre catégorie. Comme le rappelait encore Pierre Bourdieu, «malgré les expériences spécifiques qui les rapprochent (comme cet infiniment petit de la domination que sont les innombrables blessures, souvent subliminales, infligées par l’ordre masculin), les femmes restent séparées les unes des autres par des différences économiques et culturelles qui affectent entre autres choses leur manière objective et subjective de subir et d’éprouver la domination masculine(5) ».
Ce repliement du féminisme sous une logique purement féminine, d’un combat pour la femme qui s’auto-légitimerait par le seul fait que celui qui le porte est une femme, gommant ainsi toutes les différentes histoires sociales de ces femmes, ce repliement donc peut donner lieu à ce que Mona Chollet nomme «un sentiment de claustrophobie»: «la question des relations entre les sexes, les problématiques égalitaires peuvent faire l’objet, comme les valeurs de la culture féminine, d’un ressassement permanent, à l’exclusion de tout autre centre d’intérêt. Elles peuvent être des moyens de se conforter dans une identité féminine valorisante, d’insister sur sa propre dimension sexuée, sans que l’on sache toujours très bien s’il s’agit de revendiquer ou d’aguicher. Elles permettent de se lover en toute bonne conscience, sous prétexte de militantisme, dans un ensemble de thématiques familières et rassurantes. Cette confusion s’explique par ce qu’est devenu le féminisme aujourd’hui: non plus, sauf pour une petite minorité, un engagement militant et collectif, mais une démarche de réflexion individuelle, un effort de recul critique et de sensibilisation de l’entourage(6) ».
badinter Comme symbole du féminisme Consumériste
Loin pourtant, en faisant cette critique d’un féminisme identitaire conservateur, l’idée d’appuyer une conception du féminisme comme celle que défend Elizabeth Badinter, mais il faut noter que le premier peut très bien s’accommoder, et servir, la société de consommation qui en connaît un rayon en matière d’instrumentalisation… de la femme. Concluant – erronément – du déterminisme culturel des différences entre les hommes et les femmes à une possibilité d’égalité formelle de type post-moderniste où femmes et hommes se confondraient dès lors qu’ils sont capables de se vendre aussi bien sur le marché des affaires et du commerce, la fille du fondateur de Publicis magnifie très logiquement la self-made women. Ce qui, en toute logique, l’amène à dire: «il ne faut pas se foutre du monde: ce n’est pas la pub qui est la cause de l’aliénation des femmes… j’aime la pub(7) ». Présidente du Conseil de surveillance de Publicis, 18ème fortune de France avec 1,4 milliard de dollars, il est évident que son héritage et son désir de le perpétuer a certainement quelque chose à voir avec l’idée qu’elle se fait du féminisme.
Faisant de la femme une concurrente égale possible de l’homme dans une société compétitive, elle en oublie que la publicité mettant en scène des femmes consiste à vendre de la Femme aux femmes – sans oublier les femmes mobilisées dans le processus d’exploitation productif des objets achetés: «on donne à consommer de la Femme aux femmes, des Jeunes aux jeunes, et, dans cette émancipation formelle et narcissique, on réussit à conjurer leur libération réelle(8) ». Mais voudrait-elle vraiment qu’elles se libèrent, alors qu’Elizabeth Badinter concentre à elle seule une bonne part de la richesse des foyers français ?
La féminité de grande surface, le marketing qui se nourrit de la femme, n’est pourtant que l’apothéose faisant d’elle une catégorie soumise: «la domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être est un être perçu, a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique: elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient « féminines », c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la prétendue « féminité » n’est souvent pas autre chose qu’une complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’ego. En conséquence, le rapport de dépendance à l’égard des autres (et pas seulement des hommes) tend à devenir constitutif de leur être(9) ».
pub et féminisme : Compatibles ?
Mais la pub, plus que la cause de l’aliénation des femmes, en est d’abord un signe, une preuve; la cause elle-même de leur aliénation est leur réduction consentie à n’être que des «être-perçu» dont les qualités se définissent au travers des catégories dominantes – masculines donc. «J’aime la pub», s’exclame Elizabeth. Prête à en accepter la domination symbolique – dont les blessures sont sans doute moins cinglantes que celles subies par ses «consœurs» des couches sociales subalternes, sa position bourgeoise fait d’elle une courroie de transmission idéale vers ces strates sociales inférieures qui, prenant les nantis comme modèles, escomptent un jour devenir comme eux. Et quoi de tel, dans ce rêve d’ascension, que de commencer par leur ressembler… et d’aimer aussi la pub! Badinter est ainsi assurée d’avoir avec elle une nuée de femmes consentantes, assises dans leur certitude d’être les descendantes émancipées de celles, «soumises», qui les ont précédées, sans percevoir que cette aliénation passée s’est vue substituée par une autre.
Il existerait une façon de différencier un véritable féminisme émancipateur d’un féminisme de grande surface: «un moyen infaillible d’être sûre que, au moment où l’on croit donner dans l’activisme féministe, on n’est pas en train de se vautrer dans l’individualisme consumériste, ni de conforter la domination en rabâchant les thématiques auxquelles les femmes ont été assignées: sortir des problématiques féminines ou féministes. Au moins de temps en temps. Investir des champs communs aux deux sexes, mais le plus souvent accaparés par les hommes, et contester leur hégémonie sur leur propre terrain(10). »
Les féministes qui réduisent le féminisme à l’identité et à la féminité peuvent donc se révéler de fidèles servantes, consciemment ou non, de nos sociétés ayant érigé l’argent et le paraître en valeurs suprêmes. En gommant les différences qui existent entre les femmes, et les similitudes entre certaines d’entre elles et les hommes, elles les instituent en pures individualités sans histoire qui seraient capables – il suffirait qu’elles le veuillent… – d’être les égales des hommes.
Mais pour quels changements?
Alexandre Penasse
- L’auteur ajoute «le chiffre précis que donne Wall-Mart est de 9,68 dollars, mais il est contesté par certains, qui estiment qu’il est, en réalité, beaucoup plus bas. Selon la publication en ligne politicalaffairs.net, le salaire horaire du PDG de Wal-Mart (H. Lee Scott Jr.) était estimé en 2005 à 8434, 49 dollars»
- Michaels, W.B., La diversité contre l’égalité, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2009, pp. 116–117
- Partant, F., La fin du développement, naissance d’une alternative, Editions La Découverte, 1982
- Bourdieu, P., La domination masculine, Editions du Seuil, 1998, pp. 157–158
- Id., p.128–129. Souligné par l’auteur
- Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Edtions La Découverte, Paris, 2012, p.65
- Le Parisien, 23-03-2010, cité dans Le journal de la décroissance, août 2010
- Baudrillard, J., La société de consommation, Editions Denoël, 1970, p.216
- Bourdieu, P., La domination masculine, Editions du Seuil, 1998, p.94
- Mona Chollet, Beauté fatale, op.cit., p.67