LE CONFINEMENT ET LA DÉCROISSANCE

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Dans La peste, Albert Camus fait parler un prêtre, le père Paneloux. Celui-ci évoque la peste comme une « rédemption » , autrement dit une punition de Dieu, mais aussi une occasion d’être meilleur ; puis à la fin de son prêche, il fustige un chroniqueur marseillais parce qu’il pensait que la peste ayant frappé Marseille en 1720, tuant plus de la moitié de la population, c’était l’enfer, et uniquement cela. En fait, l’opposition n’est qu’apparente. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à la même vision chrétienne, d’un côté l’occasion d’une rédemption, de l’autre l’enfer, il ne manque que le paradis. Mais pour nous les décroissants, cet épisode du confinement, s’agissait-il de rédemption, comme dans l’Apocalypse selon Saint-Jean, ou bien de l’enfer, ou mieux du Paradis, comme si nous avions presque atteint nos objectifs ? A‑t-il apporté quelque chose de nouveau ?

Le confinement, ce fut premièrement une grande mobilisation sanitaire, mais ce n’est pas nouveau. Après l’accident de Tchernobyl, l’État soviétique avait réussi à mobiliser beaucoup de gens : « 120.000 personnes ont été évacuées de la zone interdite, 600.000 « nettoyeurs » et personnels médicaux ont été dépêchés pour alimenter les secours d’urgence. Le premier mois, 40.000 conscrits de l’Armée rouge ont été appelés. En Ukraine, les docteurs ont examiné 70.000 enfants, et plus de 100.000 adultes durant l’été ayant suivi l’accident. Durant les quelques années qui suivront, ils accompliront plus de 500.000 examens médicaux. Ce traitement sanitaire de masse était sans doute l’un des plus importants jamais réalisés, avant qu’il ne soit largement dépassé, aussi bien en taille qu’en intensité coercitive, par celui mis en place à partir de la fin janvier 2020, face à la pandémie de Covid-19(1). » Il y a toujours eu des épidémies au long de l’histoire : la lèpre, le choléra, la peste, notamment. Cette dernière, en particulier, revenait régulièrement tous les 10 ou 15 ans en Europe. La cessation de son « éternel retour » après celle de Marseille en 1720–1722 correspond à l’émergence de l’idéologie du Progrès et de la médecine moderne. Finalement, le mourant va laisser place au malade – celui que l’on peut guérir , l’Église, à l’hôpital et à l’État. Aujourd’hui, avec le confinement concernant 3 milliards de personnes (une première dans le monde ! ), une nouvelle étape vient d’être franchie : l’épidémie redevient un acteur historique, elle nous rappelle que nous sommes entrés dans « l’ère des risques » et qu’a pris fin « l’ère du Progrès ». Avant l’émergence de la société industrielle, il y a toujours eu des risques, mais ils étaient dus à la concentration des hommes dans un même endroit ou à des causes naturelles. Avec la culture industrielle se sont rajoutés ceux liés à la production des biens. L’économie politique a pu empêcher une prise de conscience des conséquences des pollutions, notamment sur la précarité de la survie de l’humanité, et pas uniquement de celle d’individus. Au-delà d’un débat somme toute secondaire sur un virus qui se serait échappé d’un laboratoire ou d’un marché de

Wuhan, nous savons que, depuis au moins le début du XXIe siècle se multiplient les épidémies dont l’origine sont des zoonoses. Autrement dit, la croissance de la masse des êtres humains augmentée de celle des animaux domestiques se fait de plus en plus au détriment du sauvage, obligeant certains animaux à sortir de la forêt ; il en résulte une proximité et la propagation de virus qui seraient restés dans le monde sauvage si on ne les en avait pas fait sortir. Dès 2003 arriva la première alerte épidémique, la grippe aviaire H5N1 ou SRAS. Le gouvernement français avait réagi en lançant la création de l’EPRUS(2), un organisme créé spécialement pour gérer les urgences sanitaires en stockant des médicaments et des masques, puis en organisant une « réserve sanitaire » de volontaires prêts à intervenir. Il eut été intéressant de voir si ces mesures administratives auraient été suffisantes pour lutter contre le Covid-19, mais malheureusement l’EPRUS a été dissout au nom d’une gestion libérale de la santé et des risques, c’est-à-dire en faisant fi du principe de précaution. Outre le fait que dans une société libérale telle que la nôtre, pour un économiste un stock est avant tout un coût, il est généralement dénié que la société industrielle crée en même temps des biens et de plus en plus de risques…

Cette pandémie fut néanmoins l’occasion pour beaucoup de ressentir à nouveau la présence de la mort, qui fut sans cesse repoussée depuis la Révolution industrielle, d’abord à la périphérie des villes en y déménageant les cimetières, puis dans les hôpitaux. Pourtant la mort n’est plus la conséquence inéluctable des épidémies, et pour certains, dont les transhumanistes, elle serait devenue quasiment une « maladie » dont on pourrait un jour guérir. En tout cas, les hôpitaux ont joué le premier rôle dans cette crise(3). Dans un sens, ce fut à la fois le rappel de l’existence de la mort et du triomphe de son traitement sanitaire. Le problème, c’est que, justement, tout a été fait pour ne pas parler de la finitude de tout, de la perte irréversible de matière dans la production moderne, et surtout de la destruction de l’humanité et de la vie. En quelque sorte, seul l’homme-individu peut mourir, mais l’humanité, la vie ne risquent toujours rien. C’est une certitude qu’aucune autorité n’a essayé d’ébranler. Et pourtant, les partisans de la décroissance ne cessent de mettre en garde contre une possible disparition de l’humanité et de toute vie à cause du productivisme. Le confinement a certainement mis un arrêt – même temporaire – à cette accélération de tout et à la mobilité caractéristique de cette civilisation consumériste dans laquelle nous vivons. En apparence il pourrait s’agir de décroissance : ralentissement, réduction importante des émissions de gaz à effet de serre, de la consommation de pétrole et même d’électricité. Le confinement fut un isolement, certes, mais vécu, au début sans doute, comme un « repos » pour beaucoup de travailleurs stressés. Pourtant, il ne s’agit que de décroissance en demi-teinte, de fausse décroissance, voire de « décroissance capitaliste » comme il existe une « relocalisation capitaliste ».

Devant l’inéluctable récession à venir, le gouvernement français a débloqué des aides s’élevant à plusieurs milliards d’euros, en particulier pour les grandes entreprises cotées au CAC 40, mais ces aides ne sont pas assorties de conditions écologiques. Il a aussi été beaucoup question de « relocalisation », mais dans la version capitaliste, pas dans la nôtre. On ne peut qu’être sceptique quant au type de relocalisation envisagée, c’est-à-dire faite pour réduire les coûts suite à la mise en œuvre de robots moins chers qu’un Indien, par exemple, ou bien pour des raisons de qualité de service. Le pire, c’est lorsqu’on l’évoque pour les médicaments, alors qu’on en avait délocalisé la production en Inde ou en Chine justement parce qu’on voulait éviter de payer les coûts nécessités par la gestion des pollutions, comme dans le cas des antalgiques. Est-ce à dire qu’on s’apprête en haut lieu à éliminer cet obstacle pour relocaliser ?

Pour nous, décroissants, la relocalisation est à la fois le moyen et la fin de la décroissance. Mais étant confinés chez nous, comment pourrions-nous avoir les moyens de l’initier ? De plus, il ne s’agit pas de relocalisation capitaliste, mais d’une relocalisation ouverte et démocratique et mise en œuvre au niveau de biorégions. Son objectif ne serait plus de produire de la valeur, mais de satisfaire des besoins dans un cadre respectueux de la société et de la biosphère, la biorégion. Cette relocalisation ne vise pas à faire revenir des productions sans se poser la question de ce qui est produit et sur la façon de le faire. Aujourd’hui, les moyens techniques et scientifiques sont dirigés vers l’augmentation de la productivité, pas vers la diminution des risques. Autrement dit, on ne se pose la question des risques qu’une fois les produits diffusés dans la société, au lieu de se la poser dès le départ au moment de la production. Dans ce cadre biorégional serait favorisée la coopération entre les unités de production afin d’éviter concurrence, doublons, gaspillage de ressources rares et déchets. Elle s’accompagnerait certainement de rationnement. Mais aujourd’hui ce type de relocalisation(4) est peu évoqué, cela étant une indication supplémentaire que l’on n’a pas (encore ?) tiré de leçons de cette pandémie.

Jean-Luc Pasquinet

Notes et références
  1. Extrait d’une analyse du livre de Kate Brown, Manual for Survival: A Chernobyl Guide to the Future, par Thierry Ribaut. https://lundi.am/chernobyl
  2. Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires.
  3. Avec les mouroirs modernes appelés EHPAD, mais à la différence de la grippe espagnole de 1914–1918, cette épidémie aurait frappé plus les vieilles personnes que les jeunes.
  4. Voir Relocaliser de Jean-Luc Pasquinet, avec une préface de Serge Latouche (Libre et solidaire, 2016). Nous y lancions une réflexion sur la relocalisation ouverte, antiproductiviste et démocratique.

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