L’agriculture comme lien à l’autre et au vivant

Entre deux traites de brebis, Hervé, paysan sans terre au « Jardin est Ouvert », nous accorde une interview. Rien de facile quand on décide de produire autrement, d’assurer l’écoulement d’une production diversifiée sans devoir passer par des intermédiaires et être à la merci du consommateur. Cela semble pourtant inévitable pour rétablir des liens essentiels brisés par le marché, redonner du sens, de la cohérence dans un système où les êtres ont parfois oublié des principes essentiels : ceux du vivant. 

Kairos : Quelles sont tes activités, et leur origine ? 

Hervé : Actuellement, on travaille sur trois hectares dont 30 ares de maraîchage et le reste qui sert à l’alimentation du bétail pâture, production fourragère et production céréalière pour l’alimentation du troupeau de brebis. Avec ces surfaces-là, on produit des fromages bio qu’on commercialise sur le marché et un peu plus de 80 paniers hebdomadaires pour des groupements d’achat et des entreprises qui sont dans une forme de « recherche éthique ». 

A l’origine, j’ai un parcours en ONG, où je me suis occupé pendant plusieurs années des questions de développement rural et ai travaillé avec des organisations de producteurs. Dans le cadre de ce travail, il était fort question d’un modèle de petite production, type exploitation familiale, en lutte d’une certaine façon contre des politiques de développement, qu’elles soient nationales ou importées via la « coopération internationale », qui sont des modèles beaucoup plus productivistes, assez destructeurs de l’environnement et portés sur des écosystèmes plus fragiles qu’ici.

Là-bas, j’avais le sentiment qu’ils avaient une vision de l’agriculture parfois beaucoup mieux construite et ancrée dans une analyse globale de la société, tout en étant victime des mêmes paradoxes que nous, c’est-à-dire soumis à des pressions financières et alimentaires qui relèguent souvent l’environnement en seconde position. On commence néanmoins, ici en Belgique, à percevoir les limites d’une agriculture intensive qui sévit depuis maintenant 100 ans. 

K. : Intensive, avec des petites exploitations qui disparaissent chaque semaine et des agriculteurs qui arrêtent leur activité et ne sont pas remplacés ? 

Hervé : Ça c’est le fait de l’accélération de l’intensification ; je pense que ce qui se passe actuellement en Europe, c’est une course ; la personne qui va survivre dans le modèle actuel est celle qui produit le moins cher. Et la personne qui produit le moins cher dans le système actuel est celle qui va pouvoir se mécaniser le plus sur une plus grande surface. 

K. : Qui va donc s’endetter, en tous cas pour les agriculteurs qui commencent ? 

Hervé : Dans cette course, les agriculteurs qui débutent n’ont pas leur place. Ceux qui commencent, ce sont ceux qui reprennent la ferme des parents et vont continuer à l’agrandir.

K. : S’il veut survivre, l’agriculteur conventionnel ne peut que s’agrandir, tout le temps ? 

Hervé : Oui, je crois. Mais ce n’est pas qu’il « adopte la méthode » : on est dans des systèmes sur lesquels on n’a pas une emprise totale. L’agriculteur qui a 80 hectares, il travaille aujourd’hui pour survivre, ce qui l’oblige à se mécaniser, à vendre à certains opérateurs, à acheter à d’autres, donc il est aux prises avec un certain système. Tu peux revenir sur des niches de proximité : circuit court, valorisation, diversification, accueil, qui permettent à des petites structures, en créant de la valeur ajoutée, de sortir de ce système de grande production dans laquelle c’est la loi du plus fort, et donc du moins cher, qui prime. Donc celui qui ne va pas être compétitif demain, c’est comme pour le lait, c’est à perte. Et ces fermes qui disparaissent, elles vont en réalité à l’agrandissement.

K. : Tu penses que ces deux modèles peuvent coexister ? Comment, face à un consommateur également attiré par les « prix bas », justifier un prix un peu plus haut pour des produits issus de l’agriculture biologique ? 

Hervé : Il y a un prix du marché qui représente une forme d’agriculture qui ne prend en compte que certains coûts, et dont la production a un coût relativement faible par rapport à la nôtre. Mais même cette production-là n’est pas rentable et ne permet à personne d’en vivre, on doit donc pallier cela, par des primes ou par des niches. Dans le bio, c’est moi et les consommateurs qui assumons le surprix. Pour que je survive, il faut que le consommateur paie plus cher, ce qu’il fait sur le prix réel, mais également en s’organisant pour que je puisse livrer 20 familles en une seule livraison, et en faisant un seul paiement afin que je n’ai pas de comptabilité à gérer. On fait donc un choix éthique en acceptant de subvenir à nos besoins de base et en sachant qu’on ne gagnera pas beaucoup. 

K. : Tu ne veux pas opposer les agriculteurs productivistes et ceux qui font de l’agriculture bio, tous les deux étant pris dans un système de marché qui détermine des prix ? 

Hervé : Je crois. Il y a clairement des politiques qui sont sous pression de l’agro-industrie, laquelle exige une alimentation à bas prix qui permette à son tour aux acteurs de la distribution et de la transformation des aliments à grande échelle d’avoir des intrants à faible coût, ce qui leur garantit de plus grandes marges. Mais ils sont aussi sous une certaine contrainte de devoir garder des denrées alimentaires à un prix abordable pour la majorité de la population. Et cela remonte à bien plus haut à partir du moment où, au niveau de l’OMC, des États se sont engagés à libéraliser complètement leur secteur agricole, ce qui pose de vrais problèmes en terme de pouvoir des acteurs : un lobby de la grande distribution, au niveau européen, bien organisé, a clairement plus de poids et d’influence sur un système agroalimentaire que des producteurs, même des consommateurs ; on a des consommateurs qui demandent du bio, qui ne veulent pas d’OGM, et pourtant les OGM rentrent, il y a des essais, la nourriture de beaucoup de bovins est constituée essentiellement de transgénique. 

K. : Dans ce sens, est-ce que les agriculteurs conventionnels ont la capacité d’en sortir, ne sont-ils pas un peu « enchaînés » ? 

Hervé : Les avis sont différents. Il y a des peurs, parce que tu dois passer d’un système à un autre et comme ce sont des structures qui ont des emprunts la plupart du temps importants, il y a un énorme risque que cette transition se passe mal et, le cas échéant, que tu ne puisses plus rembourser tes emprunts. D’un autre côté, une ferme c’est un système, tout est lié. Tu es dans un système A et tu ne connais pas le système B, tu ne sais pas comment faire pour aller de A à B, donc il y a une transition à gérer, qui n’est pas du tout évidente. 

K. : Il existe une aide à la reconversion ? 

Hervé : En Région wallonne, il existe une aide à l’hectare qui est plus importante les années de conversion. Ceux auxquels j’ai parlé, qui ont reconverti leur ferme et qui ont des surfaces jusqu’à 40 hectares, sont hyper heureux de l’avoir fait ; mais ça a impliqué des tas de changements, et ils sont passés par des années relativement dures. 

K. : L’agriculture bio porte un projet de société, est subversive, privilégie les circuits-courts, l’humain…

Hervé : Ça c’est le cahier des charges originel, mais ce n’est plus l’agriculture bio actuelle, l’agroalimentaire fait pression pour ouvrir ce cahier des charges. Au départ, l’agrobiologie avait plusieurs composantes, dont une sociologique, humaine. Cette composante-là est totalement tombée, finalement le cahier des charges s’est réduit à une partie uniquement technico-agronomique. Ce qui est en train de se passer, c’est qu’on va vers du business bio, c’est-à-dire 40 hectares de poireaux, 100 hectares de carottes… Mais d’un point de vue humain, durabilité, équilibre et qualité de la nourriture, ces systèmes ne sont pas optimaux. 

K. : Qu’est ce que les agriculteurs peuvent faire pour cela ? 

Hervé : Je pense que la question du lien est importante. Le problème du consommateur, c’est qu’il est dans sa ville, coupé de tout. Pour ma part, je suis persuadé que le modèle urbain est un modèle hors-sol qui n’a pas d’avenir. Quelqu’un qui vit en ville, dans un environnement majoritairement bétonné, il va au supermarché et le rapport qu’il a avec son alimentation s’arrête là ; il ne voit rien de ce qu’il y a derrière. Il ne sait pas que « bio » ça peut vouloir dire que la tomate est produite en serre chauffée ; que ça peut vouloir dire que ce sont des gens dans des conditions socialement inadmissibles qui ont récolté ces produits au bout de la planète. Et même s’ils le savent intellectuellement, ils ne le vivent pas. Alors je pense que, à notre niveau, on doit recréer du lien humain et amener les gens à retoucher la terre, les légumes, à retrouver l’essence et l’importance qu’il y a dans la nourriture et dans la façon dont elle est produite. Prendre conscience qu’eux, en achetant des choses ont du pouvoir, et donnent leur accord. 

K. : Est-ce que tu fais des paniers pour des gens qui vivent dans des villes ? 

Hervé : Majoritairement en ville, il y a une forte demande. 

K. : Pour aborder le modèle de production dans ta ferme, peux-tu décrire l’équilibre qui régit celle-ci ? 

Hervé : Je n’ai pas un système fixe que j’aurais pu expérimenter sur une certaine durée. J’essaye d’avoir un système qui assure une certaine stabilité, avec un output, c’est-à-dire tout ce qui sort de la surface : tes récoltes, ta viande, tes produits, etc., tout en essayant que la terre, malgré cet output, soit maintenue à son même taux de fertilité. Parmi ces méthodes, je pratique l’utilisation du fumier. C’est un système durable qui est celui de la polyculture-élevage : l’élevage qui non seulement valorise une partie de tes cultures mais en plus ramène des intrants : tout le fumier reconstitue 

l’humus et la valeur de ton sol. 

K. : Vous travaillez artisanalement, manuellement. Par exemple vous trayez les brebis deux fois par jour pendant 7 mois, c’est un fameux boulot ! 

Hervé : C’est rationnel dans notre cas de le faire à la main, je ne dis pas que si j’avais 60 brebis ou si j’étais plus âgé je pourrais encore le faire, donc il faut être souple par rapport à cette question de la mécanisation. Mais je crois que le fait de traire à la main, ça donne une meilleure qualité. Je pense, par exemple, que les machines amènent des problèmes de mammite, mes brebis n’en ont jamais eus. 

K. : J’ai l’impression qu’on revient souvent à la même chose : les plus grosses productions impliquent les machines, et phagocytent les petites fermes. Faudrait-il plus de petites fermes ? 

Hervé : Ça dépend ce qu’on veut. Aujourd’hui, la société fait un choix, celui d’avoir une alimentation à bas prix disponible pour les villes dans les grandes surfaces. C’est le modèle de consommation. Le modèle que tu dis là, il n’est pas réaliste aujourd’hui parce que les gens sont concentrés dans des villes. Donc si tu as plein de petites fermes partout comme la mienne, comment va-t-on faire pour réaliser la distribution pour 11 millions d’habitants, ce n’est pas possible. Ce modèle-là, c’est le modèle de l’époque où les gens étaient éclatés partout. Il existe des modèles de production, de distribution et de consommation, et ces trois-là sont liés : tu peux pas faire bouger l’un sans faire bouger les autres. Si dans le futur, les villes s’étendent et que l’on retourne plus vers un réseau que vers un noyau, ce sera possible. 

K. : Que penses-tu de l’agriculture urbaine ? 

Hervé : Rien du tout. Je n’y crois pas… enfin, oui, tu peux produire des choses mais je ne crois pas au modèle de la ville, et encore moins à celui de l’agriculture en ville. La ville est un modèle qui a été permis par un carbone pas cher. Demain s’il devient cher, ou imaginons même qu’il n’y en ait plus du tout, on sait qu’il va y avoir des problèmes pour nourrir les villes, pour y acheminer les produits. La logistique qui fait que le producteur est loin du consommateur n’est permise que parce qu’il y a du carbone pas cher. 

A Montréal, il y a un gars qui couvre des bâtiments de tunnel, tout est en hydroponie(1) et il produit énormément. Il produit dans des conditions optimales d’un point de vue technique. Mais je pense qu’un moment, il faut descendre au niveau de son intériorité et se poser la question si cela fait du sens : Est-ce que ça a du sens pour toi de faire pousser des tomates dans un substrat inerte sur le toit d’une baraque, en plein milieu de la ville ? Pour moi ce qui fait du sens, c’est d’avoir un coin de terre, de la travailler pour garder un rapport avec ce qui vit, et d’être dans un environnement qui vit naturellement, de voir la nature s’exprimer à côté de moi et de constater cette magie. 

K. : Pour en venir sur le rapport aux acheteurs… comment tu les appelles, les clients ? 

Hervé : On les appelle « les groupes ». Dans notre système on a une permanence, j’amène les légumes en vrac, je mets une liste avec ce que chacun doit prendre, et chacun pèse les légumes. De façon générale, ils sont assez tolérants, ce qui fait que j’ai beaucoup moins de pertes que si je devais livrer à un acteur qui est dans les normes d’apparence des produits actuels. 

K. : Il y a un jeu énorme sur l’apparence, et un travail énorme à faire aussi avec les personnes à ce niveau . C’est étonnant ce dégoût de la nature, une limace dans une salade c’est un bon signe ! 

Hervé : Il y a un dégoût de la nature, je pense. Il y a une construction mentale de la réalité qui ne prend plus du tout en compte cette partie vivante et naturelle et le fait que l’on reste un animal. Il y mille exemples de choses qui sont de moins en moins naturelles. Je pense à la maternité, à l’accouchement, la systématisation des césariennes et de la péridurale… tu peux avoir des femmes qui te disent qu’allaiter ça les dégoûte. Il y a donc un moment donné une construction mentale qui prend le pas sur une physiologie. Si on revient à l’élevage, on voit des travers, il arrive que des juments ne se mettent plus en chaleur parce qu’elles n’ont plus jamais été saillies ; n’ayant vécu que des inséminations artificielles. Il y a des pertes d’instinct maternel : si tu tires toujours les jeunes et que les mamans n’ont plus l’occasion d’allaiter, d’avoir un contact avec leur progéniture, un moment donné les animaux ne s’occupent plus de leurs jeunes. On voit donc avec les animaux que quand on se coupe du vivant, le vivant programme la fin. Une race qui ne vient plus en chaleur, c’est une race qui s’autodétruit. Le vivant a une logique et si tu vas à l’encontre de cette logique, le vivant amène la mort. Nous en bio, on va vers des élevages rustiques, on essaye d’avoir des animaux qui sont résistants, on produit moins mais on y arrive. Dans l’industrie, on maintient la production avec des artefacts, à coup de pharmacopée, de boostant, mais c’est destructeur. On devrait retourner, je crois, à la compréhension de ce que sont les principes du vivant, si on veut continuer à avoir des systèmes vivants. 

K. : Est-ce que tu constates une modification consciente dans les groupes d’achat ? C’est un peu un travail de désendoctrinement ? 

Hervé : Non, je ne suis pas sûr que ça passe par ça. Ce qui se passe c’est qu’il y a un lien affectif qui se crée avec ces gens, et petit à petit tu donnes des informations qui passent, dans le processus information-sensibilisation-mobilisation. Une fois que ce lien est créé, on ne parle plus de clients, de producteurs, on ne parle plus de prix, on est ensemble. Et ça, ça transcende le marché, car le problème c’est que le marché oppose via un prix un producteur et un consommateur, le premier veut plus, l’autre moins cher. Et on est là dans cette logique d’opposition et de suspicion. Ici ce truc là est balayé, on ne parle plus du prix, on parle argent mais plus par rapport à la façon de faire pour que ce soit viable pour moi, et comment faire pour que ce ne soit pas trop lourd pour eux. Donc on est partenaires, plus que consommateurs/producteurs. Le mot client je ne l’utilise absolument jamais, ce sont des abonnés, des groupements… On vient récemment de fêter la fin de la saison, on s’est retrouvés dans un café avec les deux groupements. 

K. : C’est étonnant comme tout revient un peu à la même chose : le lien essentiel entre les êtres humains, qui en fin de compte a été détruit par le marché qui atomise les individus. Dans une grande surface, on prend un produit comme s’il s’autogénérait.

Hervé : (rire). Le circuit et la distribution ne sont pas visibles. Avec le lien – à ton corps, aux autres, au vivant – des gens, trop enfermés dans des soucis mentaux et matériels, redécouvrent à quel point il y a des choses qui sont l’essence même de la vie, comme le corps, l’alimentation, le rapport avec le vivant. Ce que tu découvres parfois trop tard, quand tu es malade. 

Propos recueillis par A.P.

Notes et références
  1. Voir pages 18 et 19.

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