A Lima, depuis plus de trente ans, les femmes s’organisent contre la pauvreté. Les restaurants populaires leur permettent d’économiser, mais aussi de se rassembler.
Depuis 8h du matin, le rythme n’a pas baissé dans la petite pièce aménagée en cuisine du district de Carabayllo, au nord de Lima. Laura et Luz, assises à terre sur des briques, pèlent les patates depuis déjà deux heures. Hima et Fulgencia, les deux cuisinières en chef du jour, orchestrent le reste: elles coupent les oignons, font chauffer l’eau, manient les grandes casseroles, remplissent des bassines, cuisent l’inévitable riz…et discutent. Mais pas question de chômer. A 11h30, les premiers membres de la communauté viendront chercher leurs repas. Certaines femmes ont déjà amené leurs casseroles vides pendant la matinée, elles passeront les récupérer pleines à l’heure du dîner.
Le «comedor popular Gran Cambio» est l’un des 1200 restaurants populaires autogestionnaires (1) de Lima. L’objectif de ces cantines de quartier est de permettre aux femmes associées d’économiser sur les repas, et aussi d’offrir la possibilité aux gens qui en ont besoin de manger un repas complet à un prix accessible. Leur formule fait leur originalité: un comedor naît quand des femmes dans la nécessité décident de se rassembler, de faire leurs courses ensemble et de cuisiner ensemble, pour réduire les coûts de leur alimentation à toutes.
UN REFUGE ÉCONOMIQUE
Les comedores populares apparaissent à Lima à la fin des années 1970. A l’époque, les effets de la crise économique péruvienne de 1976 se font sentir, en particulier chez les familles urbaines pauvres: chômage, travail précaire, manque de revenus… Différents groupes de femmes qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts décident de s’organiser. Au début, la formule est basique. A 15 ou 20, les femmes mettent en commun les aliments qu’elles ont, dénichent une grande casserole et font une soupe communautaire. Peu à peu, ces soupes populaires se formalisent en comedores. Les groupes de femmes commencent à proposer aussi des repas à d’autres personnes de la communauté. Les femmes qui sont membres du comedor et qui participent à son fonctionnement paient moins cher leur repas et ceux de leur famille (de 0,40€ à 0,80€ en moyenne). Les autres personnes paient un peu plus (de 1€ à 1,40€ environ). Quant aux cuisinières du jour, nécessairement membres, elles reçoivent gratuitement cinq repas ce jour-là.
Pour beaucoup de personnes qui viennent manger aux comedores, la différence est énorme, souvent la moitié voire le tiers du prix d’un menu bon marché ailleurs. Viennent là des travailleurs, des familles… Et il n’est pas rare qu’un menu soit partagé entre deux personnes ou serve aussi de souper. Pour Matilde, du comedor «Amor y Paz» de San Juan de Lurigancho, «le comedor est le pilier de chaque jour pour la majorité». Pour certaines, avoir les repas au restaurant populaire permet aussi d’économiser pour d’autres choses, comme par exemple l’éducation des enfants.
ECONOMIES D’ÉCHELLE ET APPUI MUTUEL
La stratégie des comedores est basée sur le travail collectif. En achetant, cuisinant, vendant ensemble, les femmes économisent significativement sur leur alimentation. En second lieu, les restaurants populaires reposent sur la solidarité. Violeta, par exemple, fait partie du mouvement des restaurants populaires depuis 25 ans. Quand elle a commencé dans le comedor de son quartier, elle n’était pas en mesure de participer à la cuisine ni à l’organisation. Son mari était malade, elle devait gagner de l’argent pour le soigner. «J’avais une amie qui était dans un comedor et qui m’a inscrite. Elle m’a dit “pour le moment je sais que tu ne pourras pas cuisiner, mais tu pourras quand même prendre tes repas au prix d’une membre”. J’assistais quand même aux réunions mensuelles, et j’ai commencé à aider comme secrétaire, puis en assumant d’autres rôles. Et quand mon époux est décédé, après sept ans, j’ai commencé à participer comme une membre à part entière». A l’heure actuelle, elle est secrétaire aux droits humains à la FEMOCCPAALM, la fédération des restaurants populaires autogestionnaires de la métropole de Lima, et elle consacre bénévolement aux comedores une grande partie de son temps.
Quand un membre n’a temporairement pas la possibilité de payer ses repas, toutes les membres peuvent décider de lui accorder ses menus à un prix réduit. Dans la même idée, si l’un d’entre eux ne peut pas assumer son tour de cuisine parce qu’il doit travailler ou garder un enfant malade, un autre le remplace et peut disposer de ses rations gratuites.
La solidarité n’est pas réservée qu’au cercle des membres. Dans chaque comedor, un certain nombre de repas sont offerts aux personnes fragilisées. «Beaucoup de gens n’ont même pas dequoi payer un repas ici», explique Matilde, une des deux cuisinières du jour au comedor «Amor y Paz». Tout en parlant, elle continue de s’activer entre les grandes casseroles posées sur les cuisinières à gaz, qu’elle ne dépasse d’ailleurs que d’une petite tête. «Ils viennent, ils demandent, et nous on voit s’ils en ont vraiment besoin, et on décide ou pas de leur donner. Ceux à qui on donne pour le moment, ils sont tous en extrême nécessité. Il y a des personnes âgées, des gens qui n’ont pas de travail, il y a un monsieur qui un problème mental, un autre qui a la tuberculose. Nous, on essaie d’aider de cette manière. C’est pour ça qu’on dit parfois des comedores populares que ce sont “les pauvres qui subsidient les plus pauvres”». Au «Gran Cambio» de Carabayllo, Luz aide à peler les patates, mais elle n’est pas considérée comme cuisinière. Elle a un retard mental et a reçu le statut de cas social. Elle peut donc recevoir gratuitement son repas de midi tous les jours, sans obligation envers le comedor. Mais elle est quand même là quotidiennement pour aider les femmes à cuisiner.
AUTO-ORGANISATION ET STRATÉGIE PROPRE
De la cour de la maison d’une membre à un local appartenant au comedor et aménagé, les restaurants populaires de Lima peuvent être bien différents. Certains servent chaque jour jusqu’à 140 personnes. D’autres, plus modestes, se limitent à 50, en fonction des demandes de la communauté et du budget. En moyenne, de 10 à 15 femmes font tourner un comedor.
Les principes de solidarité et d’appui mutuel sont présents partout. L’organisation, elle, varie beaucoup d’un comedor à l’autre. En général, chaque femme qui est membre cuisine pour le moins une fois par semaine. Chaque comedor a ses propres règles, décidées collectivement. Le prix des repas, les menus, le nettoyage, les tours en cuisine, les heures d’arrivée… Et tout se décide dans les réunions mensuelles entre membres. Chaque restaurant populaire a aussi un conseil d’administration. Les femmes qui en font partie se répartissent entre elles les différents rôles: présidente, secrétaire, trésorière, fiscale… La fiscale veille au respect de leurs règles, mais aussi à l’équilibre entre les droits et les obligations de chacune. Pour la majorité des femmes présentes, chaque menu compte.
Dans les cantines de quartier, chaque sou est compté. Les femmes doivent parvenir à cuisiner chaque jour des repas complets à coûts réduits. Dans les comedores les plus pauvres, les économies se font sur les légumes et sur la viande. Au comedor de «Gran Cambio», ce vendredi, le menu est abondant mais modeste: des frites et du riz avec un bout d’omelette et une salade d’oignons crus.
Les comedores ne reçoivent pas d’argent du gouvernement. Néanmoins l’État leur fournit une partie des aliments dont ils ont besoin. Quand les comedores se sont créées, impulsés par les nécessités, elles ne recevaient rien de l’État. Les femmes se débrouillaient. «Moi, j’amenais ma cuisine, d’autres des plats, des louches… Pendant toute une époque, on a même dû déménager le comedor chez moi», raconte Maria, actuelle présidente du comedor «Amor y Paz». Une lutte de longue haleine commence alors pour les cantines, afin d’obtenir de l’État un soutien nécessaire. En 1990, ils obtiennent la loi 25307. Celle-ci consacre la mise en place de la PRONAA, le programme d’assistance alimentaire complémentaire. «Complémentaire parce que l’État complète ce que l’organisation apporte en premier, et pas le contraire», explique Ana Gil, présidente de la FEMOCCPAALM. Selon la loi 25307, les aliments fournis par l’État (riz, huile, lentilles) sont censés couvrir 65% du coût total des menus. Dans la pratique, cette participation étatique en nature stagne autour des 19%. 81% de l’investissement pour les repas reposent donc toujours sur les membres de chaque comedor. Pour joindre les deux bouts, chaque restaurant a sa stratégie. Au comedor «Amor y Paz», les cuisinières proposent un deuxième menu un peu plus cher, qui leur permet d’équilibrer les comptes et de garder les menus des membres à un prix très accessible (un sol, c’est-à-dire 0,40€). Mais parfois, la corde raide du budget des comedores ne leur permet pas toujours d’offrir leur repas à un grand nombre de personnes, qui pourraient pourtant être considérés comme des personnes fragilisées.
Ces dernières années, les nouveaux membres qui restent se font rares. Maria a 59 ans, dans son comedor depuis sa création, elle commence à fatiguer. Parce que le travail est dur, parce qu’elles sont de moins en moins. Un peu amère, elle explique la situation actuelle: «Ce qui se passe, c’est qu’aujourd’hui les jeunes femmes ont besoin d’argent. Elles doivent travailler si elles veulent pouvoir joindre les deux bouts. Les repas gratuits et à prix réduits ne suffisent plus. Alors elles s’en vont pour aller travailler. Reste les plus anciennes».
AU-DELÀ DE LA NÉCESSITÉ ALIMENTAIRE
Les comedores populares ne sont pas qu’un lieu où manger pour pas cher. C’est tout autant un lieu de rassemblement entre femmes, explique Ana Gil. «On a commencé pour survivre, et peu à peu on a appris. On a réalisé progressivement que ce n’était pas seulement le thème de l’alimentation qui nous unissait. Dans ces réunions quotidiennes qu’on avait l’après-midi, après avoir cuisiné, on s’est rendu compte que beaucoup de femmes étaient maltraitées, que d’autres devaient aller travailler en laissant leurs enfants seuls… Les comedores devenaient les centres de réunion pour voir comment on allait s’impliquer pour obtenir l’eau, l’électricité, des routes… Avec les comedores, on a commencé à ne plus êtres seules, à nous regrouper». Au fur et à mesure, ces femmes qui se rendaient compte en discutant qu’elles étaient confrontées aux mêmes problèmes ont décidé d’aller plus loin. Progressivement est née la FEMOCCPAALM, ce qui à permis d’agir davantage pour d’autres droits. Les discussions sur la violence conjugale, les violences sexuelles, la santé, l’alimentation… ont donné lieu à des campagnes, à des formations.
Les femmes des comedores ne se contentent pas de cuisiner. Une grande partie d’entre elles, de responsabilité en responsabilité, en sont venues à se former pour de nombreuses choses. Jusqu’à assumer des postes régionaux ou nationaux, à donner elles-mêmes des formations, à oser défendre leurs droits face à des autorités. Ana Gil a fait partie de la deuxième promotion à sortir de l’école de formation de la FEMOCCPAALM. «Comment peux-tu résoudre les problèmes qui se présentent si tu n’as aucune connaissance des lois ou que tu n’as aucune idée à qui t’adresser? Surtout, c’est important de savoir qu’il y a d’autres femmes qui luttent de la même manière que toi pour résoudre ces problèmes».
Les dirigeantes (toutes celles qui assument un rôle officiel) ont un rôle très important dans la communauté des comedores. Plus que les autres, ce sont elles qui s’impliquent au-delà du «simple» fonctionnement de leur cantine. Ce qui crée parfois un certain fossé entre elles et celles pour qui l’essentiel est avant tout de nourrir leur famille avec le peu qu’elles ont.
Ce tiraillement est présent au sein des comedores. D’une part, il y a la priorité de la nécessité alimentaire, qui a amené les femmes à s’organiser. D’autre part, il y a le grand potentiel émancipateur de l’organisation. Ce potentiel, c’est la volonté des femmes de se capaciter et de capaciter, ce sont les efforts pour cuisiner des repas sains, mais aussi pour améliorer le bien-être de leurs familles, c’est le combat face aux autorités pour que les aliments donnés soient issus de producteurs locaux… Si ce potentiel est porté par certaines dirigeantes en particulier et par les centrales de comedores (instances des zones et des districts de Lima), il est présent, un peu ou beaucoup, dans tous les comedores. C’est le combat de chaque jour d’une partie des femmes du mouvement pour que les restaurants populaires soient chaque jour plus des outils pour leur propre émancipation.
Mais la nécessité reste toujours première. L’aide de l’État est souvent insuffisante pour développer ce potentiel émancipateur autant que les femmes le voudraient. D’autant plus que les dons de l’État s’accompagnent d’une supervision et d’exigences de plus en plus strictes et laborieuses. D’où cette question d’Ana Gil: «Pourquoi l’État nous demande autant s’il ne nous donne que 18% de ce que ça nous coûte?». Entre velléités casautogestionnaires et dépendance envers une aide de l’État plus qu’utile, les femmes organisées continuent de lutter. Nés des impacts d’une crise économique, les comedores populares sont une stratégie propre des gens dans le besoin. À un moment donné, sans réponse de l’État à leurs nécessités basiques, ils prennent les choses en main et reconstruisent une solidarité indispensable. Un exemple qui, peut-être, pourrait inspirer une Europe en crise…
- Il existe d’autres types de restaurants populaires, au total ils sont plusieurs milliers à Lima.