LA MACHINE QUI (DÉ)FAIT L’HOMME

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Poser la question de l’utilité de l’automobile, c’est s’interroger sur la question du besoin que celle-ci génère et, plus généralement, du rapport entre le besoin et la machine, avec cette interrogation : est-ce la machine qui répond à des besoins humains ou l’humain qui se crée des besoins en fonction de la machine ? 

Nous décidons nos choix de vie et des activités que nous faisons en fonction des moyens de nous déplacer que nous avons à notre disposition. Si nous privilégions l’usage de nos jambes ou le vélo, nous 

penserons l’espace en fonction de nos possibilités de déplacement et rechercherons des lieux de vie plus proches, que ce soit l’école des enfants, les loisirs ou le travail, si c’est possible pour ce dernier. Ainsi, on rechignera à aller mettre notre jeune enfant à 5km de notre lieu de vie alors qu’il y a une école communale à 500 mètres. D’aucuns diront que l’école à 2km est « meilleure ». Certes, peut-être qu’elle aura une pédagogie plus intéressante, mais n’est-ce pas là accepter une sorte de shopping social rendu possible par la bagnole, qui porte le refus de tout changement localisé ? Car si nos voisins n’ont pas leurs enfants dans la même école que les nôtres, ont des loisirs délocalisés, il y a quelque chose du lien social et de la lutte pour le changement sur nos lieux de vie qui se perd ; si je choisis ce qui me convient dans un périmètre augmenté, j’entérine le refus d’améliorer ce qui serait perfectible près de chez moi, logique profondément individualiste à laquelle on succombe trop souvent. 

La machine s’inscrit ainsi dans un mouvement plus large d’inversion des causes et des effets. Ce n’est pas parce qu’on choisit une école loin à rejoindre à pied ou à vélo qu’on a besoin d’une voiture, mais c’est parce qu’on a une voiture qu’on peut choisir une école éloignée de son domicile. Cette inversion est parfois flagrante : certains, une fois motorisés, décident de leur destination en fonction de leur voiture. Untel ira manger dans un restaurant à 30km de son lieu de vie parce qu’il a une voiture ; un autre fera des milliers de kilomètres pour partir en vacances sans même connaître les lieux proches de chez lui. Au même titre que les échanges de marchandises, l’individu réduit à l’état de marchandise roulante, fera de l’éloignement l’objectif de son mouvement, et non plus un moyen. 

Ainsi, tout un autre monde se met en place où se modifient les habitudes simples et où, plus on utilise la machine, plus on ressent en avoir besoin, plus on s’en sert, plus elle nous instrumentalise et nous enserre. Dès lors, ce n’est souvent plus le désir qui dicte nos choix mais les possibilités de la machine qui déterminent nos désirs. Il y a peut-être, à quelques centaines de kilomètres, facilement accessibles en transports en commun, un lieu fantastique à découvrir, mais y accéder me priverait d’aller plus loin. « J’aurais pu aller jusqu’à New-York »… et ne pas le faire est dès lors vécu comme un manque, d’autant plus criant que les autres étalent sur leur « mur » Facebook leurs pérégrinations lointaines. Pourquoi aller passer un week-end en Ardenne alors qu’un vol low cost m’aurait permis d’aller faire un city trip à Malte ou à Milan ? Quand la machine détermine ainsi le choix, ce qui n’est jamais pensé, c’est celui du bonheur supplémentaire qu’apporte le nouveau dispositif. Il est loin d’être certain qu’un city-trip à Milan apporte plus qu’un week-end en train dans le Pajottenland. Une différence essentielle étant que dans le premier cas, le trajet ne fait pas partie du voyage. 

Mais revenons à la voiture. Le sujet une fois persuadé que c’est lui qui a choisi la voiture et non la propagande industrielle qui l’a choisie pour lui, il en fait un objet qui devient un symbole de sa liberté. On est évidemment loin de l’époque des prémices de la massification de la voiture individuelle où les propagandistes étaient capables d’admettre le subterfuge de la bagnole : « Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme »(1).

Il faudra bien un jour admettre qu’on s’est bien fait avoir. Pour enfin changer, individuellement et collectivement.

A.P.

Notes et références
  1. Bernays, E., Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Éditions La Découverte, Paris, 2007, p.63.

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