LA LUTTE CONTRE CE QUI DÉTRUIT EXALTE UNE HUMANITÉ OUBLIÉE

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Rencontre avec Laurent Moulin et Stéphanie Guilmain, deux responsables du comité de quartier de Haren qui organise notamment des balades et entretient les sentiers. C’est en voulant contacter les propriétaires d’une partie du Kelbeek qu’ils se sont rendu compte que le projet de la méga-prison de Haren allait beaucoup plus loin que ce qu’on leur en avait dit. Parti d’un souci de protéger les espaces verts, la lutte s’est vite muée en une lutte politique avec la nécessité de conscientiser les citoyens devant des médias qui ne le font pas, de confronter les politiques à leurs contradictions. Avec en fin de compte, peut-être, une modification profonde et intéressante de la vie démocratique dans le quartier. 


Kairos: Comment tout cela a débuté? 

Stéphanie : « Je suis Harenoise, je fais partie du comité de quartier. J’ai appris le projet prison via les médias parce qu’il n’y a pas eu de concertations à ce sujet. Au départ, ils disaient que c’était une petite prison pour environ 300 détenus et quand on a été mendié, parce que c’était vraiment ça, des informations, on nous a plutôt désinformés et puis ils sont arrivés avec ce super méga projet…» 

Désinformés, tu veux dire qui vous a désinformés ? 

«Le Fédéral, les instances politiques… on allait demander des informations et c’était “faut pas vous inquiéter, rien n’est fait, ce ne sera que sur les usines désaffectées”, et patati et patata…» 

Laurent : « En janvier 2012, Thielemans a encore parlé du site de l’Otan pour le projet prison.» 

Donc vous allez les voir et vous vous rendez compte… 

Stéphanie: «… Qu’ils se jouent de nous!» 

Laurent : « et sans arrêt on passe de “ trop tard ” ou “trop tôt”». 

Vous découvrez le projet par les médias. Qu’estce qu’ils disent au début? 

Stéphanie: «“Pour le remplacement des prisons de Forest, Saint-Gilles, Berkendael, ils ont trouvé un site à Haren pour construire une prison.” Ils ne disent pas la taille, juste qu’ils ont trouvé un site». 

Laurent : « Quand on a contacté les propriétaires du terrain, c’était en décembre 2011, on a écrit à la ville, on n’a pas reçu de réponse; en janvier 2012, il y avait le forum de quartier où on ne savait pas trop : “ rien n’est fait ”, “ c’est sur le site de l’Otan ”… début février, c’est là qu’il y a appel d’offres pour les consortiums pour la construction d’une prison de 1190 détenus à Haren. Là, on a mendié effectivement pour avoir un rendez-vous avec la régie des bâtiments, qui après annulation, a quand même eu lieu, et où l’on a vu tout le terrain qu’ils étaient encore occupés d’acheter et que, manifestement, il y a eu des workshops avec la ville à ce moment-là. La ville a prétendu n’avoir été mise au courant qu’en février par rapport à l’étendue, alors qu’on sait très clairement que l’administration avait des infos, mais qui n’ont pas été partagées. Et les politiques, notamment Thielemans, s’offraient encore le luxe de raconter n’importe quoi face à tous les habitants.» 

Quand le comité le découvre, il réagit comment ? 

«Donc la première chose qu’on ait faite c’est informer, donc on a fait pas mal venir la presse pour essayer de toucher les habitants.» 

Ils sont venus? 

« Oui, on a fait « Image à l’appui »
beaucoup de presses flamandes. Pour montrer que c’est un espace vert, ça c’était notre moteur: on voulait montrer que c’était utilisé et que c’était beau et non pas un endroit perdu, inutilisé à valoriser parce que c’est comme ça que le projet est vendu: « c’est moche, la prison va… »… la ville a osé dire que c’était une opportunité pour Haren. En septembre 2012 on a interpellé le Collège en demandant en quoi c’était une opportunité. Ils ont déblatéré toute un série de choses qu’ils font depuis toujours dans Haren et qu’il n’y a vraiment pas de problème, ils ont vraiment contourné…» 

Mais en quoi disent-ils que c’est une opportunité ? 

«Ben justement, ils n’ont pas su répondre.» 

Ils ont quand même parlé de l’emploi des jeunes. 

«Le principal truc c’est «ça va augmenter les fréquences »… » 

.. et ce sera bon pour les commerçants… 

« Oui ça aussi « c’est bon pour les commerçants, ça va augmenter la fréquence des transports publics et éventuellement l’emploi. Y’a une personne du village qui travaille pour la cellule emploi de la ville de Bruxelles qui a dit «on va plus lutter contre, on va faire en sorte que ça devienne bien», en parlant de l’emploi. Mais la question c’est «est-ce qu’on veut qu’une grande proportion de Haren soit gardien de prison»?» 

En ce sens, les gens qui étaient pas au comité, que vous allez voir, qui peut-être au départ se préoccupaient plus de problèmes de mobilité et de la crainte de ne plus pouvoir avancer en voiture, est-ce que parmi eux il y en a qui un moment donné peuvent aller au-delà de cet intérêt personnel et réfléchir plus à un niveau sociétal ? 

Stéphanie: «Au niveau social, je vais vous dire simplement une réflexion des jeunes «ah bon, ils ont trouvé l’argent pour faire une prison mais ils ne l’ont pas trouvé pour nous faire un terrain de foot convenable».» 

Laurent : « Mais après, la discussion avec les adultes c’est pas toujours facile à amener. Par exemple, pour le moment, les jeunes font des feux, jouent avec leur moto, et une fois avec un voisin on discutait et je lui disais « si y’a plus cet espace-là les jeunes vont faire des feux dans le village», ce à quoi il répond «c’est pour ça qu’il faut plus de flics dans le village». C’était d’ailleurs un des avantages que certains habitants y voyaient, c’était plus de flics dans le village. Une des craintes des habitants c’est qu’on est loin du commissariat et des patrouilles de police et ils se sentent un peu perdus. Mais donc il y a beaucoup d’habitants qui sont très catégoriques, quand on parlait de la prison, ils étaient prêts à les envoyer plus vers l’étranger, “au moins c’est bien ça va coûter moins cher…”.» 

Stéphanie: «… “Les enterrer”…» 

Laurent : « “Les enterrer”, ça j’ai pas entendu (rire)… mais les envoyer à l’étranger…» 

Stéphanie : « … Au fait avec Isabelle de l’IEB, on faisait le tour pour essayer de sensibiliser les gens, dans les cafés, y’avait un petit groupe de vieux qui tapaient la carte et qui ont dit “ah mais c’est pas grave, on a qu’à faire comme dans le film et les enterrer sous terre…”. Ils étaient un petit peu dans la science-fiction. » 

C’est un peu ce qui se passe, ce qu’on montre à la télé. Est-ce que cette question du carcéral, dans la conscience collective des Harenois a un peu évolué. 

Laurent : « Je pense qu’elle a beaucoup évolué. Stéphanie a participé aux ateliers urbains, ils ont fait des affiches, il y a des habitants qui ont placardé dans tout un quartier des affiches et c’était un moyen de parler, notamment des premières photos qu’on a vues du projet: “ah, c’est trois étoiles, etc… ”, et là on a réussi à discuter et les gens se sont dit “ah oui, en effet, c’est pas trois étoiles, c’est pas cool d’être enfermé”. On se rend donc compte que quand tu prends les gens un à un et que tu amènes les débats comme ça, ils sont raisonnables et ils sont tout à fait d’accord de dire qu’il faut quelque chose de social, qu’il faut quelque chose pour nos jeunes. On rencontre d’autres personnes aussi, et les gens qui se baladent sont très réceptifs à la discussion maintenant et ont pu évoluer vers la conscientisation sur la prison.» 

Stéphanie : « On a aussi fait avec les ateliers urbains d’IEB une vidéo docu d’une vingtaine de minutes où on a rencontré plein de professionnels. Là où on est vraiment interloqué c’est que ces professionnels disent tous que ce projet est foireux et qu’il faut le stopper. Mais le train est en route et ils ne veulent pas le freiner. Finalement on écoute pas les professionnels, on écoute pas les détenus et les parents de détenus. Quand on a projeté le film ici à Haren, on a eu des Harenois mais aussi des gens de Diegem, Machelen, et on a eu des débats avec des professionnels et cela a vraiment ouvert la conscience des gens et ça a changé leur façon de voir. On dit toujours “on punit pas du tout en Belgique, y’a pas de justice”, mais c’est tellement facile de faire peur aux gens! En France il y avait une campagne d’affichage “ Ebola est dans la rue ”, tout le monde avait hyper peur, regardait leurs voisins; et bien ici, ils font la même chose mais avec un autre message: “ y’a pas de sécurité ”. Encore hier je discutais avec quelqu’un qui me disait “ça va être bien à Haren, si vous avez une prison vous allez avoir des caméras dans vos rues ”, mais moi je ne veux pas de caméras dans les rues, c’est bon, on est déjà assez surveillé comme ça.» 

Et est-ce que les Harenois se rendent compte que derrière cela, y’a des intérêts privés essentiellement ? 

«Oui, déjà on leur a expliqué ce qu’était le partenariat public-privé, ils ne savaient pas du tout. On leur a expliqué ce qui était en jeu et que les pouvoirs publics vont devoir trouver autant d’argent et qu’ils le trouveront dans les impôts en créant de nouvelles taxes. La question c’est “est-ce que maintenant tu trouves que l’on est dans un État où on doit être super-protégé ; tu veux un tank au coin de ta rue ” ? Faut vraiment aller loin dans les images avec les gens. » 

Laurent : « Et c’est vraiment ce qu’on ressent comme changement maintenant: avant on essayait de défendre notre espace vert et puis on nous répondait dans les médias “oui, mais la situation à la prison de Forest… ”, et finalement nous on était tout petit et on se disait “ oui mais au fait c’est nous qui sommes ignobles”, on lutte donc contre quelque chose et du coup les gens sont encore plus sombres… alors qu’aujourd’hui, grâce à cette conscientisation, à ce film, on comprend mieux la réalité, on se rend compte que c’est des humains à l’intérieur et qu’au fait le problème c’est nous, qui mettons toutes ces personnes dedans. Je suis étonné maintenant de la facilité que l’on a de discuter avec n’importe qui dans le village, les gens se disent “mais c’est vraiment triste de mettre tous ces gens en prison, etc.”.» 

On déshumanise les détenus évidemment, donc il y a des gens qui ont pris conscience que c’était des êtres humains à l’intérieur? 

«Ben, déjà nous!» 

Stéphanie : « Quand on a fait le film, on a rencontré les voisins de la prison de Saint-Gilles et Forest qui nous expliquaient leur quotidien en tant que voisin et y’a une dame qui a dit «vous devez vraiment vous rendre compte que ce sont nos voisins, on les connaît pas, on les rencontre pas en rue, ils sont là, ils sont dans notre jardin… ce sont nos voisins». Quand ils rentrent de promenade au fait, ils sont appelés par numéro, c’est du bétail qu’on rentre! Quand on rentre en prison, on perd notre citoyenneté. Même les visiteurs sont maltraités. Même si les détenus sont là à cause de faits qu’ils ont commis, ce sont toujours des êtres humains.» 

Oui, et la question des faits, c’est la société qui dit quels faits sont punissables. 

Laurent: «Oui, exactement.» 

Pour revenir sur le rôle de la presse, vous disiez qu’ils étaient venus tout de suite, mais qu’est-ce qu’ils ont fait après ? Je me dis que si les médias avaient fait leur boulot, ce serait mieux connu, s’ils avaient questionné les gens qu’ils ne questionnent jamais… 

« Au tout début, c’était 100% par rapport à la mobilité et à l’espace vert. Après on a nourri le débat, mais on n’a pas eu encore dans les médias de grandes discussions par rapport finalement à la place de la prison dans la société. Au moins cette lutte contre la prison nous aura rendus un peu plus humains.» 

« Au moins cette lutte contre la prison nous aura rendus un peu plus humains » 

Donc c’est un peu paradoxalement à travers la lutte contre quelque chose qu’on se rend compte, qu’on se rencontre… mais est-ce que vous vous dites quand même qu’il y en a certains qui ne changeront pas? 

«Y’en a toujours qui réclament la peine de mort aujourd’hui! On a aboli l’esclavagisme, mais on n’a pas encore aboli la manière dont on fait les prisons. Moi je ne savais pas que ça existait des abolitionnistes pour les prisons. Quand on dit ça on vous dit “ouai, mais tes filles vont se faire violer dans la rue ”, mais je dis « mais mes filles elles se font d’abord écraser par les voitures, et après regardez, on éduque nos enfants mais on les éduque pas en les enfermant dans leur chambre». Ici, je me dis, si on peut vraiment lancer un mouvement citoyen et pas seulement des experts du milieu, on peut arriver finalement à quelque chose de plus grand.» 

Stéphanie : « Moi j’aimerais bien réagir sur ce qu’on disait, que c’est quand même une lutte bruxelloise et belge. Je vais simplement donner l’image de ce chemin qui nous mène à Diegem, ce lien est historique et a toujours été emprunté, et autant au niveau de la politique on parle de séparatisme, ce lien est un pied de nez parce que ça nous relie à la Flandre, les Flamands viennent chez nous et nous on va chez eux et on se rencontre. On ne se sent pas que Bruxellois, que Harenois ou que néerlandophones, on est des amis et on se rencontre. C’est vraiment très symbolique, et le fait de détruire ce lien c’est encore donner une raison à certains pour dire que le séparatisme est une bonne chose.» 

Sinon, outre le fait que certains se rendent maintenant compte que ce sont des intérêts privés dans ces constructions, est-ce qu’il y a pu avoir un débat aussi sur le fait que c’est des «prisons de la misère», que c’est la pauvreté et notamment l’austérité qu’ils sont en train de construire qui va amener plus de détenus et qu’ils pourraient très bien laisser les prisons de Forest et Saint-Gilles ouvertes [en plus de celle de Haren]. 

Laurent : « Le Keelbeek permet toute une série d’autres discussions. A grande échelle, c’est difficile de savoir si beaucoup d’Harenois on évolué mais c’est vrai que de plus en plus de Harenois vont vers le Kelbeek et même si la prison reste un sujet difficile, y’a de l’humanisation de tout ça et de la conscientisation. Encore ce matin, les gens disaient “ce qu’on a besoin c’est de l’espace pour nos enfants, de l’encadrement pour nos familles, du soutien social pour chacun (…) on voit de la misère et c’est ça qu’il faudrait faire plutôt que d’enfermer nos enfants ”. » 

Ils viennent toujours avec un gros bazar au début, vous avez pas peur qu’ils disent un moment «on va faire une plus petite prison et on va vous intégrer à la discussion». 

« Depuis le début, ils disent qu’ils vont nous intégrer et pour le moment on n’a rien vu. Il y a vraiment du sens à ne pas faire juste confiance aux institutions, d’autant plus que les réponses qu’on reçoit jusqu’à présent sont très évasives: on a rencontré le Fédéral qui disait “mais on n’a pas décidé où, c’est la Régie du bâtiment”, puis la Régie du bâtiment dit «nous on exécute».» 

Et de l’autre côté c’est un peu les privés qui sont en train de réfléchir à ce qu’ils vont faire? 

«Exactement. Et puis on se rend compte que la Cour des Comptes a dénoncé le projet, que les études demandées n’ont pas été faites.» 

Et ce questionnement de remettre, penser toutes les choses ensemble, aucun média ne l’a relayé ? 

Stéphanie : « Non , les médias n’ont pas relayé ça. » 

Donc même quand vous en parlez et que vous les voyez… 

«Au fait c’est vrai que les médias quand ils en parlent c’est toujours les mêmes points; ils ont repris ce qui les intéressait, et puis il y a souvent le “ah, mais on va voir avec le chef de la rédaction ce qu’on peut ou pas publier”.» 

Laurent : « Ce serait pas mal que par le non-endormissement des foules, on arrive à faire quelque chose. Et justement, la manière dont nous évoluons, dont les débats évoluent, me donne relativement confiance. Au départ on a peur et on défend juste notre espace vert, et puis après on se dit que ce sont ces décisions qui sont mal prises. Et si au minimum les décisions au pouvoir sont prises de manière émotionnelle, qu’au moins nous on arrive à mettre la bonne émotion sur le devant de la scène. » 

Il faut peut-être ne pas attendre que ce soit toujours les politiques qui prennent les décisions, et engager un changement fondamental dans nos démocraties. 

«Ça passe aussi par la volonté des gens de réagir, et pour l’instant je pense qu’un des gros problèmes ce n’est pas uniquement que “ils sont pourris en haut ” mais que beaucoup réagissent émotionnellement. On l’a vu avec Dutroux: gros mouvement populaire mais ça n’a pas été du tout positif pour les prisons.» 

On reste dans cette logique «il n’y a pas d’alternative», alors que vous avez dit non et proposé le projet de ferme. 

«Oui, je pense qu’il faut aller plus loin et proposer aussi des alternatives. C’est pas en écrasant plus ceux qui ont déjà des problèmes qu’on va sauver nos enfants. C’est en permettant aux autres enfants de grandir comme les nôtres.» 

Propos recueillis par A.P., mars 2015 

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