Avec son livre Devant l’effondrement, Yves Cochet semble récuser massivement qu’il soit encore temps d’entreprendre quelque initiative politique pour enrayer le désastre en cours et piloter l’atterrissage de la méga-machine folle qui a pour noms modernité et progrès, et qui en réalité dévaste, désertifie, défigure. Pourtant, de-ci de-là affleure dans son texte riche, vif, très documenté et paradoxalement roboratif le démenti subtil de ce défaitisme affiché – retour du refoulé oblige ! Nous souhaitons ici nous engouffrer dans la brèche de la contradiction. Non pas par optimisme – les carottes sont cuites, c’est entendu – mais parce que le désir persiste par-delà l’annulation évidente de toute chance de s’effectuer, comme jeu de l’imagination. Rédigeons donc le programme et soufflons de soulagement après Marx et comme lui : diximus et salvavimus animas nostras. Nous serons morts debout, mais non pas morts-vivants.
Cher Yves Cochet,
Vous aviez réussi l’exploit de nous rendre (extrêmement) sympathique un (ex-) membre (certes pas quelconque mais à peu près le seul) de n’importe quel gouvernement européen postérieur à notre ‘naissance politique’ (intervenue à la fin les années 70) par votre fameuse tribune parue le 23 août 2017 dans Libération et reprise par le journal décroissant Kairos depuis.
À présent que nous lisons votre Devant l’effondrement, nous nous convainquons de la nécessité d’une collaboration. Nous avons commencé il y a environ un an à élaborer le brouillon d’un crash program (nous aurions dit plutôt : un landing program) de partition classique (avec ses chapitres ‘défense’, ‘démographie’, ‘agriculture’, ‘enseignement’, ‘urbanisme’, ‘emploi’, ‘mobilité’, ‘énergie’ etc.), qu’il s’agirait de faire incuber par un cercle de contre-experts le plus large possible en francophonie européenne (à la suite de quoi les autres Européens seraient bien sûr invités à décliner dans leurs propres langues) et ce, dans un délai raisonnable. Reconnaissons que depuis notre désert bruxellois et comme le dit le confrère et camarade Bernard Aspe, le monde ne répond pas, qui l’eût cru (vous sans doute) — le petit monde du premier cercle concentrique, du moins. Heureusement, il y a des cercles au-delà du premier (ou du dernier, c’est selon).
En conséquence de ce silence embarrassé ou hostile rencontré au hasard de nos rencontres ‘militantes’ ou plutôt en défection de toute militance institutionnelle (hélas!), nous avons rédigé un appel défendu l’été dernier à Millevaches lors de la semaine de séminaires des Écoles de la terre organisée entre autres par les Éditions Dehors et à laquelle participèrent Latour, Hache, Wahnich, Aspe, Patrick Degeorge (de À l’école de l’anthropocène de Lyon) et bien d’autres chercheurs, militants, néo-ruraux etc. Nous avons conçu cet appel essentiellement en direction de cette contre-expertise diffuse que constitue la vaste famille qui s’ignore (ou plutôt se néglige, concurrence oblige) des savants dispersés plus ou moins avantageusement dans le système éducatif-scientifique et qui éprouvent de fortes sympathiques anti-systémiques sans avoir souvent l’occasion de les exprimer à plein, et presque jamais publiquement. L’objectif est de la convaincre de la nécessité de collaborer à l’élaboration de ce crash program. Cet appel attend pour être envoyé que le canevas élémentaire de ce programme soit rédigé. Or les désabusements successifs rencontrés depuis fin 2019 ont interrompu notre cours de rédaction. Mais peu importe, ce désabusement tombe en vous lisant.
Certes, vous prétendez vous dégager de toute perspective politique qui vise ce que nous appellons l’atterrissage piloté (que vous qualifiez de ‘en douceur’, p. 33, pour le réputer impossible) par opposition à l’effondrement spontané et chaotique. Ainsi lit-on p. 150 que « les étapes pour s’adapter à ce futur sont donc inspirées par la nécessité plus que par la volonté », comme pour dédouaner votre spéculation de toute obligation politique – est-ce possible ? Mais c’est pour ajouter aussitôt : « sauf celle de minimiser les souffrances et les morts au cours des trois décennies à venir ». Autant dire que votre désir d’incidence – qu’est-ce d’autre que la politique ? – réapparaît aussitôt que prétendument balayée.
Mieux, p. 142 déjà, on lisait que « le choc alimentaire sera comparable à celui que connurent les habitants de Cuba immédiatement après la chute de l’URSS en 1991 », à la suite de quoi vous expliquez comment les Cubains remédièrent à la situation, sans mentionner qu’il n’y eut pas d’effondrement, mais c’est ce qu’on comprend en vous lisant. La conséquence de vous peut-être inaperçue de ce que vous dites à propos de Cuba est qu’un pouvoir de type globalement planificateur (quelque contestable qu’il soit dans sa forme tropicale), dans une situation comme celle que nous aurons à affronter, nous gentils libéraux, ‘amis du marché’, parvient à éviter l’effondrement en lui substituant l’atterrissage piloté. De là à prétendre qu’il faut imiter Cuba il y a un pas que nous ne franchirons évidemment pas, sauf à considérer l’imitation comme toujours inventive, avec Tarde.
Autrement dit, il semble n’y avoir qu’une feuille de papier à cigarette entre vos préconisations ‘non politiques’… et les préconisations politiques possibles. Notre question est donc : pourquoi ne pas (ne plus?) inclure l’élément ‘État’ dans l’ensemble des facteurs de transformation-le-moins-désastreuse- possible, sinon pour en avoir (vous) fait l’expérience, désastreuse pour le coup selon vos dires (et nous n’avons aucune peine à vous croire) ? Que cet État dans son essence soit le bras armé à l’échelon national d’une gangstérocratie productiviste mondialisée ne fait aucun doute. Mais enfin, les révolutions (le contraire de ce que vous appelez justement ‘réformisme’) investissent toujours en principe cet appareil de nuisance massive (main droite : productivisme, répression etc. — et la main gauche bourdivine n’est que la charité ou l’évergétisme aujourd’hui en voie de disparition) pour le neutraliser, c’est-à-dire le faire fonctionner à rebours de ses missions ordinaires et le faire concourir à des fins entièrement inédites et ‘aberrantes’ du point de vue de ses anciens locataires.
En réalité, de cette vôtre hésitation on trouve la trace dès la page 9, où vous dites : « Si je devais énoncer aujourd’hui l’une de ces orientations, à l’échelle mondiale, ce serait : organiser l’exode urbain et la construction de biorégions résilientes en matière alimentaire et énergétique ». On trouve d’autres interventions de vous sur Youtube où vous avancez des propositions de ce genre avec le scepticisme du chat échaudé à qui on ne la fait plus. En résumé, l’abandon de la politique que vous claironnez, vous n’y procédez en fait qu’à contre-coeur.
Nous pourrions continuer de vous citer pour illustrer plus avant cette oscillation entre renoncement et velléité politiques. Après avoir désavoué le millénarisme politique comme relevant d’affects tristes (avec la lutte des classes etc.), vous revendiquez ce même millénarisme, rebaptisé certes ‘laïc’ aux pp. 221 et 226 – mais vous évoquez favorablement p. 224 une eschatologie bel et bien politique, cette fois ! Nous voyons mal qu’un millénarisme puisse ne pas être une eschatologie. Mieux, p. 226, vous dites explicitement que « il s’agit d’élaborer toute une politique dans la perspective d’un effondrement imminent du monde et de l’humanité ». Plus clair que ça ! Vous allez jusqu’à confesser que « au contraire de vos camarades de parti, j’aspire depuis une quinzaine d’années à une refondation idéologique catastrophiste de l’écologie politique dans le cadre de l’Anthropocène » !. Voilà d’ailleurs bien le seul moyen, dites-vous encore ailleurs, de raviver le goût de l’opinion pour l’écologie : par l’invention d’un nouveau grand récit ; de faire en sorte que l’écologie devienne politiquement majeure.
Pour couronner le tout, cette mesure que nous venons de citer et qui figure dans votre livre est l’une des trois orientations-phares du programme à venir tel que nous le concevons de manière encore seulement embryonnaire, donc : l’exode urbain figure en effet côte à côte avec la dénatalité et la réhabilitation de formations ouvrières qui restaureraient la domination de l’outil par l’ouvrier contre celle du prolétaire par le machinisme. Nous croyons donc qu’il y a lieu d’élaborer ce crash program.
Laissons pour l’heure les arguties possibles comme celles-ci : vous remballez à juste titre le réformistes ‘félicistes’ et ‘persévérants’ (p. 225) de la transition heureuse (‘pas de baisse de niveau de vie pour les classes moyennes !’) au nom d’une perspective rupturiste. Mais qu’est-ce qu’un programme d’atterrissage piloté sinon un programme transitionnel de rupture ? La rupture, dans le cadre de la transition telle que nous l’entendons et qui est sans rapport avec la transition ‘développement-durabiliste’, serait maîtrisée, voilà tout – plutôt que d’être synonyme d’effondrement systémique comme vous le laissez entendre.
De même, votre tir de barrage contre la notion de capitalocène. Mais, dites-vous en substance, « le capitalisme n’est pas le seul problème, c’est le productivisme en général ! Le socialisme évolue selon le même modèle ! ». Sauf que this time it’s different, selon votre propre aveu, et que vous faites démarrer l’anthropocène… avec l’époque industrielle. C’est exactement ce pourquoi les Malm etc. parlent de capitalocène, pour ne pas faire remonter l’anthropocène au néolithique, conformément à vos propres recommandations expresses p. 224 : « l’anthropocène n’est pas l’holocène ». Il est clair que le marxisme étatique et dominant du XXe n’a pas fait grand-chose pour attirer la sympathie des écologistes radicaux sur les écrits de Marx, mais nous sommes sûr que votre propos n’est pas de faire injure à ce dernier de réduire sa pensée à un vulgaire distributivisme mélenchonien (pas besoin de se farcir les interminables volumes de la critique de l’économie politique (c’est le sous-titre du Capital, après tout !) pour protester contre la misère des uns et l’opulence des autres ; cela, le christianisme y suffit) ; du reste la marxologie étasunienne contemporaine renoue aujourd’hui fermement (Foster, Burkett etc.) avec la veine anti-industrielle (le plus souvent implicite il est vrai) de la critique marxienne de la valeur, de manière plus visible désormais, c’est certain et évident, que ses prédécesseurs du XXe siècle, finis dans les camps ou le suicide ou les deux. On est aux antipodes du marxisme, cette ode à la bourgeoisie industrielle peinte en rouge. Ce que Marx montre est que la civilisation industrielle commence par détruire de ‘l’environnement’ – de la nature — la part non environnementale, à savoir la race humaine elle-même dans l’esclavage de la valorisation du capital. Vous ne vous y trompez d’ailleurs pas qui citez Gorz mais aussi W. Benjamin, qui n’était pas précisément un progressiste, sans être défavorable à la pensée de Marx pour autant. Mais laissons-là cette tradition de pensée que les convulsions du XXe siècle ont maintenue de manière bien compréhensible à l’écart de l’écologie radicale, un écart en réalité contre-nature. Écart flottant toutefois : devons-nous encore vous citer ? Vous évoquez le fétichisme de la marchandise p. 52, la planification économique p. 79, la division internationale du travail, l’accumulation du capital p. 80, la production de marchandises apparue au XVIe s. p. 93… Que d’emprunts conceptuels à la critique de l’économie politique pour un auteur réputé hétérogène à cette tradition !
Bref, si vous étiez à la tête d’un parti, nous en serions les plus fervents militants. Or ce n’est pas le cas. Il reste à l’élaborer. Non pas sans doute encore le fonder en dur, comme dit Lordon, avec murs, secrétariat, trésorerie etc. mais en tant que programme. C’est pourquoi nous appellons ce programme le parti-programme, un parti qui se résoudrait (pour l’heure?) entièrement dans le programme, mais qui pourrait servir de charte, le moment venu (d’une hégémonie relative au sein de l’opinion – à mesurer comment ? nous verrons bien alors) – servir à une organisation, donc, où chaque membre impermanent serait capable (un peu comme votre police rotative) de jouer successivement divers rôles politiques, dans un contexte où la prise en charge des fonctions de la puissance publique (à transformer en dysfonctions, c’est entendu) serait à l’ordre du jour, en raison, encore une fois, d’un basculement dans l’opinion en faveur dudit programme et qui appellerait une telle constitution à sortir de la virtualité.
Un congrès d’adoption de ce programme-parti (plutôt que de fondation du Parti), où ce dernier serait adopté après d’ultimes débats, pourrait se tenir au Théâtre National de Bruxelles, où un événement politique de ce type fut déjà télé-visé en 2017 à l’occasion de la séance inaugurale d’un parlement mondial des associations militantes réuni au Schaubühne de Berlin par son alors directeur Milo Rau.
Ne serait-ce pas là au moins, à défaut de l’emporter, une agréable façon de meubler l’attente de 2025, 2030, 2035 ? Comme disait Guillaume le Taciturne, « point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».
Nous évoquions la vaste famille qui s’ignore (pas tout à fait, mais où sont les réunions de famille?) de la contre-expertise européenne : elle déborde largement les cadres de la scientificité académique, c’est entendu, pour regrouper le vaste monde associatif de luttes partielles (parfois à agenda anti-systémiques cachés). Dans ce réseau, votre institution constitue à coup sûr un nœud et, donc, un relais considérables.Si vous en tombiez d’accord, vous pourriez, outre votre contribution directe à l’élaboration du programme, contribuer à diffuser l’appel auprès des ‘pensacteurs’ de la transformation en cours. L’esquisse élémentaire du programme – qui doit être pris pour ce qu’il est et rien de plus, un prétexte à amorcer ce vaste travail collectif, un canevas sur lequel broder de manière autorisée pour les (contre-)experts dont, à votre différence, nous ne faisons pas partie – suivrait alors rapidement afin de pouvoir démarrer les travaux avec ceux qui auraient répondu favorablement à l’appel en question – à commencer, nous l’espérons, par Momentum.
Avec nos plus cordiales salutations.
Jean-François Gava
Jonas Vigna Carafe