La grande manipulation

On le sait une part croissante de l’argent que les annonceurs dépensent pour nous convaincre d’acheter encore plus de leurs produits se dirige vers la publicité en ligne. Au-delà de l’assèchement des médias qui ont fait l’erreur d’aller chercher dans la pub une part importante de leurs moyens (Kairos n°46, p.19), il s’avère que sur internet, grâce à des techniques de plus en plus élaborées, on ne tente plus de séduire, on manipule.

En 2012 déjà, Facebook a mené une expérience de manipulation mentale auprès de 683.003 utilisateurs de son réseau social. Pendant une semaine, Facebook a augmenté ou diminué le nombre des messages à connotation positive ou négative lus par ses membres dans leur fil d’actualité et analysé l’effet que ces modifications provoquaient. Les analystes ont ainsi pu vérifier qu’il existe une forme de contagion des émotions : le fait de voir des gens heureux nous rend heureux, même si on ne leur parle pas directement. Inversement, voir des gens en colère met en colère. C’est sur base de tels constats que s’est développée la stratégie de manipulation en ligne.

MANIPULATIONS POLITIQUES…

C’est en mars 2018 que le grand public a réalisé que la fréquentation des réseaux sociaux était source d’une manipulation efficace des esprits. Christopher Wylie, un lanceur d’alerte, a révélé que Cambridge Analytica, son ancien employeur, avait utilisé Facebook pour influencer des campagnes politiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cambridge Analytica, société spécialisée dans le marketing politique, avait été engagée au service de la campagne électorale de Donald Trump. Steve Bannon, futur conseiller de Trump, a chargé cette société de récupérer illégalement les données de 87 millions de citoyens américains sur Facebook et produire ensuite des messages ciblés sur le réseau Facebook pour attiser le climat raciste et dissuader les électeurs afro-américains de prendre part aux élections. Et cela a marché…

Au départ, Cambridge Analytica étudiait le mode opératoire des extrémistes islamistes qui recrutaient, menaient des campagnes de propagande et collectaient des fonds en ligne. Et puis, un jour, au lieu de lutter contre la radicalisation, on a demandé aux analystes-programmeurs d’utiliser les mêmes connaissances et algorithmes dans le but inverse : repérer et radicaliser des jeunes Américains, attiser chez eux un état d’esprit raciste et haineux. Malgré le scandale, beaucoup des analystes ont travaillé pour l’organisation Vote Leave qui a fait réussir le Brexit, continuent à œuvrer sur des projets pour le gouvernement conservateur britannique ou ont soutenu le récente campagne présidentielle de Trump (sous l’étiquette de sociétés filles, AggregateIQ ou SCL Group).

… ET MANIPULATIONS COMMERCIALES

Elles en énervent beaucoup, ces publicités qui polluent tout ce que l’on tente de voir sur internet. À gauche, à droite, en dessous, les pubs essaient de distraire notre attention de ce que nous voudrions lire (c’est appelé bannières ou display). Encore plus désagréable, elles se permettent même de précéder (pré-rolls) ou d’interrompre les vidéos que nous regardons. C’est, paraît-il, le prix à payer pour la gratuité du net. Gratuité, mais pas pour tout le monde… Évidemment, les annonceurs ont payé cher pour avoir le droit de venir interférer avec vos intérêts, mais c’est loin d’être la source des revenus pour les géants du net.

En effet, ces publicités bien visibles ne sont pas les seuls moyens par lesquels ceux qui contrôlent le réseau internet peuvent engranger des dollars. Il y a aussi les cartes telles Google map sur lesquelles vous voyez apparaître les petits signes qui vous renseignent hôtels, restaurants, commerces et même particuliers un peu narcissiques… Tous ceux-là paient pour apparaître… Enfin, encore moins visibles, les moteurs de recherche. Chaque fois que vous tapez un ou quelques mots pour trouver une info, Google vous propose des sites, dans un ordre bien précis. Cet ordre est la conséquence d’enchères sur les mots-clés. Le plus offrant sur un mot-clé déterminé remporte l’enchère et voit apparaître son lien par-dessus tous les autres liens qui comportent ce(s) mot(s). Certes, il y a des algorithmes qui connaissent vos préférences et en tiennent un peu compte, mais les résultats sont orientés en fonction des sommes que les sites ont versées. La compétition est acharnée… et coûteuse.

LE MAÎTRE DU JEU

C’est Google qui donne le ton dans cette jungle numérique. Ainsi, grâce à son outil Display & Video 360 (DV 360), la multinationale permet aux annonceurs d’effectuer des enchères afin d’atteindre les surfeurs aux profils et intérêts spécifiques. Les enchères sont introduites dans des bourses publicitaires qui proposent de l’espace sur des milliers de sites web via des offres électroniques automatisées. Nombre d’enchères prennent le chemin de la bourse publicitaire de Google connue sous l’appellation AdX, la plus grande au monde, puisqu’elle possède la moitié des parts de marché. De même, les éditeurs mettent à disposition de l’espace publicitaire sur leurs sites via des bourses, et ce par le biais de serveurs publicitaires, une catégorie où Google détient une part de marché de plus de 80%.

Et cela marche du tonnerre : sur un chiffre d’affaires de 162 milliards $ enregistré par Google en 2019, la majorité provient de la publicité en ligne, marché sur lequel la firme est l’acteur dominant. Ce créneau appelé programmatic buying (bien nommé : on y programme vos achats) est censé représenter 88% du marché publicitaire en ligne en 2021.

Ce qu’on réalise peu, c’est que grâce à ces outils très perfectionnés, les dépenses que les annonceurs font de par le monde ne vont plus dans des firmes locales, mais sont dirigées automatiquement vers des comptes états-uniens, dans la Silicon Valley ou plutôt dans des États comme le Delaware (tiens, celui où Biden fut sénateur durant des décennies) qui sont très complaisants du point de vue de la fiscalité ou du secret des échanges financiers. Tout comme l’e‑commerce, la publicité en ligne et le programmatic buying sont des outils d’une grande efficacité pour ponctionner des économies locales de la périphérie et rapatrier les profits vers le centre capitaliste. Ou quand l’Europe devient la victime du néo-colonialisme numérique…

Cela fait maintenant des années que Facebook est soumis à de nombreuses critiques : absence de protection des données personnelles qui sont vendues au plus offrant, emprise grandissante du et sur le marché publicitaire, découverte de pratiques qui visent à étouffer les concurrents pour s’assurer un juteux monopole… Tout cela fait que la société est visée par des enquêtes dans plusieurs États aux USA et est dans le viseur des autorités européennes. Le géant de la technologie a récemment été condamné par la

Federal Trade Commission à une amende de 5 milliards $ pour violation de la vie privée. Mais la richissime pieuvre Facebook continue cependant à s’étendre et a acquis Instagram et Whatsapp, ce qui est nécessaire vu le nombre de personnes qui clôturent leur compte, car de plus en plus de personnes réalisent que « si c’est gratuit, c’est vous qui êtes le produit ». De plus, des concurrents s’imposent, venus (ô horreur) de Chine comme Tiktok. Aux USA, l’hypothèse du démantèlement du réseau social revient régulièrement sur le tapis. Mark Zuckerberg, le PDG au visage de cire (peut-être est-ce un robot de 4ème génération ?) se bat comme un beau diable pour défendre son monopole.

LA MANIPULATION SE DÉMOCRATISE

Il est devenu évident que les réseaux sociaux sont un lieu dédié aux manipulations. On trouve donc en vente (en ligne, évidemment) des livres tels que Je sais qui vous êtes : le guide de l’espionnage sur internet. Nous n’allons pas décrire ici ces techniques de voyous proposées(1), mais les « professeurs de manipulation en ligne », le disent clairement : ils s’inspirent des publicitaires qui ont compris que le web est l’endroit idéal pour manipuler avec l’effet mouton. Ainsi, ils se réfèrent à des pubs qui disent « et vous, vous êtes plus ou moins cons que les autres gens de votre région ? » C’est la technique « Si tout le monde le fait, tu dois le faire aussi ».

La naïveté de nos contemporains semble sans limites et les confinements ou semi-confinements qui nous attendent vont encore accroître la présence des pubs en ligne et autres techniques qui poussent à acheter, non pas par besoin, mais par imitation ou volonté de se distinguer. Prendre conscience des techniques de manipulation mentale et psychologique qui sont là derrière devient de plus en plus urgent.

Alain Adriaens

Notes et références
  1. Quand même un lien, pour vous défendre, pas pour devenir un manipulateur : https://www.institut-pandore.com/hacking/pister-espionner-retrouver-sur-internet/#post-316https

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