J’ai cette chance d’être né avant vous. Du temps où le téléphone était encore un luxe, où la radio, plus ou moins imposante selon le milieu social, était posée sur un meuble quelconque devant lequel on s’installait, seul ou à quelques uns, pour écouter. Je me souviens de radio-Luxembourg qui diffusait, chaque après-midi, les aventures de la famille Duraton; d’Europe1 avec Zappy Max et, plus tard, chaque matin, l’extraordinaire Maurice Biraud; et puis notre radio à nous qui, à la fin des années 50, chaque jeudi soir, mettait sur les ondes un feuilleton palpitant, «La planète rouge». Ces soirs-là, toute la famille se regroupait devant le récepteur, papa éteignait les lumières trop encombrantes, une pénombre propice s’installait ainsi que le silence et puis, ça commençait. Je n’oublierai jamais les frissons, les images que j’échafaudais à l’écoute de ce roman de science-fiction radiophonique, merveilleusement réalisé, avec de vrais comédiens, une bande son à la hauteur du sujet et un suspense magistralement entretenu d’un épisode à l’autre. Bien sûr, il y avait, de ce temps-là déjà, de la réclame sur les ondes des stations privées. Mais elle avait ce côté désuet et fleurant bon un désarmant amateurisme qui ne gênait en rien; elle faisait partie du décor sonore que ces stations avaient installé et qui tranchait, d’une manière générale, avec le côté un peu «pépère» de l’I.N.R.
L’un des immeubles à appartements sociaux, en banlieue liégeoise, où nous vivions alors abritaient des dizaines de familles, réparties sur douze étages. Nous occupions un vaste espace au neuvième et, au septième, logeait la famille Dumont dont le fils aîné, Michel, était l’un de mes comparses lors des interminables parties de foot que nous disputions sur la place centrale du quartier. Ce sont eux qui ont été les premiers, au tout début des années 60, à avoir la télévision, avec une antenne accrochée au balcon. Et je me rappelle ce soir où, pour la première fois, je crois, était retransmis un match de finale de la coupe d’Europe de football. Le living-room des Dumont était plein à craquer, les gamins assis à même le linoléum, les adultes se partageant chaises, divan et fauteuils. L’écran du téléviseur était plus rond que rectangulaire, les images en noir et blanc bien sûr et le son n’avait pas encore la coloration que lui donnent aujourd’hui les meilleures installations. Mais enfin, c’était la fête. Pour la première fois, on pouvait s’enthousiasmer devant le jeu des vedettes du Réal de Madrid : les Di Stéfano, Puskas, Gento et autres figures légendaires, tout de blanc vêtus, du club madrilène. A cette époque lointaine, les joueurs de foot n’étaient pas obligés de porter sur leur maillot le sigle d’une banque ou d’une marque de bière; ils jouaient plutôt bien et nous rêvions d’un jour les égaler.
Toujours est-il que, chez nous, le premier téléviseur a pris sa place alors que les aînés, dont j’étais, vivaient déjà leur vie de jeunes adultes, loin du cocon familial. Jusque-là, notre adolescence s’était nourrie de rock naissant, de jazz et autres chanteurs Yé-Yé que l’on écoutait en groupe, chez les uns et les autres. Plus tard, j’ai eu la télé, beaucoup plus tard. Et puis je m’en suis passé, je l’ai eue à nouveau, m’en suis passé encore et, maintenant, c’est définitif, je n’en veux plus. Après les enthousiasmes de la prime jeunesse et les petites habitudes prises par la suite, j’en suis arrivé à considérer ce meuble à imade bière; ils jouaient plutôt bien et nous rêvions d’un jour les égaler.
Toujours est-il que, chez nous, le premier téléviseur a pris sa place alors que les aînés, dont j’étais, vivaient déjà leur vie de jeunes adultes, loin du cocon familial. Jusque-là, notre adolescence s’était nourrie de rock naissant, de jazz et autres chanteurs Yé-Yé que l’on écoutait en groupe, chez les uns et les autres. Plus tard, j’ai eu la télé, beaucoup plus tard. Et puis je m’en suis passé, je l’ai eue à nouveau, m’en suis passé encore et, maintenant, c’est définitif, je n’en veux plus.
Après les enthousiasmes de la prime jeunesse et les petites habitudes prises par la suite, j’en suis arrivé à considérer ce meuble à images, qui trône dans des millions de foyers, ici et partout ailleurs, comme un parmi d’autres des outils de la domination universelle exercée par les propriétaires du monde que dénonçait Guy Debord dans son livre fameux, la «Société du spectacle». Laquelle, depuis, a fait des progrès fulgurants, jusqu’à exercer son emprise universellement, avec le consentement et la participation joyeuse des multitudes. Que «la crise» soit devenue, en quelques années à peine, le concentré caricatural et commode de tout véritable questionnement sur le présent et le plus ou moins proche avenir de cette civilisation proprement mortifère, s’explique aisément si l’on prend en compte le rôle que jouent de plus en plus puissamment les «médias de masse», télévision comprise. A de bien trop rares exceptions, la «petite lucarne» — et avec elle la plupart des organes de presse — n’est plus que la voix de nos maîtres, politiciens, opérateurs financiers et économiques qui, en sous-main mais absolument et souverainement, donnent leurs ordres aux rédactions et à leurs acolytes qui, bien évidemment s’en défendent et clament haut et fort leur indépendance et le respect de leur sacro-sainte déontologie. Bien évidemment, il ne faut pas s’imaginer telle figure politique influente ou le premier banquier venu s’installer à la table d’une réunion de rédaction et y donner ses consignes. Les choses, nécessairement, sont plus subtiles et discrètes et participent de la manie et des impératifs du secret qui caractérisent les plus hautes activités, au sommet des Etats et dans les conseils d’administration des milieux d’affaires. Il suffit, n’est-ce pas, que tel malheureux accident survienne, faisant des victimes innocentes, qu’une tuerie imbécile fauche des badauds, à Liège ou des militaires et des enfants, à Toulouse, pour que, unanimement et comme par enchantement, tous les médias ou presque se saisissent de ces évènements et leur donnent ce caractère prodigieux et sans appel, occultant tout le reste dans une frénésie de directs, de commentaires outrés ou larmoyants, d’interviews obcènes et de chasse aux témoins, même si ceux-ci n’ont strictement rien à dire et le disent quand même. On est là devant le parfait visage de l’ignominie et du sensationnel de caniveau dont n’ont plus qu’à se repaître les malheureux citoyens par ailleurs rendus opportunément muets à propos de ce qui, autrement et ailleurs, les concerne le plus directement.
Que des hommes – et des femmes — dans les gouvernements, en appellent aux sacrifices de tous, en ce compris et pour commencer les déjà presque nouveaux pauvres, tout en ayant soin de ne pas effaroucher les plus fortunés, que les institutions européennes en soient à recommander et imposer partout la rigueur et les sacrifices, tout cela, bien entendu, se doit d’être soigneusement présenté comme étant du domaine de la pure et indiscutable nécessité. On reconnaitra là le trait dominant de l’époque, qui trouve dans la falsification de tout le réel, son unique justification.
Jean-Pierre L. Colligon