ENTRETIEN AVEC DANY-ROBERT DUFOUR
Si comprendre la situation présente implique nécessairement de sortir de l’instant, de se poser, de s’extraire de l’empressement moderne, du cycle court et répétitif bagnole-boulot-dodo-vacances, et de réfléchir, c’est avec des penseurs comme Dany-Robert Dufour que nous pouvons le faire et avancer dans notre analyse du monde et la compréhension de nous-mêmes.
Philosophe, auteur de nombreux ouvrages, son anthropologie du libéralisme nous éclaire face au vide sidéral de la sphère médiatico-politique.
Kairos : L’organisation de la cité devrait normalement reposer sur la maîtrise des passions, la tempérance, alors que si on se promène, ne fût-ce qu’ici à Paris, on se rend compte que c’est tout à fait le contraire, qu’on est plutôt dans une société où on exalte les passions, où on nous pousse à consommer toujours plus, mais avec aussi cette impression d’être dans un jeu schizophrénique où l’on nous dit : « consommez mais faites attention à l’environnement », « mangez nos crasses industrielles mais pas trop en abondance »… Comment analysez-vous cette situation ?
Dany-Robert Dufour : J’ai fait un travail sur la naissance du libéralisme, tentant d’écrire une anthropologie critique de ce courant de pensée, situé généralement dans les Lumières européennes, pas les Lumières allemandes qui proposaient au contraire une maîtrise des passions et des pulsions, mais plutôt ce qu’on appelle les Lumières anglaises, et plus précisément les Lumières écossaises. J’ai beaucoup travaillé sur un auteur qui est très peu lu, pourtant extrêmement célèbre au XVIIIe et au XIXe siècle. Cet auteur, Bernard Mandeville, qui a écrit en 1705 La fable des abeilles, était un médecin d’origine française ayant fait ses études dans les Provinces unies, ce qu’on nomme les Pays-Bas, et était parti à Londres pour devenir ce qu’on appelait « médecin de l’âme ». C’est de cette façon qu’il s’intéressa aux gens qui étaient pris de passions soit tristes, mélancoliques, hypocondriaques, etc.
Cette fameuse Fable des abeilles lui est venue alors qu’il avait traduit, en Angleterre, les fables de La fontaine, antérieures de quelques décennies. La pensée qui obsédait Mandeville en tant que médecin de l’âme était celle de savoir ce que font les gens qui souffrent de troubles psychiques une fois qu’ils vont mieux. Pour qu’ils aillent mieux, il avait trouvé une thérapie très intéressante, non pas des saignées, procédé habituel à l’époque, mais les faire parler. Il a de cette façon soigné ou réduit les peines de femmes souffrant d’hystérie, et des hommes souffrant d’hypocondrie, etc…, qui la plupart du temps étaient prises dans des carcans moraux les réfrénant dans leurs pulsions. C’est très intéressant parce que l’on passe du champ de l’économie psychique à celui de l’économie marchande.
La morale de la Fable des abeilles est que les vices privés font la fortune ou la vertu publique. Quand on libère les vices privés, la richesse s’accroît, le sujet veut plus, n’a plus de freins moraux et est moins limité dans ses désirs. Cette idée va travailler tout le libéralisme anglais et, cinquante ans plus tard, Adam Smith, le fondateur de l’économie politique dite scientifique, va écrire La richesse des nations dont Lacan dira que « Il ne parle pas du tout de la richesse des nations, il parle de la richesse des banquiers ».
C’est un scandale au XVIIIe siècle, tellement important que Fable des abeilles sera interdite par le grand jury de Londres ; en France, quand elle a été traduite vers 1740, d’abord par la maîtresse de Voltaire, Madame Duchatelet, puis par un autre traducteur, la proposition est aussi apparue comme proprement scandaleuse. Alors que nous étions depuis l’antiquité dans une morale qui disait : « Calmez-vous si vous voulez que le lien social, la civilité, fonctionne à peu près, il faut que vous puissiez agir dans certaines bornes, il faut vous maîtriser. Et si vous ne vous maîtrisez pas, nous vous maîtriserons et on vous mettra en prison ou ailleurs, pour vous calmer », la proposition de Mandeville apparaît comme la promotion et la libération des vices privés : « Faites tout ce que vous voulez et ça ne peut qu’apporter du bien à tout le monde ». Ce sont les fondements de l’anthropologie libérale : le libéralisme, c’est d’abord la libération des passions, des vices et des pulsions privées, avec l’idée que ça va amener quelque chose d’incroyablement très positif quand ça va se réaliser de façon générale.

Le livre de Mandeville a été brûlé mais ses idées ont continué à se diffuser, reprises par Adam Smith et puis par tous les utilitaristes anglais. Elles sont passées de l’Angleterre aux États-Unis, comme une sorte de nouvelle religion. D’abord combattues comme idée du diable, elles ont donc fini par gagner le monde. Cela a longtemps été contrebalancé en Europe par l’autre courant des Lumières, le courant allemand, celui de la régulation morale, de la loi morale kantienne qui dit : « Je ne peux pas généraliser les libertés que je prends parce qu’au final ça se retournera contre moi ». Toute la suite du programme de la modernité a donc été d’équilibrer l’un par l’autre, jusqu’aux années 1970 à peu près, époque où le courant du transcendantalisme allemand s’est effondré, pas en Allemagne, mais dans d’autres pays européens comme l’Angleterre et les États-Unis, où apparaît en 1980 ce qu’on a appelé la vague néolibérale avec Thatcher et Reagan qui a généralisé cette anthropologie libérale de la libération des passions et des pulsions comme étant bénéfiques pour tout le monde.
Cette affirmation idéologique pose toutefois problème, indiquant que tout est permis et que, de ce fait, n’importe qui peut faire n’importe quoi avec comme corollaire la destruction de toutes les formes du lien social et de l’être ensemble. Il est alors nécessaire de mettre des injonctions, de type sanitaire : « Bouffez tout ce que vous voulez mais pas trop de graisse », « Enrichissez-vous mais donnez un petit peu aux pauvres ». Cela donne cette espèce de faux équilibre, que vous appeliez la schizophrénie, qui caractérise nos sociétés.
No-limit…
DRD : Oui, aucune limite n’est tolérable, tout ce qui me limite est anti-démocratique. Cette réalité est masquée par un discours démocratiste : « On ne peut pas m’interdire quoi que ce soit », « Il est interdit d’interdire quoi que ce soit ».
Mandeville a visé juste, car plus de trois siècles après, nous sommes arrivés à un point où jamais les inégalités n’ont été aussi fortes. Déjà en 2007, dans Le Divin marché, vous écriviez que quelques 200 personnes possédaient la même chose que les 3,5 milliards des plus pauvres. Actuellement, on est à huit personnes.
DRD : Oui, c’est cela. Donc on est en progrès.
Le délire, c’est que tout le monde accepte la situation. On parlait de choses scandaleuses : en Belgique par exemple, il y a eu une campagne de la Loterie nationale dont le slogan était « devenez scandaleusement riche ». Le système se maintient aussi car il y a un désir qui traverse toutes les classes sociales, non ?
DRD : Bien sûr. Il serait faux d’accuser seulement les riches, les « 1 % ». Ce désir a débordé largement. Il ne faut pas de limites, par exemple dans la consommation, il faut consommer toujours plus : votre smartphone, s’il a un an, il faut le changer pour un nouveau modèle. Si vous avez l’occasion ou la possibilité d’avoir plus, il le faut, sinon vous passez pour un imbécile aux yeux des autres, pour quelqu’un d’attardé, vous n’êtes pas dans le coup. Il y a une injonction qui s’est généralisée et qui touche les classes pauvres. La plupart du temps, les manifestations d’une volonté politique sont donc celles d’une volonté de consommation : ils veulent consommer plus. Ceux qui n’ont rien ne luttent pas pour un changement de système mais pour qu’eux aussi puissent avoir ce que les autres possèdent, dans les mêmes conditions de non-limitation. On sait ce que cela provoque : s’il n’y a pas de limites dans la production des objets manufacturés et dans l’utilisation de toutes les ressources qui permettent de produire ces objets, on détruit le monde, ce qui est en train de se passer. La limite absolue du « toujours plus », ce ne sont pas les hommes qui la décident mais la nature en train de répondre qu’elle n’en peut plus. Le mode même de production détruit le monde et ses équilibres fondamentaux.
La limite est donc toujours posée, mais n’est plus posée dans les discours. Il s’agit donc de la réintroduire maintenant dans une discursivité – ça commence à venir, dieu merci, ce que vous faites dans votre journal en témoigne – consentie, politique au bon sens du terme, de la polis, du vivre ensemble, des éléments qui sont relatifs à l’observation, ou l’observance d’un certain nombre de limites sans lesquelles on est en train de détruire ce monde.
Pour être un homme libre, il faut être informé, mais le « système » doit mentir pour pouvoir continuer à exister et détruire la planète. Vous disiez qu’il faut comprendre pour agir, et non pas comprendre sans agir ou agir sans comprendre. Il y a de multiples exemples montrant qu’on ne comprend pas bien et qu’on essaie de ne pas nous faire comprendre. J’en prends deux : le chômage, dont vous parlez dans Le divin marché. Tous les gouvernements font de la lutte contre le chômage leur leitmotiv, alors qu’on sait très bien qu’un taux de chômage minimum « doit » se maintenir pour affaiblir les revendications des travailleurs et restreindre les salaires. L’autre, dont on a déjà parlé, concerne la pauvreté. Il y a de plus en plus de démunis et on continue à nous faire croire qu’on essaie de lutter contre la pauvreté. Vous parlez à ce sujet de « pervers puritains », ces gens qui amassent une fortune indécente et ont tous une fondation caritative, distribuant leurs miettes… cela fait partie de ces éléments idéologiques fondamentaux. Il y a au fond beaucoup de luttes qu’on feint, pour lesquelles on fait semblant ?
DRD : On ne peut plus occulter les problèmes qui apparaissent en raison des déséquilibres fondamentaux, du point de vue social, d’un système démocratique qui ne marche plus, d’un dérèglement des écosystèmes, de phénomènes de surproduction, de migrations considérables… Mais il « faut » que le système continue, et pour qu’il continue, il y a des effets placebo se manifestant ici et là. Par exemple par rapport au souci légitime des écosystèmes, la réponse du marché est le bio. Est-ce que ça répond véritablement à toutes les questions ? Probablement pas. C’est un problème considérable, mais dans le même temps le marché y répond par ses produits supposés répondre aux soucis des individus. Mais tout demeure dans un discours de marché.

Vous comparez dans Le divin marché, la justice distributive avec la justice commutative. C’est aussi un point essentiel cela, d’en être arrivé à commettre des inégalités pour rétablir l’égalité. Quelle différence y a‑t-il avec la justice commutative ?
DRD : La justice distributive, c’est tout ce qui a à voir avec la distribution des biens et des honneurs, voir le très bon travail du philosophe américain Michael Walzer, Sphère de justice. Il part d’une idée déjà présente chez Pascal : il existe une distribution d’un certain nombre de qualités, par exemple vous êtes beau, riche, aimable… Une injustice apparaît à partir du moment où parce que vous êtes riche, vous voulez être beau, vous voulez être aimé, vous voulez être entendu, vous voulez être écouté. C’est cela le problème de la justice distributive, qui crée donc des inégalités parce que ceux qui ont des qualités pensent qu’avec elles ils peuvent avoir toutes les autres. Or, ce n’est pas parce que vous êtes riche que vous êtes intelligent, la preuve par quelqu’un qui s’appelle Monsieur Trump aux États-Unis(1).
Actuellement, de nombreux problèmes portent sur ce que j’ai appelé des « extorsions de consentement », qui consistent à placer les gens, des chômeurs par exemple, dans des situations où ils doivent consentir « volontairement » à un certain nombre de conditions pour obtenir un travail. Il s’agit d’une extorsion de consentement, c’est-à-dire que c’est une opération où l’on fait semblant d’avoir leur accord par contrat, alors qu’ils sont obligés de le faire pour obtenir le travail. C’est donc un trucage des règles démocratiques fondamentales.
Dans ce système de servitude volontaire, c’est très difficile d’avoir un discours qui soit audible. Mais en même temps, il y a ceux menant des combats et se disant de la vraie gauche, qui sont aussi paradoxalement favorables au maintien et à la continuation du système productiviste. Je pense par exemple au travail et à l’idée de collectivisation. À ce sujet, vous citez justement dans Le Délire occidental Simone Weil, qui dit : « Les ouvriers peuvent être tout à fait privés de droits dans une usine qui serait une propriété collective (…) Si demain on chasse les patrons, si on collectivise les usines, cela ne changera en rien ce problème fondamental qui fait que ce qui est nécessaire pour sortir le plus grand nombre de produits possible, ce n’est pas nécessairement ce qui peut satisfaire les hommes qui travaillent dans l’usine »(2).
DRD : Puisque l’on parle des syndicats et du mouvement ouvrier, souvenons-nous de la réception de Marx par les mouvements de gauche dans les pays européens, et en France en particulier. Le Marx qui a été traduit, c’est globalement le Marx du Capital, le Marx économiste qui a été entendu par les premières révolutions politiques en Russie, avec Lénine, l’URSS, Staline, qui ont mis à profit le discours marxien ou marxiste disant qu’il fallait que les pays communistes deviennent des pays compétitifs. Pour ce faire, il fallait qu’ils entrent dans des logiques productivistes, avec tout ce qui les accompagne : un travail parcellarisé, des objectifs de production toujours plus importants, une distinction totale du travail intellectuel et du travail manuel, un abandon de tout le côté créatif du travail, c’est-à-dire la transformation de ceux qui étaient des ouvriers, en prolétaires. Les mots disent quelque chose : « ouvrier », celui qui accomplit une œuvre, et le prolétaire n’a plus d’œuvre, seulement une tâche, souvent répétitive. Simone Weil a produit dans les années 1930 une excellente analyse sur les effets de ce travail parcellarisé venant de Taylor puis de Ford, qu’elle a parfaitement compris ; elle parle de « destruction de l’âme » de ceux qui étaient assujettis à ce travail répétitif parcellaire.
C’est cependant cette forme de travail qui a été mise en œuvre en URSS par Lénine, pour qui l’organisation scientifique du travail de Taylor devait devenir la bible des unités de production dans son pays. Parce qu’il fallait battre économiquement les capitalistes, les Soviétiques ont construit une économie capitaliste, productiviste, mais d’État. Et de fait, cela ne changeait rien à l’aspect principal, le productivisme, la mécanisation, la parcellarisation du travail, la destruction de l’âme des ouvriers, leur transformation en prolétaires. Donc ces pays sont devenus des sortes de miroir, de mime des pays capitalistes, au lieu de devenir une alternative qui aurait pu se lancer dans une production mais sans détruire l’idée même de l’œuvre.
Pourquoi est-ce important qu’un ouvrier fasse une œuvre ? L’être humain a toujours des doutes sur son être, son existence, sa pérennité, etc. Est-ce que je suis vraiment ici, est-ce que je suis vraiment moi-même, est-ce que les autres me voient, est-ce qu’ils m’entendent ? Le sujet humain entretient un doute constitutif sur lui-même, il souffre d’incomplétude, c’est pourquoi il a besoin de produire des objets dont il pourra dire « cet objet, il a bien fallu que quelqu’un le produise, et ce quelqu’un, c’est moi ». Donc, la production d’œuvre est essentielle dans la constitution même d’un sujet humain.
Après la crise de 1929, alors que le capitalisme était un capitalisme de production et donc d’extorsion de la plus-value, d’extorsion du consentement, est venu un capitalisme légèrement distributeur d’une certaine forme de jouissance, sous la forme d’objets manufacturés qui étaient offerts, vendus à ceux qui travaillaient, ce qu’Henry Ford a très bien théorisé en disant : « Ceux qui doivent acheter les voitures que mes usines produisent et que mes ouvriers produisent, ce sont mes ouvriers ». Alors que les voitures étaient alors réservées à l’élite de la société comme moyen de prestige, comme moyen de distinction sociale, le génie de Ford a été de faire en sorte que ce soit ses ouvriers qui puissent acheter les voitures qu’ils produisaient ; avec donc une sorte de distribution, de rétrocession de jouissance qui leur était confisquée avant. On a donc eu une double aliénation : une aliénation dans le travail et une aliénation par la consommation. Et c’est là que le capitalisme a pris un tournant important, en passant d’un capitalisme de la production à un capitalisme de la consommation et a pu devenir là « mandevilien ».
Il fallait faire des êtres frustrés qui ont un travail sans sens pour qu’ils consomment d’autant plus.
DRD : Voilà, c’est ça : produire des êtres frustrés qui sont rémunérés, enfin achetés, puis récompensés par des produits de consommation aliénants. Qu’est-ce qui s’est perdu entre le premier temps de l’ouvrier qui produit son œuvre et celui du prolétaire qui récupère l’objet manufacturé ? Il a perdu l’objet qu’il faisait lui-même avec ses mains, son intelligence, son génie propre, qui le mettait en valeur comme l’artisan construisait son objet. Son effort lui est revenu sous la forme extérieure d’un objet manufacturé, à la suite d’un processus qu’il ne comprend pas bien. On a donc perdu la production de ses propres objets, or c’est une partie essentielle de la subjectivation humaine de pouvoir produire ses propres objets. Vous ici, vous produisez un objet, l’interview qu’on est en train de faire. Pour faire cet objet, vous avez été obligé de vous former, en l’occurrence de lire mes bouquins, de savoir quelles questions poser, et vous avez finalement produit un objet qui va être le fruit de votre travail : vous êtes un artisan qui produisez un objet non manufacturé, qui va se mettre à circuler bien sûr, mais qui n’est pas semblable à une voiture que vous produisez à 10 millions d’exemplaires. C’est un objet singulier. C’est la singularité de l’objet qui a été perdue dans le passage au capitalisme industriel, mécanisé, qui a de si fortes conséquences sur la subjectivation et sur la subjectivité des producteurs, ce qu’avait parfaitement perçu Simone Weil.
N’est-on pas justement en train d’entrer dans des mécanismes d’aliénation qui, au XXIe siècle, ont atteint des capacités fantastiques ? Peut-être est-on en train de perdre le sujet, et l’on peut se demander si, dans les luttes, pourra être récupéré l’esprit critique de ceux qui l’ont perdu ?
DRD : C’est exactement la question. Si vous êtes dans une logique de consommation, vous courrez derrière quantité d’objets manufacturés qui vous sont proposés, mais vous-mêmes vous ne produisez plus rien, les objets vous sont donnés par le marché des biens, y compris des biens culturels. Cela inquiète évidemment beaucoup de gens, qui ressentent ceci comme une immense frustration. Il y a donc une soif de produire à nouveau ces objets. Et c’est très important de soutenir ceci. Évidemment, il serait extrêmement intéressant que cette tendance se mette en série, en réseau, et qu’elle puisse produire un mode de socialité qui ne soit pas aliéné par le marché, la production et la consommation.
Vous parlez longuement de la télévision dans Le Divin marché, qui a détruit lien social et familial. Debord disait à ce sujet que la télévision réunit le séparé et c’est parce qu’il est séparé qu’elle le réunit.
DRD : C’est là un objet manufacturé produit par des industries de pointe. La diffusion de la télévision en 1950 aux États-Unis, 1960 en France, a été l’un des vecteurs de l’introduction du marché à l’intérieur même de l’espace domestique, et pour introduire le marché et brancher des gens sur toute une série de produits de l’extérieur qu’on présente à la télévision, il a fallu détruire les rapports de discursivité qui existaient à l’intérieur des familles, où les gens avaient des choses à se dire, à se raconter, avec des métaphores, essayaient de mettre en discours leurs propres affects vis-à-vis des membres de leur famille. Cela a donc détruit tout ce lieu de discussion et mené à l’intérieur de la famille à des rapports extrêmement violents qui étaient des rapports marchands. La télévision, je l’appelle « la folle du logis ». Pourquoi ? Parce qu’elle cause toute seule. Pourquoi elle parle toute seule ? Quand ça cause à la télévision, elle n’attend pas que vous lui répondiez. Tandis que quand votre frère, votre père ou votre mère vous parle, elle ou il attend que vous lui répondiez, il y a donc une discursivité réciproque, qui se met en place normalement entre les individus parlants. La télévision ne vous interpelle pas en sujet, elle vous refile un certain nombre de choses, d’images, d’objets à consommer, ou d’attitudes à adopter dans l’ensemble de vos relations, comme les relations sexuelles, la domination du porno à la télévision le soir ou sur internet par exemple, qui impose des comportements pornos et sexuels dans des sphères d’extrême intimité des individus. Cela vient de l’extérieur comme des sortes de modèles qu’il faut suivre ou appliquer, et si on ne le fait pas on est un con.
Ils ont poussé la perversité assez loin car maintenant il existe des dessins animés où ils créent une fausse interaction avec le téléspectateur, notamment Dora pour les petits enfants, qui pose une question, puis attend un petit temps pour laisser l’enfant lui répondre.
DRD : Vous avez raison de mentionner ceci car les gens qui s’occupent de la télévision savent quel est son défaut : celui de réciprocité. Ils vont donc mimer des formes de réciprocité, dont la règle fondamentale, c’est : « Je parle, tu écoutes. Tu parles, j’écoute ». Et nous sommes constamment, dans notre vie d’être parlant, dans ce rapport-là. Là, ça parle, et ça parle tout seul, je ne peux pas répondre. Donc cela souffre de ce défaut par rapport à la définition même de la communication humaine. Les promoteurs de la télévision essaient donc de bricoler quelque chose : il faut répondre avec le portable, en appuyant sur une touche, en faisant ceci, cela… La télévision pénétrait l’espace domestique, ensuite ce fut au tour de l’espace individuel avec le portable : chacun a son petit écran, regarde, tapote, etc. Le portable est un fantastique outil de contrôle des populations, on sait à tout moment ce que quelqu’un fait, où il est, ce qu’il regarde, les mails qu’il envoie. Le côté extrêmement invasif du portable qui analyse tout, qui vous piste absolument partout, est mis à profit dans les rapports marchands. Dans un documentaire, on montrait que les mannequins dans les vitrines de fringues ont, à l’endroit de leurs yeux, des caméras, donc le mannequin que vous regardez vous regarde. Ce qui sort comme image, est analysé par un certain nombre d’algorithmes : si vous êtes un homme ou une femme, votre âge, la couleur des cheveux, la vitrine devant laquelle vous êtes arrêté, mais est aussi capable d’analyser le petit sourire qui indique que la personne est contente quand elle a vu que le mannequin portait cette veste, ces chaussures, etc. L’information est stockée, notée et des messages directs ou subliminaux sont alors envoyés à celui qui a eu ce moment de jouissance, cet affect devant ce produit signalant « Je voudrais bien aussi », « Eh bien tu vas l’avoir ce que tu voudrais ! ». Il y a donc un espionnage dans l’activité qui est la plus innocente : vous regardez des mannequins inanimés dans des vitrines et vous êtes complètement analysé dans vos désirs, dans ce que vous êtes supposé vouloir, et on vous le donnera, sous une forme ou une autre, et vous l’achèterez.
D’où le faux sentiment de liberté… Les individus ne se sont en effet jamais sentis aussi libres qu’aujourd’hui.
DRD : Bien sûr, les individus se sentent libres alors qu’ils sont totalement pistés jusque dans leurs affects les plus simples. Donc, par rapport à cette réciprocité : on place des écrans à côté des mannequins dont les « yeux » analysent que vous êtes content et que vous souriez, vous avez un personnage qui sourit, vous faites un geste devant l’écran de télévision, le personnage fait le même geste, vous tendez les mains, il vous tend les mains. Il y a une fausse interactivité qui est créée simulant une vraie relation, mais qui est une fausse relation humaine. Néanmoins, vous êtes content parce que vous avez été vu, identifié, et surtout vous êtes libre, entre guillemets évidemment : on n’a jamais été autant espionné, c’est un dispositif de contrôle total. La télévision induisait déjà un contrôle important, mais le portable représente un contrôle encore plus important.
Vous parlez beaucoup de cette télévision qui nous regarde.
DRD : Oui, nous sommes regardés par la télévision.
Elle entretient aussi ce culte de l’identité, ce narcissisme, avec toutes ces émissions où nous-mêmes espérons devenir la célébrité qui, comme vous le disiez dans un de vos ouvrages, est une célébrité qui ne se distingue en rien. Comme disait Baudrillard, la célébrité est une tautologie, on est célèbre parce qu’on est célèbre. Il n’y a plus de trait distinctif, il n’y a plus de savoir-faire.
DRD : Oui, bien sûr, comme on disait tout à l’heure : vous saviez fabriquer un bel objet, composer une belle musique, un beau poème, arranger une belle composition florale, un beau plat, vous saviez présenter des objets qui vous intéressent, vous, et qui éventuellement intéressent les autres. Maintenant c’est fini, cette célébrité est finie, vous êtes pris au hasard, vous êtes comme tout le monde ; pour être célèbre maintenant, il faut surtout n’avoir aucune qualité. C’est l’homme sans qualité. C’est comme ça que beaucoup de jeunes se laissent capter, et vous voyez des files de 150 personnes devant des émissions de télé-réalité où ils vont devoir simplement « être eux-mêmes » devant les autres et se montrer eux-mêmes, comme s’il y avait un « eux-mêmes » ; le soi-même ça se construit aussi, c’est pas un truc donné comme ça, on est constamment en éveil, en formation. Eh bien là non, il y aurait un soi-même qui ferait que vous seriez d’emblée marrant, beau, rigolo, intelligent, séducteur, etc. il n’y a plus rien à construire.
Nous n’avons pas encore parlé beaucoup du Je et du groupe, le Je et le Nous comme vous dites. Vous écriviez dans Le Délire occidental :
« C’est en effet cela qu’il faut bien saisir pour comprendre la bêtise contemporaine : la juxtaposition, le nouage inédit, de l’égoïsme et de la grégarité »(3). On est plus que jamais en groupe mais celui-ci est comme une sorte de mise en collectivité d’atomes ; le groupe en tant que fondateur de l’identité individuelle n’existe plus beaucoup.
DRD : Quand vous êtes sollicité par la publicité, qui aura repéré dans vos supposés désirs ce qui pourrait satisfaire vos appétences, celle-ci vous attrape en vous caressant dans le sens du poil : « Tu veux cet objet ». C’est pour cela qu’il y a une sorte de flatterie de l’ego puisqu’on va satisfaire les appétences de l’ego. Mais cet ego, dès qu’il est capté, servi, comblé dans ses appétences, il est mis dans le troupeau des consommateurs, il n’a rien d’autre à produire, surtout pas de visée critique par rapport à ce mécanisme qui l’a saisi et placé là-dedans, dans le troupeau des consommateurs, donc nous sommes dans une situation égo-grégaire. C’est une des formes de la schizophrénie contemporaine dont vous parliez tout à l’heure : on croit que c’est l’ego qui est flatté mais en fait on est passé dans des grands troupeaux ; une fois que vous avez intégré un de ces troupeaux, on sait ce que vous voulez :
« Vous voulez tel objet, vous voulez faire tel type de croisière, de tourisme… Nous avons les produits qui vous conviennent, nous avons tout ce qu’il vous faut pour vous satisfaire ».
Il y a quand même pas mal de milieux qui pensent le système actuel, mais comme vous l’expliquez, qui le pensent dans une forme localisée du savoir. Vous donnez cet exemple du conte indien où des aveugles perçoivent tous, en touchant un éléphant, quelque chose de différent. Ils pensent être fous, et demandent au guide qui les accompagne de les aider, mais celui-ci est muet. Il y a quand même une division entre les savoirs, il n’y a pas de pensée holistique : il y a la sociologie d’un côté qui étudie ça, la psychologie, la psychanalyse de l’autre côté.
DRD : C’est le drame de la pensée actuelle. Nous vivons dans une totalité qui s’appelle le monde, et ce monde est découpé en autant de rondelles qui se veulent intelligibles. J’ai affronté beaucoup d’adversité à l’université, où l’on me disait « Tu n’es pas économiste, pourquoi tu parles d’économie ? »… Non seulement, je parlais d’économie mais je disais que l’économie marchande est en rapport avec l’économie psychique parce que dans l’économie marchande on veut satisfaire de supposés désirs des individus. On ne peut donc pas comprendre l’économie actuelle si on ne comprend pas l’économie psychique. Si on touche à l’économie psychique, à l’économie marchande, on touche aussi à l’économie politique, c’est-à-dire « quelle est la forme qui réunit l’ensemble ». À l’université on m’a dit : « Tu n’as pas le droit de faire cela, tu n’as pas le droit de franchir les frontières ». J’ai dit : « Si je ne les franchis pas, je n’y comprends plus rien »… Je vais faire des monographies sur la dépression, un autre va faire une monographie sur les formes habituelles de la consommation, un autre va faire quelque chose sur la crise du politique… mais si on ne lie pas le tout, on ne va rien comprendre. Cette interdiction de voir l’éléphant, de percevoir l’ensemble, est entretenue par l’économie actuelle du savoir qui est divisé en autant de rondelles qu’il y a de spécialistes pour produire des discours prévisibles sur chacune de ces rondelles. Mais quelque chose qui réunit l’ensemble, ça on n’a pas.
Cette division sert fantastiquement le marché. Je pense par exemple aux deux pages environnement dans un journal, comme si l’environnement pouvait se mettre en deux pages, alors qu’il devrait être partout.
DRD : Bien sûr. Donc il y a quelque chose de l’intelligibilité qui se perd.
Dans Le divin marché, vous citez le palindrome de Virgile : « In girum imus nocte et consumimur igni » [« Nous tournons dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »(4)]. Dix ans après, cette phrase est d’autant plus vraie. On dirait que le système est cadenassé de toute part, ce qui pose la question de l’optimisme et du pessimisme et de la façon dont on envisage l’avenir. J’ai senti dans votre dernier ouvrage La situation désespérée du présent me remplit d’espoir, de l’optimisme dans le bon sens du terme, de la lucidité, mais aussi l’impression que vous n’y croyez plus trop, et j’ai l’impression que cela se partage dans les milieux lucides et radicaux :
« Comment pourrait-on y parvenir mais essayons quand même », « Essayons de refonder le nous, mais sans y croire ».
DRD : Au grand âge auquel j’arrive… j’avais vingt ans en 1968 et depuis cette époque-là j’ai vu un certain nombre d’essais, de tentatives, pour que nous puissions essayer de construire un monde à peu près vivable. Je dois dire que de ce point de vue-là, je dois déchanter : on a toujours eu au moins un coup de retard. Tout ce qu’on pouvait faire comme avancée était très rapidement récupéré, le côté opportuniste du capitalisme est saisissant, dans le sens du côté pervers du capitalisme, c’est-à-dire pouvoir prendre ici et là, y compris chez l’ennemi, quelque chose pour se reconstruire, dans des formes de satisfaction de toutes les appétences, de tous les désirs, ce qui est quand même un slogan de 68, que le capitalisme néolibéral a exaucé.
Arrivant à mon âge, dois-je encore y croire ? Non, c’est difficile. Il y a donc l’idée que la vie continue et peut peut-être nous apporter quelques surprises, peut-être même des bonnes, ce n’est pas sûr, j’y crois de moins en moins étant donné l’état du monde, y compris l’état physique, chimique, atmosphérique, systémique du monde, on se demande maintenant combien de temps ça peut durer encore ; on n’est pas sûr que dans vingt ou trente ans, ça puisse continuer. L’étude, qui a donné le film intéressant Demain, qui a été publiée dans la revue Nature en 2012, nous dit que dans cinq, dix ou quinze ans, la majorité des grands écosystèmes de la planète seront altérés(5) ; quelque chose va donc s’entamer, qui va ressembler à une altération considérable de ce monde. Comment voulez-vous être optimiste dans ces conditions ? C’est vrai qu’il faut donner de l’espoir aux jeunes, « C’est pas de leur faute, ils arrivent dans le monde donc les vieux comme moi doivent pouvoir les accueillir, mais oui mais oui, tout n’est pas foutu, etc. », certes, mais dans mon for intérieur quand même, j’ai de forts doutes.
Ce qui est grave, c’est que la jeunesse aussi en est arrivée peut-être à se dire « il n’y a pas de modèles alternatifs, c’est foutu », on entend ça chez des sujets de plus en plus jeunes aussi.
DRD : L’idée est que c’est probablement foutu mais on essaie quand même. C’est le déni : « Je sais bien mais quand même… », « Je sais bien que c’est foutu mais j’essaie quand même ». À la limite c’est la proposition de Borges : « Le gentilhomme ne soutient que des causes perdues d’avance ». Même si on a perdu, il faut quand même essayer.
Vous évoquez dans votre dernier ouvrage l’institution décisive qu’est la presse, parce qu’elle a le contrôle des représentations du monde, ce qui n’est pas rien. Je pense que c’est un combat fondamental, si le combat de la presse n’est pas gagné, je dirais que c’est perdu.
DRD : Je crois que c’est très important, la presse. On voit en France, et c’est pareil ailleurs mais peut-être pire en France, une presse qui appartient aux grands industriels, de l’armement (Dassault), de ceux qui maîtrisent les réseaux, internet (Altis, Free), le journal Le Monde qui appartient maintenant à ces gens-là aussi. S’ils s’intéressent à cela, ce n’est pas par altruisme, mais parce qu’il y a des intérêts à défendre, qu’il faut servir aux segments de population de chacun des journaux les idées qui sont attendues par ces mêmes segments. On a donc là un phénomène d’enfermement des opinions sur elles-mêmes, un peu comme quand vous faites sur Google une demande, il y a des algorithmes qui ont déterminé que vous êtes vieux, jeune, femme, vert, de gauche, du centre, de droite, internationaliste, raciste, gauchiste, convivialiste, anarchiste, féministe, etc. Et quand vous faites une demande, Google vous répond en fonction de votre profil, c’est-à-dire ce que vous voulez entendre. Il vous enferme dans votre bulle de pensée. La presse, qui a maintenant ses segments de marché, de l’opinion, répond aussi de la même façon et enferme les lecteurs dans ce qu’ils veulent entendre. C’est donc le contraire d’une presse libre qui fait penser, indépendamment de ce que vous voulez entendre. Donc là aussi on constitue des troupeaux de consommateurs de journaux et de demandeurs d’opinions qui vont dans leur sens.
Où la vérité n’a plus sa place, le mot « vérité »…
DRD : Mais bien sûr, le mot « vérité » est dérisoire. On est passé dans l’ère de la post-vérité, de la post-histoire, des faits alternatifs, et donc chacun va constituer sa sphère narrative dans laquelle des vérités locales se construisent, mais des faits qui viendraient démentir cette vérité locale sont éloignés. Il n’y a donc pas que monsieur Trump qui est dans l’ère post-factuelle, la presse en général fonctionne en écartant les choses qu’elle ne veut pas voir. Je suis bien placé pour le savoir dès lors qu’un certain nombre de journaux à un certain moment n’ont plus voulu entendre ce que je disais, alors qu’avant ils voulaient absolument entendre.
Il y a là un déficit considérable de nos sociétés démocratiques, nous voilà enfermés chacun dans notre petite bulle d’opinion. Je dis « C’est grave ». J’ai conscience de cette gravité, d’autant plus que je connais bien le Brésil, qui est dominé par deux ou trois journaux, dont la chaîne Globo, par exemple, qui a réussi à faire un coup d’État médiatique en forgeant une opinion sur l’ancienne présidente accusée de corruption, alors qu’on s’aperçoit qu’il n’y a rien. Or, tous ceux qui l’ont accusée de corruption sont eux-mêmes corrompus. Le principal accusateur maintenant est en prison car on n’a pas pu faire autrement que de l’y mettre. Aujourd’hui, on ne fait plus de coup d’État avec l’armée, comme dans les années 1960 en Amérique latine, on les fait avec la presse ; la presse qui bricole l’opinion, pour déterminer qui est corrompu et qui ne l’est pas, en accusant de corruption celui qui ne l’est pas et en blanchissant celui qui l’est totalement. On sait ce que ça sert. Par rapport à cela, il existe des presses alternatives, des blogs extrêmement critiques, etc. et heureusement que cette presse alternative existe par rapport à ces grands groupes. Et je crois que c’est la même chose en Europe : il faut qu’il existe une presse comme la vôtre, comme des blogs libres qui s’échangent, qui se rencontrent et qui mettent sur la place publique des choses que la grande presse ne veut pas savoir. Cela me semble un combat décisif pour la formation de l’homme libre.
Cette fabrique de l’opinion se passe en France de manière « douce », voyons le cas de Macron en terme d’image de la presse…
DRD : Bien sûr. Que Macron ait eu en un an septante couvertures de grands magazines français, alors que c’était un type complètement inconnu, indique qu’il y a un tas de constructions médiatiques manifestes. Ce n’est pas un coup d’État, mais c’est quand même l’imposition d’une figure inconnue il y a un an ou deux. On peut donc inventer des personnages médiatiques qui d’un seul coup, subitement, s’imposent.
Propos recueillis par Alexandre Penasse, le 26 juin 2017 à Paris, retranscrits par Alexandre Penasse et Bernard Legros.
Interview filmée par Thomas Michel, disponible ici.

- Pour compléter: « Alors que la justice commutative suppose une égalité entre les justiciables, la justice distributive d’aujourd’hui préconise une distribution selon le poids social des individus : elle peut donc être amenée à donner moins à ceux qui ont plus et à donner plus à ceux qui ont moins. Elle préconise en somme de commettre des inégalités pour rétablir l’égalité. Cela s’appelle l’équité, concept central chez Rawls. L’équité permet de pratiquer une politique inégalitaire… prétendant réduire les inégalités. C’est donc une politique qui se pratique après-coup, c’est-à-dire après que les inégalités ont été produites, pour tenter de les corriger. Un des effets immédiats de ces théories de l’équité, c’est qu’elles permettent de passer au second plan, voir à la trappe, la question de ce qu’il faudrait faire pour éviter le surgissement d’inégalités décidément trop criantes ». Dany-Robert Dufour, Le Divin marché, Denoël, 2007, p. 332.
- Le délire occidental, Les Liens qui Libèrent, 2014, p. 112.
- Ibid., p. 212.
- Un palindrome est un mot ou groupe de mots qui peuvent être lus indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche, la séquence de lettre étant symétrique.
- NDLR Dany-Robert Dufour a certainement quelques points de vue critique sur Demain, que nous n’avons pas explorés lors de cette interview. Pour lire notre position, voir Le spectacle de demain :
https://www.kairospresse.be/article/le-spectacle-de-demain