LA DIFFÉRENCIATION SEXUELLE COMME FONDEMENT

Ainsi en serions-nous arrivés là. « Penser qu’il y a deux sexes est une croyance tout aussi dangereuse et délétère que la croyance en la croissance », nous disait une lectrice de Kairos, suite à la publication du texte de Tülay Umay « Pourquoi deux sexes »(1). Loin d’être une exception, cette idée prend de l’importance, reflet d’une forme de domination qui se voudrait totale de la culture sur la nature. Poussée extrême d’un capitalisme investissant la sphère libidinale, il peut être bon de rappeler qu’il y a des réalités sur lesquelles l’homme n’a pas prise et ne devrait pas chercher à en avoir, et que ces combats chimériques ne servent le plus souvent qu’à occulter les vraies luttes d’émancipation. 

Hormis les prophètes libéraux qui sévissent en politique, dans les milieux patronaux et dans diverses rédactions, peu osent encore dire qu’une économie comme la nôtre, basée essentiellement sur l’augmentation de la production et de la consommation en vue de l’accumulation du profit pour une minorité, est quelque chose de naturel au même titre que la pluie et les marées. Le capitalisme est un choix, dont le fonctionnement repose sur des puissances qui en organisent le fonctionnement et un ensemble d’acteurs plus ou moins consentants qui y participent, le subissant à des degrés variables. Pourtant, si d’aucuns reconnaissent que la croissance infinie dans un monde fini est une croyance, ils semblent accorder ce dernier statut à d’autres manifestations que nous pensions pourtant naturelles. 

Ainsi, pour certains, au même titre que l’accumulation infinie du capital est un choix de société, le sexe dépendrait seulement d’une décision individuelle et n’aurait plus rien à voir avec le biologique et la naissance. La différence des sexes ne serait plus un invariant de notre commune humanité, mais au contraire le seul fruit d’un choix personnel, l’énonciation de l’existence de deux sexes étant à elle seule le résultat d’une croyance qui prouverait qu’on s’est laissé subjuguer par des mythes sociaux obsolètes. 

DÉNI DE LA DIFFÉRENCE ET CAPITALISME 

Certains, pourtant, ne croient pas si bien dire quand ils rapprochent le système économique basé sur la croissance et la dualité sexuelle dans un même effet de croyance. La religion de la première, celle du PIB, de l’argent et du profit, a en effet propagé l’idée de l’absence de limites à toutes les sphères de la vie, qu’elles soient économiques ou psychiques. Il n’existerait en effet pas davantage de freins naturels à la satisfaction de l’appétit insatiable d’un système productiviste que de limites aux désirs humains. La nature, dans les deux cas – nature extérieure (au sens d’« environnement ») et nature humaine (au sens de biologique) – ne dresserait aucun obstacle insurmontable. 

Là où, au départ, le capitalisme se contentait de dompter les forces de la nature pour l’exploiter sans limite, c’est maintenant aussi la nature propre de l’homme qui est l’objet de son attention. L’intérêt majeur réside toutefois ici dans le constat que la négation de la différence des sexes ne s’inscrit pas seulement comme conséquence supplémentaire du refus des limites propre à nos sociétés libérales, mais en est également un puissant déterminant. De par la déstructuration de la cellule familiale et de la négation de la place du père, différente de celle de la mère, propre à cette croyance, se promeut une forme de subjectivité nouvelle se refusant à accepter les limites inhérentes à la vie : la négation de la différence des sexes nourrit l’illusion sociale du « tout est possible ». Le social et le familial interagissent donc, s’interpénètrent et se répondent dans une même logique : « Le papa d’aujourd’hui ne se sent plus reconnu à cette place de poseur de limite, car cette dernière est précisément ce dont le social de la modernité croit s’être émancipé. (…) Le résultat est évidemment en conséquence : l’enfant se voit protégé par le père de l’épreuve de confrontation à la limite, ce qui n’a d’autre effet que de rendre plus difficile l’inscription de cette dernière dans l’appareil psychique de l’enfant »(2)

Le « déclin du père dans la vie sociale », édifiant un sujet qui formera et se conformera à une société du no limit, se présente alors comme « le symptôme majeur de notre social actuel, en ce qu’il fait étroitement cortège tant avec l’évolution de la démocratie qu’avec le progrès de la techno-science et qu’avec le développement du libéralisme économique »(3). L’un répond à l’autre, l’autre répond à l’un : le déclin du père dans la vie sociale est cause et conséquence de l’affaiblissement du père dans la sphère familiale. Les nouveaux termes de la novlangue témoignent de cette confusion volontaire où l’on ne reconnaît plus la différenciation des places au sein du couple parental : « Si nous n’avons affaire qu’à une double parenté – ce que consacre aujourd’hui le terme en vogue de parentalité, substantivation de l’adjectif parental qui se dispense de toute référence à la différence des sexes – rien ne garantit à l’enfant de n’avoir affaire qu’à deux éducateurs ! (…) C’est l’articulation entre mère et père qui a changé, c’est comme si l’enfant n’était alors élevé que deux fois par un seul parent. (…) L’enfant n’aurait plus dès lors à être confronté à l’énigme du couple. Nous pourrions, par boutade, avancer qu’aujourd’hui, il ne s’agirait plus souvent que d’une procréation paternellement assistée. Un homme ne serait plus nécessaire que comme breloque fonctionnelle »(4). Cet affaiblissement de la fonction paternelle sonne comme la négation de ce qui faisait la spécificité de la fonction paternelle, effaçant son rôle qui n’était pas moins que celui de permettre le détachement fusionnel de l’enfant à la mère et de le faire entrer ainsi dans le monde du langage. Cette distinction rompue, l’enfant se maintiendrait plus longuement dans une phase pré-œdipienne, créant de nouvelles subjectivités néolibérales parfaitement congruentes avec l’économie capitaliste : « L’infantilisation a pour but d’inciter les adultes à la puérilité, et de préserver ce qu’il y a d’enfantin chez les enfants qui essaient de grandir, tout en leur donnant le “pouvoir adulte” de consommer”(5)

JE DIS DONC JE SUIS ? 

Si le symbolique, le fait de parler, permet tous les fantasmes possibles, comme se croire homme quand on est femme et vice-versa, la possibilité de rendre réel le phantasme introduit une dimension tout à fait nouvelle à deux niveaux : certains veulent désormais changer réellement de sexe et la société leur dit que c’est possible. « Il y a de tout dans les fantasmes. Des petits, qui ne mangent guère de pain lorsqu’on les réalise. Et des gros, qui déclenchent des catastrophes quand on entreprend de les accomplir. Parmi les gros (…) : le fait que l’esprit humain est fondé sur la différence sexuée. Je parle de ce partage mâle/femelle issu du réel qui provoque le grand clivage cognitif qui à son tour réordonne symboliquement tout le réel selon le critère de l’identique et du différent. Or, cette différence peut être niée. Rarement par les homosexuels qui, dans l’immense majorité des cas, savent parfaitement qu’il y a deux sexes, mais plus souvent par ceux qu’on appelle les transgenres et les candidats au “changement de sexe”. Si on se retient de se laisser embarquer dans le sentiment qui pousse à les voir comme des héros postmodernes assumant leur passion jusqu’au bout – des sortes de mystiques ou de saints d’aujourd’hui –, ils peuvent apparaître comme un grand symptôme contemporain, disant quelque chose d’essentiel sur notre époque, en l’occurrence sur le capitalisme libidinal. Quoi ? Pour le savoir, partons du début : ces individus ne se sentent pas tombés du bon côté de la sexion. Il n’y a rien à leur reprocher : ceci est courant, depuis toujours et partout, comme en témoignent des populations qui se travestissent, comme nos bons vieux travelos de la place Pigalle ou d’ailleurs (…). Mais, ce qui est nouveau et qui fait des transgenres et des candidats au changement de sexe un symptôme majeur, c’est que, d’une part, ils ne veulent pas seulement changer d’habits, mais de corps et que, d’autre part, on leur a dit que, désormais, ils peuvent. C’est un tournant (récent) : il semblerait qu’à force de jouer, sur les scènes du théâtre du genre, à paraître l’autre sexe (ce qui était drôle pour eux et pour les autres), ils aient fini par croire qu’ils pouvaient réellement l’être (et c’est devenu un drame, pour eux en premier lieu). »(6) Si je suis femme/homme à la naissance, que, tout à fait légitimement, je peux par la parole nier ce fait biologique (je peux si je suis femme/ homme, me dire homme/femme), ceci ne suffit plus : le sexe de naissance prend pour certains le statut d’erreur à corriger dans le réel. 

Or, si le travesti savait qu’il « jouait à la femme », il n’en est, malgré le délire évident, pas réellement autrement du transgenre, sauf que cette fois-ci, et ce n’est pas rien, il est persuadé en se persuadant, avec l’appui du social(7)et de la technique, qu’il est réellement ce qu’il voulait être. Pourtant, « aussi partagée soit cette croyance, ce n’en est pas moins un délire car, pour le dire sans détour, ce qu’il avance n’est pas possible : technique ou pas, on ne peut pas changer de sexe »(8) . « Je suis né homme ou femme et – c’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi – mes discours ne peuvent rien changer à cette réalité biologique. S’ils peuvent influer sur quelque chose, c’est sur mon paraître pas sur mon être – ce qui, après tout, n’est déjà pas si mal. »(9) Ce délire n’est toutefois que la conséquence logique d’une pensée postmoderne qui devait pour tenir debout « nier l’antécédence de la vie sur la parole, nier que la parole n’est qu’un épiphénomène qui se greffe sur le phénomène de la vie »(10) (en gros : je vis avant de parler), déterminisme social poussé à l’extrême qui faisait dire à Judith Butler « que ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on va chez le gynécologue mais parce qu’on va chez le gynécologue qu’on est une femme »(11), le genre déterminant totalement le sexe réel. 

Une fois cette subjectivité totalisante assumée, la science et la technique pallieraient le défaut de constitution, l’« erreur originelle », qui avait fait de nous l’exact contraire de ce que nous voulions être (balayant du même coup toute la complexité de la question de l’« être », de ce qui détermine le « vouloir » et de la consubstantialité de la frustration, du manque, avec le sujet). La « réassignation génitale » – ou « réattribution sexuelle » – engendrera matériellement des miss et des boys post-nataux, tel le règne absolu de la pensée sur la réalité(12) 

DE LA NÉGATION DES SEXES AU MARCHÉ DE LA NAISSANCE(13) 

On est donc passé d’un « Je suis donc je dis », puisque se savoir vivant impliquait le langage et permettait par le fantasme de se faire croire ce qu’on dit (en somme, dans le fantasme, une forme de jeu avec la réalité qui approche de « Je pense que je suis ce que je dis ») au « Je dis donc je suis – je dois être – réellement ». Cette voie conduisant très vite, dès lors que la possibilité était donnée de changer de sexe, à la matérialisation du désir d’enfants, alors même que pour les instances officielles la « demande d’insémination artificielle avec donneur, pour procréer sans partenaire masculin, en dehors de toute infécondité pathologique, s’inscri[vai]t dans une revendication de liberté et d’égalité …»(14). S’y opposer relevait donc désormais d’une atteinte à la liberté individuelle, opposition émanant de sujets qu’on considérera dès lors de suite comme réactionnaires, anti-féministes, homophobes, et j’en passe. « Le discours largement diffusé de la toute-puissance aidant, un certain nombre [d’homosexuels] se sont mis à croire qu’ils pouvaient avoir des enfants et entrer ainsi gentiment dans la norme bourgeoise ou petit-bourgeoise : papa, maman, enfant. Ils se sont mis alors à vouloir soutenir le fantasme (être une femme ou emprunter à la femme sa possibilité de materner) jusqu’au bout, contre cela même, le réel, qui y fait obstacle. Comme toujours, on leur a refait le coup de la libération de toutes les aliénations. C’est ainsi que les tenants de cette position se sont persuadés que référer l’identité à la dimension réelle ne procédait que du discours du patriarcat et qu’il y avait lieu d’en sortir séance tenante pour ne plus tenir compte que de leurs désirs »(15)

Il fallait toutefois, pour que cette négation ne produise pas ses effets évidents – l’impossibilité d’avoir des enfants sans un homme et une femme –, recourir à d’autres moyens : « Comme, soutenant cette position, on se retrouve coincés pour faire des enfants (car cette question insiste encore), ces grands révolutionnaires se trouvent alors devoir faire appel au marché et à ses industries pour résoudre la question qu’ils ont si bien fuie : disposer d’un homme et d’une femme pour faire un enfant. Le marché est en effet prêt à prendre en charge cette question dans une industrie de la procréation médicalement assistée (moyennant des mâles et des femelles réduits à l’état de gamètes), de même qu’il est tout prêt à mettre en place un marché de la gestation pour autrui »(16). Dès lors, « à partir du moment où le modèle scientifique organise le champ social, à la place de l’inéluctable rencontre avec le vice de structure, de la confrontation à l’inadéquation des sexes, le sujet contemporain est surdéterminé à penser la différence des sexes comme s’il s’agissait de fiches mâles et de fiches femelles qu’il suffirait d’emboîter »(17)

C’est donc la technoscience qui devient le grand réparateur, celle qui permet de maintenir le mensonge qui lie négation de la différence de sexes et procréation. Là où un homme et une femme étaient nécessaires pour procréer, bien qu’ils le soient toujours, cette nécessité doit être occultée : plus de fantasme du trou de serrure, on est dans celui de la chambre stérile. Précisons encore : si désormais le sexe déterminé à la naissance n’est pas le résultat de notre volonté mais une donnée que nous n’avons pas décidée – considération qu’on peut étendre à la vie elle-même : « Je n’ai pas décidé de naître » –, la réalisation de notre désir d’enfant est toujours possible, puisque sans différences sexuelles, ce ne sont plus un homme et une femme qui pro-créent – étymologiquement, qui engendrent un enfant – c’est homme/homme, femme/ femme, etc, et c’est donc la technique qui doit prendre en charge le processus – même si, et cela embête ceux qui nient la différenciation sexuelle, spermatozoïdes et ovules sont toujours nécessaires à la création. Toutes les configurations possibles pourront donc donner des enfants, allant même jusqu’à imaginer la possibilité d’avoir un enfant seul. Ce qui n’est qu’une suite logique, car une fois ouvert la boîte de Pandore avec le déni du processus biologique nécessaire à la procréation, où l’on occulte qu’il faille être deux différents complémentaires, pourquoi ne pas aller jusqu’à l’idée et sa concrétisation qu’on puisse être un seul « même »(18). En effet, désormais « la volonté individuelle suffit pour assurer la reproduction »(19). Si le fait de procréer sans partenaire masculin s’inscrit dans une revendication de liberté et d’égalité, il en sera bientôt de même pour la revendication de procréer sans l’autre. Le mariage avec soi-même, mode a priori burlesque médiatisé comme il se doit par les organes de propagande, préfigurant sans doute celle de l’enfant tout seul. 

LA DIFFÉRENCIATION SEXUELLE COMME DÉTERMINANT DE L’IDENTITÉ 

La « réassignation génitale », si elle s’allie le social et la technique dès lors que la possibilité de changer de sexe existe, une fois officiellement certifiée et socialement acceptée, interagit inévitablement avec l’intimité de la famille et la construction identitaire de l’enfant, introduisant par cette seule possibilité médicale de changement de sexe des bouleversements individuels et sociaux inédits. 

Faire du sexe réel, du fait d’être mâle ou femelle, la seule résultante d’une volonté individuelle, revient à nier le rôle constitutif fondamental de cette différence dans la formation psychique de l’individu. Si « la différence des sexes est constitutive de l’identité individuelle »(20), comment l’enfant peut-il se construire dès lors qu’il entend depuis son plus jeune âge que son sexe n’est pas un attribut biologique mais une variable modifiable et qu’il pourra en changer s’il le désire, que l’homme, comme la femme, peut être « enceint »(21) ? « Le discours qui leur dit que c’est possible n’est pas anodin : il ne peut que les engager à adopter une position de toute-puissance imaginaire, et cela d’autant plus aisément [que] la technique médico-chirurgicale se présente comme pouvant tout réaliser. C’est là que le fantasme d’être homme quand on est femme – ou l’inverse – peut se transformer en franc délire »(22)

Franc délire qui nie la genèse du désir humain qui « se constitue dans un procès symbolique, à partir de deux désirs asymétriquement positionnés : celui de la mère comme premier autre du sujet et celui du père comme autre que la mère. Autrement dit la réalité psychique du sujet s’organise à partir de la confrontation à l’asymétrie de base de la conjoncture familiale qui ne fait que représenter la structure du langage »(23). C’est de cette asymétrie que naît la possibilité de rencontre de l’altérité, de l’autre différent. C’est notamment à partir de la différence sexuelle que l’enfant élabore son origine, question incessante qu’il se pose et à laquelle est confronté chaque parent. Pour en revenir au début, « l’effet de l’introduction du concept d’autorité parentale va finalement dans le sens de la désymbolisation (…) Car, c’est que l’Un n’est pas l’Autre, et qu’en gommant cette différence, en nous ôtant la confrontation avec cette disparité originaire, nous nous enlevons la possibilité de supporter nos conflits. C’est parce qu’au départ de notre existence, chacun de nous a été confronté à la dissymétrie du couple parental, qu’il a eu les clefs nécessaires pour pouvoir se confronter à ce qui n’est pas de l’ordre du même »(24). L’indistinction entre père et mère promue par le social contient la conséquence que « c’est la différence elle-même qui risque d’être désinscrite. Comment en effet se confronter à la différence, si désormais, la mêmeté des places de père et de mère épargne au futur sujet de faire son apprentissage dans cette confrontation ? »(25)

La boucle est presque bouclée si l’on peut dire. Car si ce qui suppose la possibilité d’altérité dans la réalité psychique « est l’entame du langage véhiculée par l’intervention interdictrice du père en tant qu’elle ratifie l’indisponibilité de la mère comme objet de jouissance absolue », cette transmission générationnelle de l’ordre symbolique compromise, comme nous l’avons montré, « il ne restera plus que la possibilité de se reproduire, comme on reproduit des clones »(26). La destruction socialement orchestrée de la place du père nourrit en réponse l’illusion du « tout est possible », rendant caduque la différence des sexes, fondant des « mêmes » partout qui, une fois candidats à disposer du fruit de la reproduction – l’enfant – le sont moins à reconnaître d’où ils s’originent – du mâle et de la femelle – et ne peuvent donc que recourir à la technoscience pour obtenir ce qu’ils veulent et oublier d’où cela vient… et dans un même temps qui ils sont. Fabuleux tour de prestidigitation. 

FAIRE DES DIFFÉRENCES DES DISCRIMINATIONS… 

Tout cela signe une prééminence du sujet sur le social, avec un État qui n’est désormais plus que le garant des intérêts et désirs individuels, le plus souvent « curieusement » en correspondance avec ceux du marché. La gauche, ayant de son côté abandonné les combats pour la justice sociale, se retranche promptement sur des thèmes identitaires qui ne mettent aucunement en danger le système établi, les organes de propagande se faisant d’ailleurs des diffuseurs zélés de ce nouveau délire « parfaitement congruent avec ce que nous avons appelé le délire occidental que cette presse nourrit et entretient. Non seulement, il exprime ce délire, mais il l’approfondit : désormais il faut croire au tout pouvoir de l’individu, y compris sur sa propre nature, à l’aide de la technique ».(27) C’est ici que nous en revenons à la similitude et l’interaction entre le refus de toute limite propre à la société libérale et la négation de la différence des sexes, car nous pouvons montrer qu’ayant besoin de consommateurs atomisés, il est préférable que les sujets ne reconnaissent pas leur incomplétude fondamentale, qui réside ultimement dans la division sexuelle : « La division sexuelle inscrit ainsi le désir de l’autre et devient alors constitutive d’un rapport social, de la possibilité d’une société. »(28) 

C’est l’ère du triomphe du moi, de la toute-puissance du sujet, mais qui, paradoxalement, serait également le signe de l’effacement de celui-ci comme être pensant, désormais incapable de percevoir le sens des limites et laissé aux mains d’une technoscience parlant pour lui, lui suggérant ses désirs et capable de les réaliser, la catégorie de l’impossible n’existant plus. L’oubli majeur toutefois, c’est que le désir libéré de toutes contraintes ne conduit pas à la liberté mais au déchaînement des passions et au chaos, aussi nuisible au sujet qu’au social(29). Cette illimitation est aussi la conséquence directe d’une représentation de la liberté comme « abstraction inhérente à l’individu isolé (individu dès lors fondé à revendiquer en permanence le droit de faire ce qu’il veut de son temps, de son corps ou de son argent) ».(30)

Dans ce règne absolu du moi, la différence ne peut être perçue que comme discrimination et synonyme d’inégalité. C’est l’aboutissement d’une marchandisation totalitaire qui, promouvant l’individu et ses passions (donc différent du sujet pensant), éradiquerait le « nous » qui fait société. Le groupe ne serait plus que « masse », amas d’individus atomisés sans pensée commune, sauf celle de défendre leurs intérêts individuels, dans une sphère comparative-compétitive où chacun tente de tirer son épingle du jeu. Pourtant, « il s’agit de penser la possibilité d’une organisation collective qui ne serait pas érigée en défense contre la castration, qui ne penserait pas pouvoir venir à bout de l’irréductibilité de la différence »(31). On en est loin. Comme le rappelait Tülay Umay dans son article en se référant à la mythologie grecque, « afin de tirer l’Adam de son isolement, Dieu va lui créer un vis-à-vis en séparant les deux sexes. Cependant, l’entrée en relation n’est possible que si chacun accepte un manque. La reconnaissance du vis-à-vis implique une perte ». C’est ce manque fondamental qui est en train d’être nié, et donc ce qui fait société. Point de grand étonnement toutefois, ce n’était que la suite logique d’un total déni des limites propre au capitalisme. 

La langue accompagne le réel et témoigne de cette évolution, organisant dans le symbolique l’incapacité même d’imaginer qu’un jour ce réel ait pu être – et donc pourrait être – autrement. L’écriture inclusive, que les organes de propagande de la novlangue définissent comme un « ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations (sic) entre les hommes et les femmes »(32), s’inscrit dans la même logique. Parmi les trois règles préconisées, n’y‑at-il pas celle de « ne plus employer les mots “homme” et “femme” mais d’utiliser des termes beaucoup plus universels comme “les droits humains” (à la place des “droits de l’homme”) ». Par le subterfuge de l’égalité hommefemme, donc « humaine » (puisque les termes hommes et femmes sont bannis), l’adoption d’une communication « sans stéréotypes de sexe », on fait croire qu’on abolit l’inégalité, alors qu’on la limite à un domaine symbolique qui maintient les structures de classe tout à fait intactes(33), les y aidant même en détournant l’attention sur des domaines « sans risques »(34). Arrêter de parler d’ « homme » et de « femme », c’est, comme dans la novlangue que définissait Orwell, se priver des catégories de penser le réel, c’est faire du fantasme réalité. Or, si les théories du genre pouvaient parfois reconnaître la discrimination arbitraire qui s’appuyait sur des différences biologiques, la focalisation unique sur la lutte contre les discriminations a amené à confondre différence et discrimination, devenues synonymes, avec comme résultante la négation de toute dimension biologique, donc naturelle, et constitutive, au sexe : « Cela équivaut à jeter le bébé de la différence des sexes avec l’eau du bain de la discrimination sexiste ».(35) 

La nouvelle égalité, ce serait donc celle de la négation des différences conjointement à l’acceptation des inégalités sociales, propre à « une gauche résolument moderne et libérale, qui travestit depuis 40 ans le combat pour la justice sociale en simple apologie de la liberté individuelle marchande »(36). La liberté de faire ce que l’on veut, rouler en 4x4 si on en a les moyens, prendre l’avion quand ça nous chante, jusqu’à l’ultime indécence de posséder à 8 la richesse que la moitié de l’humanité possède, témoignant de cette absence de limite, se serait propagée au domaine de l’intime, faisant du corps du sujet un nouvel objet qu’il pourrait modifier à sa guise. 

POUR TERMINER, PROVISOIREMENT… 

Les nouveaux délires qui agitent notre société ne sont pas sans résonance avec un monde qui ne veut et ne peut plus mettre de limites. Certains psychanalystes évoquent un réel risque de sortie de l’espèce humaine. À la conjonction morbide du délabrement de notre planète, de l’indécente misère et de la crapuleuse fortune, de la gadgétisation du monde et de l’écran qui fait barrage au réel, s’ajoute donc la modification de la nature humaine profonde. Il y a d’ailleurs à tout le moins un lien à établir entre le désir-volonté d’immortalité de ces nouveaux magiciens que sont les transhumanistes et les négateurs de la différence sexuée. Car à nier qu’il y ait deux sexes, on en vient à faire fi de la différence sexuée nécessaire pour se reproduire, et ainsi à nier la temporalité qui s’inscrit dans l’ordre des choses : la naissance, la reproduction, la mort : « la survie de l’espèce passe inexorablement par la mort des individus et implique donc, autant que possible, si l’on veut que cela continue, la rencontre préalable avec un représentant de l’autre sexe (que ce soit in vivo comme autrefois ou in vitro comme c’est possible maintenant) »(37). À la reproduction en dehors des sexes, avec un autre même, suivra la reproduction avec soi-même, gommant le risque de la rencontre, les odeurs, les déceptions(38), la merde, le sperme, le sang, la peau… La science nous libérerait de la vie elle-même, en tous cas de ce qui fait la vie, c’est-à-dire la mort. « Il faut d’abord nous guérir de cette maladie mortelle qu’est la vie puisque celle-ci s’arrête un jour. On ne distingue plus les fatalités modifiables – freiner le délabrement physique ou prolonger l’existence – et les fatalités inexorables : la finitude et la mort(39). (…) Ce ne sont plus ces ambitions qui nous paraissent folles mais le retard mis à leur réalisation »(40)

Quand accepterons-nous que certaines choses devraient demeurer du domaine de l’impossible, alors que chaque jour de nouveaux « possibles » nous sont offerts par la technoscience, au détriment de la vie et de ce qui fait société ? Rappelons-nous que le monstre n’a pas que le visage de la répression tyrannique, « il a aussi celui de la liberté sans limite »(41) Refuser de jouer dans le jeu généré et encadré par le système capitaliste, pour conquérir et défendre une société décente dans laquelle on décide ce qui est important pour tous et chacun et fait société, voilà le défi que nous devrions engager. 

Notes et références
  1. Kairos, septembre/octobre 2017 
  2. Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Érès, 1997/2009, p. 272. 
  3. Op.cit.,p.267
  4. Op.cit., p.14
  5. B. Barber, Comment le capitalisme nous infantilise, Fayard, 2007, p. 114. Cité dans Jean-Pierre Lebrun, ibid.
  6. Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, Les liens qui libèrent, 2014, p. 276. 
  7. Sur le site du Selor, bureau de sélection professionnelle de l’administration belge, on trouve par exemple en dessous de « Sexe » : Homme, Femme, X. Dans les communications les plus banales, cette introduction de l’indéterminé est de plus en plus fréquente. Il n’est pas dénué de sens de voir d’ailleurs dans ce « troisième type » la capacité de « penser pouvoir vivre dans un troisième sexe : celui-ci relèverait de ce que la possibilité existerait désormais de rester dans le no man’s land du bisexuel, dans ce lieu où il n’y aurait pas à choisir son camp, lieu de libre arbitre qui permettrait de préserver la double appartenance pour se mettre – à son corps défendant – à l’abri d’un engagement face à l’indécidable ». Jean-Pierre Lebrun, op.cit., p 199. 
  8. Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, op.cit., p.278.
  9. op.cit.,p.281.
  10. « Sur l’état civil des enfants du mariage homosexuel », Le Débat, n°183, janvier-février 2015, p. 139; Texte disponible sur le site de Dany-Robert Dufour, http://www.dany-robert-dufour.fr/?p=223
  11. Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa, La gauche et le peuple, Flammarion, 2014, p.221.
  12. Notons par ailleurs toute la sémantique contenue dans le terme « réassignation » qui signifie assigner de nouveau, alors que « assigner » signifie « destiner à quelqu’un, déterminer, donner ». Ce qui avait ainsi été « assigné » par la nature, « erreur originelle », est donc ré-assigné par l’homme, tel un nouveau dieu se dotant des prérogatives qui lui étaient exclusives. 
  13. Comme la procréation médicalement assistée (PMA), Gestation pour autrui (GPA), Banques de sperme (dk-fr.cryosinternational.com), d’ovocyte (www.eggdonor.com), voir Alexis Escudero, La reproduction artificielle de l’humain, Le monde à l’envers, 2014. 
  14. Selon le Comité consultatif national d’éthique français, voir Tülay Umay, Kairos, op.cit.
  15. Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, op.cit., p. 279
  16. Sur l’état civil des enfants du mariage homosexuel, op.cit., p. 139–140.
  17. Jean-Pierre Lebrun, op.cit., p. 301. 
  18. La science s’y attelle déjà, exemple parmi d’autres : www.lepoint.fr/ science/des-ovules-et-du-sperme-artificiels-crees-a-partir-de-cellulesde-la-peau-25–12-2014–1892298_25.php
  19. Tülay Umay, La Décroissance, décembre 2017. 
  20. Nathalise Heinich, La Décroissance, op.cit.
  21. Scott More, « le premier homme enceint », New York Daily News, 26 janvier 2010, ou « le transsexuel Alexi Taborda, 27 ans, est le premier homme à donner naissance en Argentine », La Fohla de São Paulo, 20 janvier 2014, cité dans Le délire occidental, Dany-Robert Dufour, op.cit., p.277.
  22. Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, op.cit., p.276.
  23. Jean-Pierre Lebrun, op. Cit., p. 42–43.
  24. Ibid.,p.61.
  25. Ibid.,p.156.
  26. Jean-Pierre Lebrun, op.cit., p. 153 et 151. 
  27. Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, ibid., p. 277–278.
  28. Tülay Umay, Kairos, op.cit.
  29. Il ne sera d’ailleurs pas vain de questionner cette idéologie et son échec inhérent dans sa fonction de pourvoyeuse de sens dans la vie du sujet, dans la genèse du terrorisme et des actes désespérés dont il se nourrit. De même, il faudra questionner la place vide du père dans les familles 
    musulmanes d’Occident (comme celle du tabou de la sexualité), prises entre deux cultures, et son lien avec la formation de sujets sans limites, déçus évidemment par les ersatz d’existence que leur offre la société de consommation. 
  30. Jacques Julliard, Jean-Claude Michéa, La gauche et le peuple, op.cit., p. 55. 
  31. Jean-Pierre Lebrun, op.cit., p.261.
  32. http://www.europe1.fr/societe/mais-au-fait-cest-quoi-lecriture-inclusive-3476522
  33. En outre, il faut se demander si ces revendications n’émanent pas de femmes et d’hommes ne connaissant aucunement les affres de l’inégalité sociale et économique, et s’en aller demander aux femmes de la France périphérique et autres contrées pauvres belges et d’ailleurs, si elles voient un acte révolutionnaire, et utile à leur sort, dans ces gesticulations. 
  34. C’est la « diversité du même » dans une société de classes. Le livre de W.B. Michaels La diversité contre l’égalité, (Raisons d’agir, 2009), est à ce sujet des plus éclairants. 
  35. Nathalise Heinich, La Décroissance, op.cit.
  36. Alexis Escudero, La reproduction artificielle de l’humain, op.cit., p. 75. 
  37. Dany-Robert Dufour, Sur l’état civil des enfants du mariage homosexuel, op.cit., 137. 
  38. Qu’évitent les « rencontres internet », qui deviennent progressivement le seul moyen d’approcher l’autre, comme les « applications » pour se rencontrer, tel Meetic et Tinder, qui opèrent la sélection virtuelle avant la rencontre réelle. 
  39. Et le sexe ajouterons-nous. 
  40. Pascal Bruckner, La tentation de l’innocence, p. 63, cité dans Lebrun, op.cit., p. 164. 
  41. Jean-Pierre Lebrun, op.cit., p. 307. 

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