Chers lecteurs, chères lectrices,
Je vous écris ce texte un dimanche, le 29 mars. Un peu plus de 10 jours après le début de cette période de confinement pour les uns, de lockdown mais pas trop pour les autres, de lockdown parties pour d’aucuns, de « restez chez vous » pour ceux qui aiment les termes français qui ont du sens. J’adorais sortir, je reste cloîtré chez moi. J’adorais prendre des cafés torréfiés dans des bistrots bondés, j’en prends, seul, et du soluble. J’adorais embrasser, serrer les gens dans mes bras, serrer la main de mes élèves, je serre la vis et ne sors plus du tout, entrevoyant même chez chaque personne que je croise un potentiel nid à virus ou un antre à maladies. J’adorais interagir en classe, j’interagis désormais devant mon PC. Je prenais soin de moi, je prends soin de me laver les mains au moins 30 fois par jour. J’étais fanatique des grandes promenades, je redécouvre avec plaisir le microcosme de mon appartement.
Ce virus dont on croyait qu’il ne nous parviendrait jamais ne cesse de nous surprendre : chapeau l’artiste ! Il ne toucherait que les Chinois ? Il impacte 9/10èmes de la population mondiale. Il n’empêcherait jamais les gens de s’amuser et de voyager ? On ne compte plus les établissements fermés, les amendes salées et les voyageurs cloués au sol ou contraints de reporter, voire d’annuler leurs déplacements. Il ne toucherait que les pauvres, les défavorisés ? Il a fait mourir des chanteurs, des politiques, des médecins, des musiciens, a touché le premier ministre anglais, le prince Charles d’Angleterre, et même le footballeur Blaise Matuidi. Quelle horreur ! Nous nous sommes crus invincibles, nous sommes mis à terre par un virus passé par un pangolin puis par une chauve-souris. Nous nous sommes crus invulnérables, jeunes et moins jeunes. Avant-hier, pourtant, on apprenait qu’une jeune fille de 16 ans était tombée, foudroyée. Nous nous sommes estimés à l’abri, grâce à nos smartphones qui diffusent autant de musique que de ronrons de spécialistes en tout et n’importe quoi ? Nous voilà apeurés, meurtris, bouffés par la surabondance d’informations en tous sens – ce qui amène à envisager le brevetage d’un nouveau mot, l’infoxication. Nous avions la fatuité de penser que cela toucherait d’abord les pauvres, les pays éloignés ? C’est l’Europe et les États-Unis qui, après la Chine, sont les plus durement affectés par cette infection pulmonaire.
Dans ce contexte, l’hubris de nos dirigeants, des têtes brûlées, de nos assidus de l’apparence, de ces prosélytes de la fête à tout prix, du voyage de luxe et à n’importe quelle saison, des excès de nos vies occidentales, est criante et critique. Nous nous voulions Hercule, nous voilà comme Achille, planté et terrassé par son point sensible, l’endroit auquel il ne pensait jamais, le point dont il se souciait une fois par éternité. Cette hubris, mélange d’ignorance, de minimisation du danger, puis de résignation avant une intervention divine, se reflète très précisément pendant cette crise. La divinité ? Mais oui, bien sûr. La divinité Science supplante Dieu, Allah et Yahvé. À l’image marquante du pape François, seul – pour des raisons sanitaires – à prononcer sur le balcon de la place Saint-Pierre à Rome l’urbi et orbi, répond l’image saisissante de centaines de personnes qui, faisant clairement fi des mesures de distanciation sociale préconisées, s’entassent devant la clinique du professeur Raoult à Marseille. Tant d’hubris au préalable ne pouvait en entraîner qu’une autre, corrélative à la surconsommation et à la communication virtuelle et abusive : ce qui épuise le plus les esprits malins et nuancés, à présent, c’est de lutter à tous les instants et sur tous les coins de bistrots virtuels contre les théories du complot et autres rumeurs aussi inventives qu’infondées. On en rirait presque (ce que font, sans public, Les Grosses Têtes de Laurent Ruquier chaque jour) si ce n’était à la fois aussi affligeant et aussi toxique, dans tous les sens du terme.
À tout bien réfléchir, donc, cette période de crise est le symptôme le plus criant d’une société malade de ses excès. Elle aura ses martyrs, ses héros, ses salauds, ses dénonciateurs, ses antagonismes. Au moins seront évitées les engueulades entre membres d’une même famille ou entre amis, puisque les réunions sont actuellement interdites dans la majorité des pays, particulièrement dans l’Union européenne. Hubris, d’ailleurs, aussi, de l’Union européenne qui a dû reconnaître, la queue entre les jambes, qu’elle avait sous-estimé le danger. Comme organe de défense et de protection de centaines de millions d’habitants, on fait mieux…
Ces hubris en série montrent les failles d’un système et forment une dangereuse, voire mortelle et angoissante figure géométrique à la croissance exponentielle, et dessinant une diagonale qui sème la panique partout, entre pénuries annoncées – mais jamais réelles – de papier toilette et manques criants et confirmés, à demi-mots, de matériel médical par manque de prudence et de précaution.
On sait parfaitement comment nous en sommes arrivés là et on sait à peu près qu’on en sortira. Cette crise révèle, à la manière d’une tragédie antique (nous n’avons rien inventé, les Grecs qui faisaient le siège de Troie ont failli être décimés par une peste, comme la maladie inattendue qui a mis à bout le pauvre Périclès, qui se croyait intouchable, en plein milieu d’une guerre. Pas de chance !), les faiblesses, les failles mais surtout l’immense fragilité de nos sociétés fondées sur le profit et la production illimités, ainsi que sur la spéculation.
Elle révèle aussi par contraste l’immense force de personnes qui partent à leur travail, un travail généralement dévalorisé par une certaine intelligentsia déconnectée, la fleur au fusil mais la boule au ventre comme on partirait à la guerre. Elle permet à tous de redécouvrir ce que sont la solidarité, la fraternité, la loyauté, l’altruisme et l’économie collaborative. Surtout, et c’est salutaire, elle donne une opportunité de réinventer nos modes de vies, de les articuler différemment, de redécouvrir l’ennui, de prendre le temps de lire, d’écouter de la musique, d’observer une nature joyeuse et en pleine expansion printanière, sans devoir subir le brouhaha des avions qui volent, des voitures qui vrombissent pour aller toujours plus vite et nulle part, des trottinettes électriques qui n’encombrent plus – tiens, tiens, c’est curieux – les rues.
Ce sujet vaste et infini mérite qu’on salue chaleureusement les partisans de la décroissance et de l’antiproductivisme : partout, les signes de localisme et de reprise de ses droits par la nature ne peuvent que donner raison à ceux et à celles qui, depuis longtemps, tiraient la sonnette d’extrême alarme sur l’épuisement de la planète sous les coups de butoir de capitalistes forcenés. Il n’est pas sûr qu’ils soient correctement entendus : l’économie repart déjà en Chine, les dirigeants européens (encore Thierry Breton, commissaire européen, dimanche 29 mars sur Europe 1) et le gougnafier à mèche magique des États-Unis ne cessent de ressasser que le pays ne peut pas se laisser paralyser par cette crise. Oh, ce n’est pas une crise, serinent-ils. Une petite crise. Une « crisounette » qui passera vite, n’est-ce pas Jair Bolsonaro ? Cela passera pour la fête de Pâques. À la limite, pour le début du Ramadan, on pourra recommencer « comme avant ». Nous savons précisément que ce ne sera potentiellement plus « comme avant ». Une transformation de notre essence d’êtres humains sociaux s’est opérée et continuera à s’opérer. La question cruciale est celle de la durée et de la pérennisation de ce changement et de cet apprentissage salvateur de la sobriété. Louis Chedid, humaniste chanteur, disait encore sur les ondes de la RTBF que c’était pour lui « la première fois qu’on plaçait l’humain avant l’économie ». Puisse-t-il avoir raison.
L’enjeu civilisationnel, en effet, est là : tenir compte de cet avertissement sévère pour enfin comprendre et respecter la nature et le bon sens biologique. Sinon, la nature pourra aisément remplacer les petits humains qui ont voulu s’aventurer, sans boussole ni repères, sans règles ni sens du respect, à un jeu trop risqué pour eux. Grands enfants que nous sommes, nous avions cru que gérer cette pandémie serait aussi easy que dégommer tous les ennemis d’un mauvais jeu de shoot ’em up.
Jean-Guy Divers