INDÉCENCE MAXIMALE

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Déjà en temps ordinaire, la publicité flirte constamment avec le mauvais goût et l’incorrection. Mais, depuis 2 mois, ses pratiques deviennent franchement indécentes. L’incapacité des médias dominants à changer leurs pratiques a provoqué un décalage choquant entre les informations anxiogènes débitées en continu et les inserts publicitaires totalement hors de propos. Sur les médias radio, par exemple, on nous dit que ce qui arrive est « du jamais vu », que nous vivons une crise « hors du commun », nous sommes bombardés de nouvelles effrayantes… et puis, soudain, les infos s’arrêtent et on nous vante les mérites de produits que nous ne pourrons acheter puisque nous sommes confinés, que les commerces sont fermés et que, pour beaucoup, nous sommes conscients que nous allons devoir nous serrer la ceinture suite aux difficultés financières que la crise sociale va provoquer.

Plus encore que d’habitude, on peut juger du ressenti des journalistes et commentateurs selon la manière dont ils introduisent ces parenthèses déplacées : ce sont des pauses (dans le flot de négativité ?) ou, plus conforme à la réalité, de la publicité, de la pub, pour des consommations qu’il faudrait maintenir actives pour faciliter la « relance d’après » qui est l’objectif déjà annoncé par les productivistes que rien ne semble pouvoir détourner de leur seule obsession, la croissance.

SIGNAUX POSITIFS ET SIGNAUX NÉGATIFS

Ne soyons pas de mauvais compte. Les panneaux publicitaires de rue ont cessé de nous pousser à des achats impossibles et inutiles. En trois langues (« #jesuischezmoi », « #flatten the curve », « #blijfinuwkot »), ils nous répètent les bons conseils que l’on nous serine partout et tout le temps. Certaines communes vont plus loin et donnent parfois des infos sur comment se faire aider socialement ou comment aider à la survie des petits commerces locaux (qui, hélas, vont périr par centaines alors que les supermarchés et surtout l’e‑commerce ont des profits en hausse qui les font exulter).

Enfin donc, les sucettes, colonnes Morris et autres planimètres auront été un peu utiles quelque temps, avant leur démontage devenu impérieux dans la période de vaches maigres qui attend la majorité de la population dans les temps qui viennent (à moins qu’on ne veuille augmenter encore les frustrations consuméristes). On pourrait garder quelques-uns de ces dispositifs pour les infos culturelles et pour les plans de ville, ceux qui n’entravent pas trop la circulation des piétons qui vont devenir plus nombreux quand on aura mené des politiques de dissuasion de la circulation automobile dont les mois de confinement ont prouvé qu’on pouvait largement se passer. Les villes les plus écolos ont ainsi débuté partiellement de telles politiques de libération de l’espace.

Mais la bête consumériste n’est pas morte et déjà les publicités essaient de surfer sur les nouvelles réalités. Avec souvent des plaisanteries plus qu’oiseuses, ils tentent de communiquer avec les confinés, les assurent de leur solidarité en achetant des pleines pages dans les grands quotidiens. On suppose qu’ils profitent ainsi des tarifs favorables que l’on accorde aux publicités qui sont en phase avec l’actualité, dans la logique commerciale du donnant-donnant et du support réciproque entre pub et rédactionnel.

Et, évidemment, puisque nous arborons toutes et tous une nouvelle pièce d’habillement qui « se voit comme le nez au milieu du visage », il fallait se douter que la pub allait se ruer dessus et y graver ses messages. Des hommes-sandwiches et des femmes-tartines vont donc marcher vers vous, masquant leur sourire, mais arborant leur marque favorite…

ÉCOLOGIE CRITIQUE DE LA PUB

L’absence de tout scrupule du monde de la publicité et ses effets nocifs ne sont pas neufs et la lecture d’un brillant dossier, déjà ancien, démontre la véracité de son premier chapitre titré « La publicité nuit gravement à la santé de l’environnement ».

Depuis 1992 (28 ans !) la revue Écologie & Politique(1) a accueilli dans ses pages quasi tous ceux qui, en francophonie (et aussi beaucoup venus d’ailleurs), ont pris conscience du changement de cap radical qu’imposait à nos sociétés le dépassement des limites naturelles(2). En décembre 2009, le n°39, titré Écologie critique de la pub(3), coordonné par Michael Löwy et Estienne Rodary, démontrait comment la publicité est un moteur essentiel de la destruction écologique de la planète. Il est désolant de constater que, 10 ans plus tard, leurs constats sans appel restent confrontés à la même frénésie publicitaire.

Sous la houlette de Löwy, ce sociologue, philosophe marxiste et écosocialiste, on devait s’attendre à une analyse en profondeur du mirage publicitaire. Et on n’est pas déçu : du « fétichisme de la marchandise » de Marx à Jean Baudrillard (« Il y a aujourd’hui autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine. ») en passant par Orwell ou Nietzsche (« On aura beau énoncer sa sagesse à son de cloche, les marchands sur la place en couvriront le son du tintement de leurs gros sous. »), on réalise que tous les penseurs d’envergure ont dénoncé les horreurs de la réification du monde sous régime capitaliste, rendue possible par la publicité.

Dans un chapitre intitulé « ennui de voiture » Matthew Paterson montre combien l’omniprésence de la bagnole est une construction culturelle, dans laquelle la publicité joue un rôle central. D’une manière, espérons-le, un peu prémonitoire, il juge que la présence croissante des pubs pour autos est un bon signe, car « c’est au moment où les idéologies hégémoniques sont en danger qu’elles doivent reconstituer leur pouvoir où cela est possible ».

D’autres chapitres montrent comment Sao Paulo est parvenue à se débarrasser des publicités qui envahissaient l’espace urbain et qui, littéralement, cachaient la ville. Par contre, à Mexico la publicité immobilière est parvenue à faire disparaître toute nature. On découvre aussi comment la banalisation scientifique des magazines éducatifs pour la jeunesse énonce un discours mensonger qui a pour effet que « la cause écologique s’est transformée en vernis destiné à renforcer l’action économique à grand renfort de publicité ».

Löwy et Rodary, rendent hommage à Thorstein Veblen qui, il y a plus d’un siècle, invitait à « débarrasser les individus de la culture de la consommation ostentatoire » et s’interrogent : « Comment libérer le public de la culture de la “mode” qui impose l’obsolescence rapide de produits de plus en plus éphémères, sans s’attaquer au bourrage de crâne – à moins que ce ne soit le lavage de cerveau – publicitaire ? » Ils nous incitent donc à « passer à l’action » et tiennent des propos que l’on croirait écrits pour cette période où une pandémie nous incite à nous poser la question du type de société dans laquelle nous voulons vivre. Leur conclusion est en phase totale avec les idées des décroissants les plus politiques : « Plutôt que de proposer aux individus de “réduire leur train de vie” ou de “diminuer leur consommation” – une approche abstraite et purement quantitative –, il faudrait créer les conditions pour qu’ils puissent peu à peu redécouvrir leurs vrais besoins et changer qualitativement leur mode de consommation, par exemple en choisissant la culture, l’éducation, la santé ou le logement, plutôt que l’achat de nouveaux gadgets, de nouvelles marchandises à utilité décroissante. La suppression du harcèlement publicitaire en est une condition nécessaire ».

Alain Adriaens

Notes et références
  1. http://www.ecologie-et-politique.info.
  2. L’auteur de ces lignes a eu l’honneur de publier, dans le n° 8 — automne 1993, l’article « Les Lois des hommes et de la nature » avec François Ost, alors doyen des Facultés universitaires Saint-Louis et aujourd’hui président de la Fondation pour les générations futures.
  3. En accès libre sur Cairn Info : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2010–1.htm

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