Il y aura encore des morts à la RTBF…

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Philippe Debongnie

La situation est difficile, accrochez-vous, car seuls les plus forts résisteront aux changements. Ceux qui sont trop faibles tomberont en chemin. » C’était en 2010, sorti de la bouche d’un haut responsable de la RTBF lors d’un discours de nouvel an, cité dans un témoignage anonyme d’une pigiste. Prophétique. Le 14 février 2023, Alain Dremière prenait sa voiture pour se rendre à la RTBF, où il ne venait plus depuis des mois pour cause de Burn-out, monter au 10ème étage, celui de la direction, et se défenestrer. Un employé de la RTBF qui fumait sa cigarette, sera témoin du dernier bruit d’Alain Dremière, celui de son corps heurtant le sol. Il est à cet instant le dernier d’une longue liste, « tombé en chemin »(1)

Dans un agencement où l’ensemble des dominos tiennent debout et pérennisent une structure qui elle-même assure la stabilité individuelle de chaque pièce, aucune de ces dernières ne peut chuter sous risque d’emporter les autres et mettre en péril tout l’édifice.. Cette réalité est d’autant plus forte dans le cas d’une chaîne télé, qui possède également radios, sites web, régie publicitaire… : la refonder complètement, repenser son fonctionnement, impliquerait de lui ôter le rôle principal qu’elle remplit en l’état actuel, celui d’un organe de propagande éloignant le risque que les masses se révoltent contre le système en place, son injustice et sa violence structurelles. 

C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Si un média mainstream devient autre que ce qu’il est, c’est que la société actuelle aura accepté de changer. Cela ne peut se faire, selon nous, qu’au prix d’une révolution, c’est-à-dire un « changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d’un État ». Tous les autres changements, qui seront toujours présentés comme historiques à grand renfort de communication, seront des effets d’annonce, purement cosmétiques, des « changements dans la continuité », comme disait Pierre Bourdieu, ou « changer » pour ne rien changer. On aura calmé provisoirement les plus revendicatifs, distribué gratifications et petits cadeaux à ceux qui trouvent davantage leur satisfaction dans la reconnaissance du maître que dans la liberté, donné des promotions aux moins intègres, licencié ceux qui n’allaient rien lâcher… en somme, la direction aura étouffé la contestation, jusqu’au prochain défenestré… 

Le management fera la part des choses : ou répondre aux attentes des employés, donc qu’il se retire de sa propre initiative(2) ; ou sacrifier les « trop faibles » sur l’autel de la concurrence et du service rendu aux politiques, qui « tomberont en chemin ». Ces politiques, réunis dans ce que l’on nomme la Communauté Wallonie-Bruxelles, censés contrôler la direction à la tête de la RTBF, ne font nullement leur travail. Il se dit d’ailleurs dans les cercles avertis de la RTBF que le véritable ministre des médias n’est pas Bénédicte Linard, mais Jean-Paul Phillipot. L’administrateur général de la RTBF, celui qui aurait dû prendre la porte ouverte par Linard et son cabinet après qu’il se soit offert un sursalaire en toute illégalité et fait à plusieurs reprises des faux en écriture n’a pas été embêté, ne remboursant qu’une partie de la somme volée. Au sein du Conseil d’administration de la chaîne, d’aucuns auraient pu s’attendre à ce que le PTB, les plus à gauche, crie au scandale : il n’en est rien, le CA d’une seule et même voix décidera du licenciement de la lanceuse d’alerte qui avait dénoncé les petits arrangements entre amis. 

Ceux qui espèrent le renouveau à chaque « drame », que les morts réveillent les vivants, sans comprendre que rien n’aura lieu sans une mise à bas radicale des structures dont le fonctionnement est intrinsèquement producteur de drames, peuvent encore espérer et attendre. Ce qui leur restera, s’ils ne s’attaquent pas aux causes, au pouvoir, c’est la liberté de faire des individus, une fois morts, des héros. Enfin, il y en a qui aiment cela, édifier des icônes. Ils voudront y croire, comme on croit en un miracle, à l’apparition de la Sainte Vierge comme en l’intégrité d’un ministre, et se contenteront des palliatifs mis en place par ceux-là mêmes qui ne veulent pas disparaître et sont causes de la situation délétère : ligne d’appel d’urgence, communiqués de presse, promesses d’analyser la situation… toutes sortes de mensonges lénifiants visant à occulter la cause principale, spectacle mis en place par ceux qui veulent que ça dure. Les syndicats, eux, évoqueront un malaise, mais joueront finalement au même jeu que la direction. Tout cela stagnera, maintenant un milieu vaseux, médiocratie où les plus incompétents, les plus vicieux, trouveront leur place. 

En 2018, un technicien s’était déjà défenestré. Sa fonction avait sans doute favorisé le silence médiatique, alors que l’on connaît la fracture interne à la RTBF entre les journalistes et les techniciens. Avant, il y en eut d’autres. Que reste-il à faire individuellement quand on ne peut plus rien faire collectivement ? : se suicider, croupir dans la vase interne, sous valium, antidépresseur, alcool ; fuir. C’est ce que fera l’auteure de l’article « Je n’ai pas laissé ma peau à la RTBF, d’autres l’ont fait(3) ». 

LA FORME (MANAGÉRIALE) TUE LE FOND (RÉDACTIONNEL) 

« Ce que nous vivons en interne, c’est depuis que Philippot est arrivé. Au bout de quelque temps, il a annoncé ce qu’il appelait un “ big bang ”, un changement complet dans la façon de travailler. Et qu’est-ce qui ressort de ce changement ? Nous sommes maintenant multiplateformes, interchangeables, le journaliste qui avant partait faire son sujet télé, maintenant on lui dit “ tu fais ton sujet télé, mais n’oublie pas, il y a le web et la radio ”(4) ». 

L’organisation joue évidemment aussi sur le contenu des émissions, dans un contexte sociétal où abêtir rapporte plus que de faire réfléchir. On mettra en scène un concours de Drag Queen à heure de grande écoute plutôt qu’un sujet d’intérêt général; on ne mordra pas la main qui nous nourrit, et on évitera de s’appesantir sur la corruption politique, répétant scrupuleusement le discours du gouvernement sans pousser l’investigation. Sur ce dernier point, nos contacts au sein de la RTBF nous ont fait part du désarroi rédactionnel dans les premiers jours du Covid et des mesures politiques irréfléchies (confinement, masques généralisés, couvre-feu), où à l’antenne les journalistes donnaient l’illusion de l’assurance, mais ne faisaient que s’aligner sur le politique, sans chercher plus loin, matraquant d’« information » la population sans discontinuer pendant deux ans. 

On fera du Tittytainment(5), les yeux braqués sur les chiffres d’audimat : « Le matin, le chef se félicitait des chiffres et qu’on avait fait mieux que RTL. Parfois il ne connaissait même pas le contenu de l’émission » (…) « Si c’est diffusé sur Internet, combien de clics ? Il n’y a plus que ça qui compte, l’aspect qualitatif n’est même plus pris en compte. On fait péter le champagne quand on bat RTL ». Et cet objectif purement financier des managers se répercutera sur le travailleur et le sens de ce qu’il fait : « On vient pour bosser, pour faire des choses de qualité, pour pouvoir repartir de l’avant en disant “ j’ai fait du bon boulot, je suis content de ce que j’ai fait”. Ça n’arrive plus ça. La plupart des gens, ils rentrent chez eux, ils disent j’ai fait de la merde et en fait, tous les jours, tu te dis que t’as fait la même chose ». La déshumanisation des contenus répondra à l’inhumanité structurelle, satisfaisant à la fois l’administration de la RTBF et les politiques, « ce qui les arrange parce que la RTBF ne va jamais faire une interview dérangeante avec un politique ». Et le surmenage tuera dans l’œuf la contestation : « Quand tu fais le boulot de trois personnes, tu n’as pas le temps de réfléchir. Donc quelque part, la contestation qui pourrait venir simplement par le fait que tu as un peu de temps pour réfléchir ne vient pas, tu es le nez dans le guidon en permanence ». (…) « Aujourd’hui la moyenne d’âge est de 30 et quelques années à la rédaction et c’est ces petits jeunes qui viennent maintenant (…) Pour la plupart, ils sont pigistes, donc intérimaires, donc taillables et corvéables. Mais le boulot d’un journaliste, c’est d’ouvrir sa gueule. Moi je parle trivialement, mais bon, aujourd’hui c’est d’ouvrir sa gueule. Quand tu as peur pour ton contrat et que tu te dis “ il faut quand-même que je mange à la fin du mois ou j’ai deux ou trois enfants à nourrir ”… » 

Cette précarité répond donc « à un management qui a décidé à un moment donné d’appliquer les recettes libérales, même néolibérales, qui sont qu’on ne sécurise plus les gens. On les laisse dans une situation d’instabilité constante où ils sont à se demander s’ils vont pouvoir bosser demain ou pas pour une partie d’entre eux ». Dans ce contexte, les morts ne sont « que » le prix à payer ; faible prix pour le pouvoir politique qui en sort gagnant et la poignée de privilégiés de la RTBF qui s’enrichit sur le dos du contribuable. La modification dans l’organisation des ressources humaines rendra toute remontée impossible, le suicide devenant cruellement la seule possibilité d’être entendu : « Tu as tout en haut l’administrateur général, et juste en dessous de lui une espèce de mur, une armée mexicaine pleine de directeurs, avec d’autres directeurs en dessous, responsables des opérations, responsables RH, responsables thématiques »… « véritable lasagne où plus personne n’est responsable » (…) « D’ailleurs le bureau de Philippot est inaccessible au petit personnel, il est dans une sorte de tour d’ivoire ; la direction a un restaurant de luxe avec serveur, destiné au gratin de la RTBF et aux invités de marque. On est dans le même bâtiment mais on est pas dans la même famille. Et plus il y a des inégalités, plus on parle de “ grande famille ” ». Et pour être sûr que les plus récalcitrants rentrent dans l’ordre, Jean-Paul Phillipot s’est assuré « une garde rapprochée qui bénéficie de contrats beaucoup plus intéressants ». 

A l’issue de son assemblée générale du 15 février 2023, la Société Des Journalistes demandait d’urgence une réflexion de fond sur les structures de décisions et la gestion humaine qui sont à l’œuvre aujourd’hui à la RTBF, et énonçait : « Plus jamais pareil drame ne peut se reproduire ». Fin 2012, une pigiste anonyme écrivait « bouteille à la mer d’un journaliste pigiste de la RTBF », concluant : « Ce qui m’a décidé à vous confier ceci, c’est ma crainte que parmi les personnes travaillant pour la RTBF qui sont en souffrance psychique, certains ne se contentent plus, à l’avenir, de s’abrutir d’anxiolytiques, pour supporter cette ambiance de travail. Je suis solidaire de tous ces gens qui souffrent de ne plus pouvoir exercer avec fierté le métier qu’ils ont choisi ». En 2020, ayant quitté entretemps l’enfer, elle réitérait : « Je n’ai pas laissé ma peau à la RTBF. D’autres l’ont fait ». 

En 10 ans, les suicides, la souffrance, ont pris une plus grande ampleur. Patrons et politiques avaient fait leur promesse. L’espoir a la même éthymologie que le verbe attendre. Il y a des moments où il ne faut plus attendre, plus espérer. Mais agir. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Du personnel au sein de la RTBF nous informe qu’Alain Dremière avait envoyé un message à ses collègues quelques jours avant, se réjouissant de revenir, mais qu’il avait eu peu après une entrevue avec Jean-Pierre Jacqmin, directeur de l’information, qui se serait mal déroulée. Tout cela demanderait à tout le moins une enquête interne.
  2. La solution du changement dans leur façon d’appréhender leur fonction n’est même pas envisageable, leur management s’inscrivant dans une organisation structurelle où ils jouent le rôle que l’administration politique attend d’eux. D’où la candeur des revendications syndicales, quand elles expriment ce désir d’ « être enfin écouté ».
  3. https://web.archive.org/web/20201230144505/ https://payknow.eu/je-naipas-laisse-ma-peau-la-rtbf-dautres-lont-fait-enquete/
  4. Cette citation et celles qui suivent sans référence, sont tirées d’un entretien avec un travailleur de la RTBF.
  5. Abondance de divertissements abrutissants visant à inhiber la critique politique chez tous les parias du système capitaliste.

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