GRÈVE DES DONNÉES

Illustré par :

Kairos 43

Le constat d’une dégradation des conditions de travail dans le secteur de la santé est patent. Médecins et infirmiers nous expliquent qu’ils passent désormais au moins la moitié de leur temps à encoder des données, répondre à des enquêtes, comprendre de nouveaux logiciels, récolter des informations sur les patients… Ce processus participe de la déliquescence du secteur. En France, des professionnels distribuent dans les manifestations un tract appelant à la grève des données ? De quoi inspirer leurs collègues belges.

Nous, professionnel(les) du secteur de la santé, de l’action sociale et de l’éducation spécialisée, lançons un appel à la grève des outils gestionnaires et informatisés :

  • pour protéger nos activités contre la rapacité des intérêts mercantiles
  • pour enrayer la dégradation continue du service public
  • pour sortir des logiques de rentabilité et de contrôle
  • pour reprendre en main nos métiers

Nous faisons le constat d’une dégradation générale de l’aide et du soin proposés à la population, et de conditions de travail toujours pires. C’est simple : le système de santé et d’aide sociale et les services d’intérêt général s’écroulent sous nos yeux. « En même temps », nous sentons bien toutes et tous que la pression s’accroît, et que cette pression passe par l’informatique.

Ce n’est pas un hasard : les gestionnaires nous volent notre temps. Les logiciels prolifèrent (Cortexte, RIMP, etc. pour la psychiatrie, ISIS, COSMOS, SIAO, etc. pour l’action sociale), de nouveaux protocoles apparaissent, et les normes administratives changent sans cesse. Fatalement, le temps passé sur un ordinateur à saisir des données est du temps en moins pour la relation humaine, les réunions et transmissions entre collègues. Nous ne pouvons plus réfléchir à notre travail, ni répondre aux besoins des personnes que nous accueillons.

Il faut « tracer » les demandes, les actes, les observations, les paroles, les comportements, les appels téléphoniques… mais pourquoi et surtout pour qui ? Selon le discours managérial, il s’agirait, « par l’exécution de bonnes pratiques, de rationaliser l’offre publique pour rendre un meilleur service à l’usager », mais c’est exactement l’inverse qui se produit ! L’être humain et les situations qu’il rencontre sont trop complexes pour rentrer dans des cases standardisées.

On ne travaille plus que pour respecter la procédure, et sous la menace et le chantage. Il faut coter pour ne pas perdre le budget, il faut coter pour montrer ce qu’on fait et soi-disant mettre en valeur notre travail. Double mensonge : on ne cote que ce qui est mesurable (tel entretien, telle activité, pourtant vitaux, ne « rentrent pas » dans le logiciel) et toutes ces cotations n’empêchent ni l’asphyxie des services publics ni le non-remplacement des postes, bien au contraire.

Mais que deviennent les données stockées à vie dans les logiciels de traitement ? En toute confiance, ou par naïveté, les personnes consentent à leur géolocalisation, en téléchargeant des applications. Les données numériques sont exploitées pour définir des parcours d’aide et de soins. Ce sont des données socio-économiques. Elles ne servent ni au patient ni à la personne accompagnée, mais à la mise en concurrence des services et des professionnels. Dans un contexte de marchandisation de nos secteurs, elles enrichissent les statistiques qui sont vendues aux assurances et aux start-up.

L’argument parfois brandi est qu’il faut justifier de ce que nous faisons auprès des instances de contrôle face aux risques de plainte des « usagers », de leur famille. En réalité, on fait peser sur les professionnel(le)s la responsabilité de possibles erreurs, oublis, manquements. On nous vend la surveillance et le contrôle de notre activité pour des bonnes pratiques à respecter ou d’organisation de service à améliorer. Les pouvoirs publics organisent la détérioration des services tout en montrant du doigt ceux qui les font vivre envers et contre tout.

Le droit à l’oubli et le secret médical disparaissent. Ce qui ne devrait pas sortir du dossier médical est mis à disposition des marchands. Inversement, ce qui devrait y être (nosographie, biographie, histoire de la maladie) est perdu car le soignant évite de trop en dire dans un dossier dont il ne sait pas dans quelles mains il va tomber.

IL N’EXISTE PAS

DE BONNE PRATIQUE DU NUMÉRIQUE, CAR LA NEUTRALITÉ

DE L’OUTIL INFORMATIQUE EST UN MYTHE

Nous refusons que nos métiers soient détournés de leur sens, pour satisfaire une machine bureaucratique au service d’intérêts marchands.

Assez de gâchis d’argent public en applications et services informatiques !

NOUS APPELONS À LA GRÈVE DE TOUS LES OUTILS GESTIONNAIRES

  • Au sein des établissements psychiatriques
  • Des services et associations d’action sociales
  • Dans tous les lieux d’accueil, d’aide et de soins au service de la population

Comment s’y prendre concrètement ?

Premièrement : identifier les outils gestionnaires dans chacun de nos secteurs.

Deuxièmement : les rendre inopérants. Ne pas assister aux réunions administratives. Ne pas remplir les diagnostics, les actes, les comptes-rendus d’entretien, les statistiques. Ne pas remplir l’agenda informatique. Par exemple : sur Cortexte, ne pas renseigner Edgar (codage des démarches, actes et diagnostics). Dans Nova et Peps : ne pas renseigner le dossier social, qui implique l’informatisation de toutes les données (composition de la famille, revenus, problématiques et interventions, comptes rendus d’entretien).

Troisièmement : nous soutenir mutuellement et faire face collectivement aux éventuelles menaces et mesures de rétorsion.

Innovons, passons aux supports papier et (re)posons-nous la question, qu’est-ce que ça engage en termes de confiance et de confidentialité ? C’est à nous, professionnel(le)s, de fabriquer nos outils de recueil. Ne laissons pas cela aux fabricants de logiciels qui sabotent nos métiers. Décidons collectivement ce qui doit être consigné sur papier.

L’élan est donné par le C. I. H. (Collectif Inter-Hôpitaux) inscrit dans le mouvement Sauvons l’Hôpital, qui a appelé à ne pas codifier les actes « T2A » (tarification à l’acte).

À notre tour d’utiliser ce moyen, la grève des données qui, si elle est généralisée sera, nous en sommes sûrs, d’une grande efficacité.

Allons‑y ! Que risquons-nous ? Tout le monde a fait l’expérience d’une panne informatique dans son service, et le travail s’est fait quand même… d’ailleurs les services les plus sensibles, comme certains services de réanimation fonctionnent uniquement sur papier.

Donnons à la grève de nouvelles armes. Tapons les gestionnaires là où ça fait mal : au porte-données. Ils ne survivront pas à une panne de serveurs, et nous, nous n’en mourrons pas. Au contraire, nous regagnerons en liberté dans notre travail.

Commission santé-action sociale contre les outils gestionnaires du Printemps de la psychiatrie

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