ÉCOLOGIE ET ENSEIGNEMENT

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Les nombreux débats sur l’écologie usent et abusent souvent de données et de statistiques. On essaye de convaincre les uns d’arrêter de manger de la viande en montrant, chiffres à l’appui, qu’un kilo de bœuf nécessite 5 ou 10 fois plus d’eau que le même apport énergétique en céréales. On tente de convaincre les autres en comparant la somme de dioxyde de carbone émise par une brosse à dent électrique ou manuelle… Comme si les enjeux environnementaux se réduisaient à des additions et à des multiplications. Cette approche singulière trahit sans doute l’incapacité de nos sociétés d’aborder le fond du problème. Car il apparaît aujourd’hui de façon claire et évidente que l’enjeu est ailleurs et que ce qui pose véritablement question n’est pas conceptualisable à l’aide de statistiques. On ne peut d’ailleurs que constater l’absence complète d’efficacité de cette avalanche de chiffres puisque rien ne change. Malgré l’apparente objectivité des nombres (qui est censée convaincre tout un chacun), il y a toujours plus de voitures (même dans nos pays), toujours plus d’utilisateurs des transports aériens (même dans nos pays), toujours plus d’électricité produite et consommée, de maisons comme de smartphones… Si rien ne change véritablement, c’est peut-être précisément parce qu’en utilisant ces nombres et ces calculs savants, on omet de débattre de la vraie question. Comment nos sociétés sontelles capables d’instituer des individus profondément ignorants de ce qui les maintient en vie ? Comment une société peut-elle amener ses citoyens à être – à l’âge adulte – toujours inconscients des liens qui les relient à leur environnement ? Si rien ne change, ce n’est donc pas parce que nous sommes insensibles à l’objectivité des nombres mais plutôt parce que notre construction psychique – notre façon de percevoir spontanément le monde – repose sur l’absence complète de prise en considération des liens que nous tissons avec notre environnement.

La première tâche qui s’impose consiste donc à changer cette représentation spontanée de notre être comme des relations que nous entretenons avec notre milieu. Force est de constater que l’enseignement, qui pourrait – et devrait – assumer ce rôle, ne se soucie pas de ces considérations et participe ainsi à l’agencement de consciences ignorantes des liens qui les relient à leur environnement. En effet, qu’apprenons-nous aux enfants dans nos écoles ? On leur apprend les mathématiques, l’histoire, la physique, la chimie, la biologie… On leur enseigne donc les règles de la maîtrise afin qu’ils soient eux-mêmes capables, dans un futur proche, de reproduire cette maîtrise. En d’autres termes, on les forme, 32 heures par semaine, à devenir de bons techniciens. Par contre, rien – ou presque – ne leur est dit quant aux conséquences de cette maîtrise. Si, bien entendu, certains enseignants peuvent évoquer ces sujets dans leurs cours (comme au cours de morale, de religion, de formation géographique et sociale ou même de sciences), cet apprentissage ne fait nullement partie du programme (si ce n’est de manière anecdotique) et ne sera donc évoqué que si l’envie d’un professeur se fait entendre. Notre enseignement — qui veut soi-disant former à l’objectivité et au savoir — se contente donc d’expliquer comment maîtriser sans jamais évoquer la somme, désormais impressionnante, de connaissances accumulées sur les nombreux impacts délétères de la maîtrise. C’est ainsi que l’éducation nationale dénigre purement et simplement tout un pan de la littérature scientifique. Aborder la question du nucléaire se limite, dans la plupart des cas, à expliquer le fonctionnement d’un réacteur comme les propriétés physiques et chimiques liées à la fusion et à la fission. On n’y parle pas — ou très peu — des impacts de l’industrie nucléaire : de l’extraction des minerais, aux catastrophes de Fukushima ou de Tchernobyl, du stockage des déchets et des nombreux projets controversés (comme ceux de Bure en France), de la croissance exponentielle d’électricité qui, ininterrompue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nécessite le recours à de telles formes d’énergie…

De la même manière, si on explique à nos enfants les principes de l’énergie cinétique et les équations mathématiques permettant de calculer la vitesse d’une voiture, rien n’est dit — ou presque — sur les conséquences désastreuses de l’automobile. On y traite en effet rarement de la pollution aux particules fines, comme de l’impact effrayant de la fracturation hydraulique ou de l’exploitation pétrolière qui, depuis ses origines, n’a de cesse de détruire des territoires comme en Amazonie ou au Nigéria. Rien n’est dit enfin au sujet des nombreuses externalités liées à l’usage de la chimie en agriculture : comme la pollution généralisée de notre environnement par les molécules de synthèse, la diminution de la fertilité humaine ou l’augmentation des maladies chroniques… Pour éviter tout malentendu, il faut préciser que certains professeurs abordent ces sujets, mais le temps qu’ils y consacrent est sans commune mesure à celui utilisé pour décrire les processus physico-chimiques à l’œuvre, par exemple, dans une réaction nucléaire. Il faut également souligner qu’il ne s’agit pas ici de critiquer les enseignants — qui font un travail remarquable — mais plutôt de montrer la force et l’emprise du « parti pris » de l’éducation dans nos sociétés. Connaître le monde dans lequel nous vivons ne suppose pas simplement d’en connaître les lois… Connaître le monde dans lequel nous vivons suppose en effet également — et avant toute chose — de saisir les liens qui nous relient à notre environnement. Or, malheureusement, ce travail n’est pas réalisé et ces liens ne sont pas suffisamment expliqués. Ce faisant, l’enseignement entretient le déni et participe à l’élaboration de consciences déconnectées de la réalité. L’Éducation nationale constitue ainsi un allié de poids pour la perpétuation du modèle en place. Bien loin de sa vocation première, elle ne sert pas à « libérer », en éclairant les consciences, mais à enchaîner les humains en devenir à la poursuite de la maîtrise par la pérennisation du rapport technicien que nous entretenons désormais avec notre environnement.

Il suffirait cependant de peu de choses pour que l’Éducation nationale renoue avec sa vocation première. Il suffirait que l’on consacre autant d’heures à l’apprentissage des lois de l’univers qu’aux conséquences de la maîtrise. Mais il faudrait surtout que l’école devienne le lieu d’apprentissage des spécificités de la vie sur Terre. On aiderait alors nos enfants à comprendre qui ils sont et dans quel monde ils vivent. On y apprendrait notamment les interactions, nombreuses et multiples, que tout organisme vivant entretient avec son milieu. On y comprendrait enfin que notre environnement n’est pas simplement un support, taillable et corvéable à merci, mais LA condition de notre existence. On les initierait donc à la spécificité de leur être et de leur monde. Et, ce faisant, on prendrait en compte toute la littérature scientifique et pas seulement celle qui permet la maîtrise. Littérature qui, depuis maintenant une cinquantaine d’années, n’a de cesse de démontrer que notre rapport à l’environnement est viscéralement destructeur et profondément nihiliste car il repose exclusivement sur la soumission et la domination. En prenant en compte cette imposante littérature, on les formerait donc à l’objectivité… N’est-ce pas finalement là le rôle de toute éducation dans des sociétés démocratiques ?

Julien Lebrun, enseignant et essayiste

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