ÉCOLE NUMÉRIQUE : LE COVID-19 N’Y CHANGE (PRESQUE) RIEN

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« Nous devrions également accélérer la tendance à l’apprentissage à distance, qui est testé aujourd’hui comme jamais auparavant. »(1)

Éric Schmidt, PDG de Google, dans le Wall Street Journal

Depuis le début de cette « crise », j’ai entendu de nombreuses personnes dans mon entourage affirmer que « les choses allaient enfin changer » et que « le coronavirus rebattait toutes les cartes », entendant par-là que tout un chacun, d’un bord à l’autre du spectre politique, devait suspendre son jugement et ses tentatives d’explications, faire preuve de modestie, s’interdire les « Je l’avais bien dit ! » et s’en remettre à l’avis des experts, comme si ce fichu virus avait aussi le pouvoir d’invalider la réflexion politique. Dans Le Soir (28 avril 2020), Jean-François Kahn renvoyait tout le monde dos à dos, faisant pleuvoir sur les têtes écologistes, décroissantes, libérales, socialistes, marxistes et souverainistes des nuées de mauvais points lâchés de son hélicoptère critique. Il s’agit maintenant de reconnaître que tout le monde a tort, assénait-il comme un Socrate postmoderne. Non, Monsieur Kahn, c’est le contraire. Hormis l’une ou l’autre exception, chacun détient dans son analyse une parcelle de vérité. Et le coronavirus ne change pas grand-chose à tout ce qu’il faudrait (aurait fallu) entreprendre depuis longtemps pour essayer d’atteindre une société déjà moins indécente.

ÉCRANS, ENCORE ET TOUJOURS

Ainsi de la lutte contre l’addiction aux écrans. Celle-ci avait des conséquences funestes avant l’apparition de l’épidémie (notamment chez les jeunes), elle en a eu pendant et en aura après(2). Ce qui change, c’est que l’école numérique et l’environnement numérique de travail (ENT) se voient auréolés d’une nouvelle légitimité dans les médias, le monde politique, chez les électeurs-consommateurs et, semble-t-il, chez une part assez importante des enseignants (hélas !). Sont apparus les cours en direct (live) sur les plateformes numériques, apparemment appréciés par les élèves : « J’ai eu cours aujourd’hui [Ndlr : le 25 mai] à l’école avec les deuxièmes années, et la situation est tellement peu agréable que j’ai peur que certains élèves ne préfèrent rester chez eux et suivre les cours live par Internet(3) » explique Sarah(4), une jeune enseignante dans le secondaire général à Bruxelles. « La technologie nous a dépannés dans cette situation, en effet. Toutefois, j’espère qu’elle ne va pas devenir un besoin à l’avenir. J’espère retourner à l’enseignement classique dès septembre, même si je crois que certaines pratiques vont définitivement changer malgré nous », ajoute-t-elle. Du côté de la presse, des journalistes aux ordres appellent déjà à grand fracas à la « réduction de la fracture numérique » et à la « réinvention de l’école » au travers d’un « environnement numérique performant », notamment pour augmenter l’efficacité des classes inversées(5). Des associations de citoyens, en parfaites idiotes utiles de la « silicolonisation du monde »(6), se démènent pour fournir un ordinateur usagé aux élèves défavorisés qui en sont privés. « En la matière, il y a plus qu’un défi, une obligation de réussite », commande Éric Burgraff dans l’éditorial du Soir (19 mai 2020). Que seraient devenus les pauvres élèves confinés sans cet outil merveilleux, Internet ? Largués dans la grande course capitaliste à l’innovation, devenus potentiellement inemployables, incapables de constituer l’armée de réserve qui relèvera l’économie chancelante de la Belgique après la pandémie… Heureusement, les cours en ligne étaient là ! Pendant le confinement, certains professeurs zélés – que l’on suppose adoubés par leur direction – ne se sont pas gênés d’en user et abuser, rivant à distance leurs élèves aux écrans pour la bonne cause, ne se souciant aucunement des retombées de leurs exigences pédagogiques au sein des familles, à commencer par le sous-équipement informatique de certains ménages(7), mais aussi l’organisation compliquée entre les repas, les loisirs, les petites sorties pour se dérouiller les jambes, les courses, le télétravail… et l’école en ligne. Comme si l’ambiance n’était pas suffisamment anxiogène, ils en ont remis une couche(8) ! Quant aux bénéfices proprement pédagogiques, ils sont loin d’être avérés(9). Le numérique éducatif ne favorise pas l’autonomie. Ses défenseurs confondent souvent l’apprentissage avec l’entraînement intensif (drill) ou la motivation pour l’outil… quand elle existe. Car les élèves ne sont pas spontanément demandeurs de gadgets technologiques, au départ ce sont les dirigeants des communautés éducatives qui les leur imposent. Et puisque l’époque est à se préoccuper avant tout de la santé, rappelons que l’abus d’écran entraîne chez les jeunes perturbations du sommeil, déficit d’attention, myopie, troubles musculo-squelettiques, surpoids et cyberdépendance… toutes choses à ajouter au risque viral !

ÉCOLE ET NOUVEAU BIOPOUVOIR NUMÉRIQUE

Le Covid-19 ne change fondamentalement rien au lourd dossier de la numérisation de l’enseignement, qui était déjà une réalité vécue par les enseignants et les apprenants depuis quelques temps(10). Mais aujourd’hui, pour les opportunistes libéraux technolâtres, c’est le Kairos ! Le ministre Pierre-Yves Jeholet, dans la droite ligne de son très technocratique parti le MR, proclame qu’il faut développer l’école numérique « avec une vision ambitieuse et pragmatique » (Le Soir, 25 mai 2020). Côté société civile, l’association Educit est aux avant-postes (voir le storytelling élogieux que lui consacre Jean-François Munster dans le même numéro du Soir). De l’autre côté de l’Atlantique, cette « stratégie du choc » (cf. Naomi Klein) se met en place à New York sous la forme d’un « Screen New Deal », pour les plus grands intérêts des GAFAM. Si heureusement une fraction des parents voit le piège dans lequel eux et leurs rejetons sont tombés(11), l’autre, au comble de l’aliénation, applaudit les enseignants (ir)responsables et en redemande. Que des enfants n’obtiennent pas cette année leur CEB ou leur CE1D, est-ce que cela va changer la face du monde (contaminé) ? Est-ce que cela bouleversera ou empêchera même quoi que ce soit dans leur développement cognitif à long terme ? À moins que l’objectif soit de maintenir la pression sur eux, indûment bénéficiaires d’un « congé » supplémentaire malvenu. Par contre, deux choses se renforcent. D’abord les inégalités scolaires, déjà criantes avant l’épidémie : matériel informatique manquant ou obsolète dans les ménages défavorisés versus leçons particulières dans les familles aisées ; ensuite, les possibilités de fliquer les professeurs, puisque leurs cours et exercices sont maintenant en ligne et consultables par tout un chacun, y compris les conseils des parents procéduriers qui détecteront tous les vices de forme et dérogations à la lettre des programmes, et ainsi parviendront plus facilement à avoir la peau de certains enseignants non conformes, par exemple ceux qui refusent l’injonction au numérique et risquent ainsi une mise au pilori professionnelle pour raison de désobéissance, incapacité de s’adapter, irresponsabilité, trop grande originalité ou voix politique discordante au sein de l’établissement. « Virale » depuis des années, la propagande anti-prof pourrait cesser si les enseignants se convertissent rapidement et massivement au numérique. Cela n’empêchera pas le pouvoir néolibéral de poursuivre son objectif inavoué de dégraisser leurs effectifs à terme et de rebaptiser les heureux (?) rescapés en « personnes-ressources en e‑learning ». Adieu au statut d’enseignant ! Pourtant, rappelons-le, sans les enseignants rien n’aurait jamais eu lieu : pas de cours, pas d’utilité pour les fonctions d’inspecteurs, de directeurs et de préfets, pour les pouvoirs organisateurs, les associations de parents, l’administration et même le ministère. Nous, professeurs, sommes l’alpha et l’oméga de l’École, il suffirait que nous en (re)prenions conscience(12) pour que les choses se mettent vraiment à changer dans un sens salvateur. Pas celui d’être le propre fossoyeur de son métier en obéissant aux sommations à se numériser ou même en l’acceptant de bonne grâce. Volontaire ou non, sus à la servitude !

Bernard Legros

Notes et références
  1. https://www.theguardian.com/news/2020/may/13/naomi-klein-how-big-tech-plans-to-profit-from-coronavirus-pandemic.
  2. Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Seuil, 2019 et Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, L’Échappée, 2019.
  3. Conversation privée.
  4. Prénom d’emprunt.
  5. Où les élèves découvrent la matière en amont à la maison, plutôt que de la retravailler en aval sous forme de devoirs.
  6. Cf. Éric Sadin, La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’Echappée, 2016.
  7. Comment « faire » ses devoirs sur un smartphone ?
  8. Rendons grâce toutefois à la clairvoyance de la ministre de l’Éducation en Fédération Wallonie-Bruxelles Caroline Désir (PS) qui a interdit d’aborder de nouvelles matières par l’ENT. Seuls étaient acceptés les exercices et révisions. En France, Jean-Michel Blanquer a fait l’inverse.
  9. Cf. Benoit Galand in Les cahiers du Girsef, « Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation ? », n° 120, mars 2020.
  10. Je renvoie ici à mon article paru in Cédric Biagini, Christophe Cailleaux & François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique, L’Échappée, 2019, pp. 261–272.
  11. Témoignages de parents glanés sur les réseaux (a)sociaux : « J’ai déjà imprimé 241 feuilles d’exercices pour Zoé » ; « C’est du délire. Malgré mon aide, il y passe quand même toutes ses journées. Ce n’est pas tenable ! » ;
    « Brahim est en 3éme primaire et il doit bosser quatre heures par jour. Ça  crée beaucoup de stress et de tensions » ; « Quand j’ai vu le premier mail de l’institutrice avec la liste de travail demandé, j’ai d’abord cru que c’était une blague. Mon fils est en première primaire, pas en dernière année à l’unif’ ! ». Etc.
  12. Sur ce plan-là comme d’autres, il y a eu régression. Jusqu’à l’aube de ce siècle, les enseignants étaient réactifs, combatifs, syndiqués pour la plupart, et de la spécificité de leur métier, qu’ils sidéraient comme un art plutôt qu’une technique.

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