DOUTE CHEZ LES ÉCONOMISTES

UNE VISITE AU 21ÈME CONGRÈS DES ÉCONOMISTES

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Le thème du 21ème congrès des économistes – «La croissance: réalités et perspectives» – ne pouvait qu’attiser ma curiosité et peut-être me rassurer: enfin la question percole dans les esprits. La manifestation se déroulait à l’Université de Liège le 26 novembre dernier, en présence d’environ 250 personnes issues des milieux académique, politique, entrepreneurial et associatif. Chacun a reçu le jour même les actes, un copieux volume de 721 pages où l’économétrie occupe une place importante, ce qui a tout pour décourager les béotiens en économie… 

Les trois allocutions d’ouverture sont un festival de logomachie écolo-technocratique: «nouveaux modèles de développement», «restauration de l’environnement », « production et consommation durable», «recyclage des métaux», «saut technologique» et pire encore «croissance éthique». Ça commence mal, mais heureusement la conférence inaugurale du médiatique Daniel Cohen me rassérène. Son dernier essai Le monde est clos et le désir infini (éd. Albin Michel) ouvre certes une brèche dans le prêt-à-penser économiste, déboulonne la foi en la croissance, mais le décroissant que je suis reste sur sa faim. Car l’économiste français semble vouloir se distinguer du courant dominant tout en restant à l’intérieur des bornes. Néanmoins, il ne suffit pas de les reculer de quelques dizaines de mètres pour pleinement convaincre. Son érudition quitte régulièrement sa discipline pour toucher à la sociologie et à la philosophie, ainsi compare-t-il la mort de la croissance à la mort de Dieu nietzschéenne. Il remet en cause l’industrialisme, « monde à rendements croissants » et système hiérarchique prônant l’enrichissement, lui préférant un post-industrialisme où l’horizontalité marquerait un certain retour à l’idéal émancipateur des Lumières. Selon lui, la société de consommation du XXIème siècle se présente en trois « silos » : le service aprèsvente, la santé et les technologies de l’information et de la communication (TIC). Je suis content d’avoir appris des choses, mais je ne vois pas bien où Cohen veut en venir, notamment dans son rapport ambivalent aux TIC et à la Singularité technologique. Trop pragmatique? ou trop rêveur? 

Il est alors temps de passer aux travaux dans quatre commissions: La croissance: quel passé, quel avenir? Quels instruments pour quelle croissance ? Peut-on réconcilier croissance et environnement? Quelle économie dans une ère postcroissance? J’ai décidé d’intégrer cette dernière, pilotée par Isabelle Cassiers (UCL) et Kevin Boulanger (ULB). Huit intervenants exposent leur point de vue: Dominique Méda, Bernard Perret, Thomas Bauwens, Sybille Mertens, Stephan Kampelmann, Olivier De Schutter, Eloi Laurent et Géraldine Thiry par vidéo-conférence. Soit un aréopage d’universitaires belges et français convaincus des impasses de la croissance et de ses effets aliénants. Où trouver une voie salvatrice ? Par exemple, dans la mésoéconomie, à mi-chemin entre le macro et le micro, là où des propriétés émergentes peuvent survenir. Que viser? L’autonomie, mais on ne va pas au fond de la question; par exemple, devrait-on continuer à s’autonomiser par rapport à la nature? Opposante à la croissance, D. Méda feint pourtant d’ignorer l’existence du mouvement de la décroissance. Sa critique m’apparaît comme passée à l’eau de javel, même si sa proposition de remplacer les gains de productivité – condamnés à terme – par les gains de qualité et de durabilité est attirante. L’intervention d’E. Laurent est un saut qualitatif. Il faut changer de récit, dit-il, car non seulement la stagnation de la croissance est reconnue par les économistes libéraux, mais celle-ci a épuisé son sens et sa substance. Toutefois, la partie n’est pas gagnée pour autant car le pouvoir cherche à relancer la mégamachine croissanciste par quatre stratégies: le retour du keynésianisme (chez les gentils), les TIC (chez les technoptimistes), l’hypertrophie de la sphère marchande (chez les pragmatiques-cyniques du genre Emmanuel Macron) et les inégalités (chez les carrément méchants). Laurent désire retrouver bien-être et soutenabilité au-delà de la croissance. En faisant penser à la relocalisation chère aux décroissants, Th. Bauwens et S. Mertens en appellent à des actions locales pour affronter des problèmes globaux. B. Perret parle, lui, de démarchandisation. Seule fausse note dans cette commission, St. Kampelmann approuve deux arnaques à la mode, l’économie circulaire et, pire, la troisième révolution industrielle, marotte de Jeremy Rifkin chèrement vendue aux pouvoirs publics européens. Je rappelle aux participants l’indispensable et rapide décroissance des flux de matières, d’énergies et d’informations. K. Boulanger paraît favorable à cette idée, mais les contraintes de temps ne permettent hélas pas de discuter collectivement de mon point de vue. 

La séance plénière de clôture débute avec les rapports des travaux des commissions. Y fusent des idées plus ou moins intéressantes – la croissance n’a pas besoin d’être arrêtée, ça se fera tout seul; sans productivité du travail, pas de croissance –, saugrenues – IPAT serait un modèle «trop simple » – voire fumeuses ou dangereuses – pari sur des techniques qui n’existent pas encore, recours à l’économie circulaire, à l’économie de la fonctionnalité, à l’écologie industrielle. Arrive à la tribune le ministre Jean-Claude Marcourt. Son discours est un modèle de rhétorique politicienne consistant à poser des questions pertinentes… tout en évitant soigneusement d’y répondre. Aussi ses affirmations : «la croissance n’est pas un objectif en soi», «il faut réinventer notre modèle de société», «changer de cadre » et même « partager le travail ». Après la pommade arrive l’acide : le progrès technique est un facteur de croissance, d’ailleurs le Plan numérique du ministre est une «opportunité pour la Wallonie». M. Marcourt n’oubliera pas non plus l’argument démagogique de la santé, les «opportunités de compétitivité économique », la créativité « qui doit être démultipliée », et cite la liste des entreprises wallonnes innovantes. Las! En contraste, Eloi Laurent donne la note finale avec une conférence très intéressante, une comparaison des économies chinoise et étatsunienne. La bonne nouvelle de ce congrès est finalement de constater que plus personne n’ose faire l’éloge de la farce du marché libre et autorégulé. Le consensus est à une économie de marché mieux régulée par les pouvoirs publics. Le néolibéralisme pur et dur aurait-il fait son temps? Le cas échéant, comment expliquer que, dans les faits, les politiques d’austérité restent plus que jamais la norme dans l’Union européenne ? L’oligarchie resterait-elle sourde à ce qui semble représenter un courant de plus en plus présent dans le champ de l’économie ? Qui va gagner? Ni laisser faire, ni gouvernance régulatrice, faisons en sorte que ce soit l’antiproductivisme. 

Bernard Legros 

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