Quelle place pour la spiritualité dans la tourmente de l’époque ?

Dossier coordonné par Bernard Legros

« Plus l’humanité approche de la grande et inévitable catastrophe, plus elle devrait cultiver et utiliser toutes ses forces intellectuelles et surtout spirituelles, afin de faire face aux difficultés qui se présentent. Mais plus cette échéance approche, plus la participation des forces spirituelles à la vie du monde se trouve réduite, dans le même temps où les grandes masses humaines, sans faculté de jugement, jettent leur poids dans le destin du monde. »(1)

Günther Schwab, 1963. 

Le mouvement totalitaire covidien a suscité, entre autres phénomènes, une nouvelle mise en évidence du rôle de la spiritualité pour faire face à l’adversité. Comme l’avait fait remarquer Blaise Pascal, « nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur(2) ». Que l’on soit athée ou croyant, on ne peut que s’en réjouir. Car l’Occident était devenu, selon le terme de Max Weber, désenchanté (i. e. « déspiritualisé ») depuis l’avènement de la modernité il y a quelque 250 ans, quand l’humanisme rationaliste, l’éthique libérale et l’industrialisme se sont imposés, amenant le bourgeois négociant, le savant, l’ingénieur et le législateur, après avoir chassé l’aristocrate, la sorcière, l’alchimiste, le prêtre et l’artisan. Les philosophes progressistes des Lumières — dont Diderot et Voltaire sont les parangons — ne virent bientôt plus dans la religion qu’ignorance, superstition et fanatisme, à l’exception de rares voix discordantes : Jean-Jacques Rousseau considérait la religion comme un instrument d’éducation civique ; Montesquieu en reconnaissait aussi l’utilité sociale et morale. Au XIXe siècle, d’autres la réorientèrent, comme l’économiste Constantin Pecqueur qui avançait avec prémonition que « l’industrie fera un jour partie de la vraie religion(3) ». Benjamin Constant évoquait un « sentiment religieux » désigné par « cette aspiration au contact avec l’illimité, à l’harmonie avec la nature, à une place dans le flux du temps(4) ». Quand tous les scientistes et les positivistes de l’époque (Karl Marx, Saint-Simon, Ernest Renan, Auguste Comte, Jean-Baptiste Dumas, Hippolyte Passy, Marcelin Berthelot, etc.) saluaient l’avènement du modernisme(5), d’autres se montraient plus circonspects et lucides : le romantique Wolfgang von Goethe craignait que la disparition de la religion ne livre les hommes au seul calcul de leurs intérêts ; Alexis de Tocqueville observait la religion comme un facteur d’élévation spirituelle et un ferment efficace de sociabilité ; Ralph Waldo Emerson considérait la religion et la morale comme une « pratique des idées » ; en surcroît à leur industrialisme, les saint-simoniens voyaient la religion comme source de cohésion sociale ; le socialiste Pierre Leroux pensait qu’il était nécessaire de construire un « avenir religieux modernisé ». Au XXe siècle, Hannah Arendt interprétait le déclin de l’Occident comme celui de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité ; Georges Bernanos souhaitait un regain de l’Esprit contre l’empire de la Technique ; Lynn White appelait à dépasser le christianisme par une nouvelle spiritualité de la nature ; pour Christopher Lasch, la religion aidait à renforcer l’intelligence émotionnelle ; pour Jean-Pierre Dupuy, les croyances et comportements religieux constituent un rempart contre la violence. Ou encore, comme le dit Alain Caillé, « […] il n’y a pas d’action collective possible qui ne s’inscrive dans le cadre d’un grand récit partagé, d’une religion ou d’une quasi-religion (une religion séculière)(6) ». 

Depuis les Années folles, soit juste un siècle, l’Occident se consume dans le consumérisme, l’hédonisme et le matérialisme vulgaire. Dans la petite-bourgeoisie, il est de bon ton de proclamer à la fois son athéisme envers Dieu et sa foi en la technoscience, son désir de profiter pleinement de tout ce que l’État encore-un-peu-providence et le Marché apportent sur un plateau d’argent. Mais il est vain de refouler indéfiniment la pulsion de transcendance qui habite l’humain, qu’elle prenne la forme de l’humilité chrétienne, de l’initiation maçonnique ou du prométhéisme, qui constitue une forme de religion séculière dénoncée naguère par Walter Benjamin, Hans Jonas, Günther Anders et Jacques Ellul. Avec la postmodernité et la contre-culture des années 1960–70 apparut le « New Age », un ésotérisme qui puisait son inspiration dans la tradition judéo-chrétienne, l’Orient et… la science. Jésus, Einstein et le Bouddha se donnent la main pour enfin nous dévoiler le sens profond de la vie ! Ce spiritualisme nouvel-âgeux répondait « aux demandes paradoxales d’individus autocentrés et stressés, fatigués d’eux-mêmes et de la vie moderne, qui cherchent à être performants dans tous les domaines en même temps qu’ils aspirent à avoir du “temps libre” pour “simplement être soi”(7). » Concomitamment au néolibéralisme, le développement personnel prit son essor jusqu’à devenir une vérité révélée pour une importante minorité d’Occidentaux, créant « […] un nouveau modèle d’homme, dont la particularité serait de concilier deux impératifs antithétiques, un impératif d’efficacité face aux injonctions de l’économie et un impératif de fidélité à la vocation spirituelle de l’homme(8) ». 

Sommes-nous en train de retrouver un sens du sacré, « autrement dit une conception de l’univers qui est en dernière analyse une conception religieuse, qui nous dit “ce qu’il ne faut pas faire”(9) » ? Dans l’écologie, un premier regain de spiritualité s’était affirmé dans les années 1970 avec l’écologie profonde (Deep Ecology). Sa tête pensante Arne Næss comprenait l’humanisme « comme ce qui autorise l’homme à exprimer son droit de conquête, de maîtrise ou de maltraitance sur le reste de la terre(10) ». À rebours de la modernité, il en appelait à relativiser la position de l’être humain dans le cosmos. Dans un autre domaine — qui ne nous plaît guère, celui-là —, on retrouve aussi de la spiritualité dans la partie du mouvement transhumaniste inspirée des divagations mystico-techno-scientistes du jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Ne parlons même pas de toutes les sectes qui font mine de professer l’élévation spirituelle pour mieux asseoir leur domination sur les âmes et les corps de leurs dévots… 

Pour faire le point sur la spiritualité au temps du fléau numérique, du naufrage démocratique, social et écologique, nous avons donné la parole à des représentants des trois monothéismes : Abdennour Bidar(11), philosophe, porte-voix de l’islam libéral et spécialiste des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain ; Martin Steffens(12), philosophe chrétien ; Thomas Gergely, directeur de l’Institut d’études du judaïsme à l’ULB, ainsi que M. B., membre de la Grande Loge de Belgique. L’essayiste Thierry Jobard(13), fin critique de l’idéologie du développement personnel, met celui-ci en perspective avec la spiritualité. Marc Weinstein(14) prône l’auto-transcendance pour sortir de l’impasse anthropologique. Partant de la pensée de Jean-Marie Pelt, Inès Trépant rappelle que la nature en elle-même est source de joie spirituelle. Agréable lecture à tous, et particulièrement aux zététiciens ! 

Notes et références
  1. Günther Schwab, La danse avec le diable, Le courrier du livre, 2010, p. 265.
  2. Blaise Pascal, Pensées (liasses II à VIII), Gallimard, 2008, p. 63.
  3. Cité in François Jarrige (dir.), Dompter Prométhée. Technologies et socialismes à l’âge romantique (1820–1870), Presses universitaires de Franche-Comté, 2018, p. 124.
  4. Cité in Tzvetan Todorov, Vivre seuls ensemble. La signature humaine, 2, Seuil, 2009, p. 189.
  5. Hormis son versant libéral, dans le cas de Marx.
  6. Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité. Dialogues sur la société à venir, La Découverte, 2011, p. 88.
  7. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016, p. 210.
  8. Michel Lacroix, Le développement personnel, Flammarion, 2000, p. 87.
  9. Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Climats, 1996, p. 226.
  10. Anne Dalsuet, Philosophie et écologie, Gallimard, 2010, p. 198.
  11. Auteur de Démocratie en danger. 10 questions sur la crise sanitaire et ses conséquences, les Liens qui libèrent, 2022.
  12. Co-auteur avec Pierre Dulau de Faire face. Le visage et la crise sanitaire, Première partie, 2021.
  13. Auteur de Contre le développement personnel. Authentique et toc, Rue de l’Échiquier, 2021.
  14. Auteur de Pas de société sans autotranscendance. Sacralité politique, 2, Le Croquant, 2020.
Contrairement à ce qu’on entend parfois, l’homme n’est pas mauvais par nature. En revanche, Hegel, Nietzsche, Freud et Castoriadis ont bien montré que l’homme-individu...

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