« Chaque être est et devient ce qu’il contemple » Plotin

ENTRETIEN AVEC SABINE DUFLO

Illustré par :

Vous êtes psychologue clinicienne, non une théoricienne, et c’est à partir de vos observations que vous en arrivez à affirmer la nocivité de tous les types d’écrans sur le développement mental, cognitif, émotionnel et physique des jeunes. Quels sont les principaux symptômes rencontrés ? Et quel(s) est/sont le(s) diagnostic(s) ?

Tout d’abord, la distinction entre clinicien et théoricien est à mon sens source de malentendus. Le clinicien désigne le médecin étudiant les maladies par l’examen direct des patients. Par extension, le psychologue clinicien est celui qui étudie les maladies mentales par l’écoute du patient et prétend le soigner par là même. Notre objet d’étude, à nous psychologues cliniciens, c’est l’homme en général, c’est-à-dire en un sens nous-mêmes. Je ne crois donc pas aux approches purement théoriques des problèmes psychologiques. Le diagnostic, en psychiatrie, découle toujours de l’observation directe d’un ensemble de symptômes présents chez le patient. Aujourd’hui, j’observe chez une majorité de jeunes des symptômes particuliers (manque d’attention, difficulté de mémorisation et donc difficulté dans les apprentissages, troubles de la communication, manque de sommeil, etc.) qui sont souvent liés à une exposition prolongée devant les écrans jointe, ou non, à des contenus inadaptés. Ces symptômes sont semblables à ceux qu’on observe dans les diagnostics les plus courants : autisme, TDAH, états limites, etc.

Les écrans captent excessivement l’attention des enfants et les empêchent d’apprendre la concentration. Par quels mécanismes ? Avec quelles conséquences ?

Tout ce qui brille, bouge, produit du son capte naturellement notre attention. C’est un comportement réflexe. Au restaurant, il suffit de placer un TV derrière la tête de mon invité·e pour que je la regarde bien plus fréquemment que mon convive. L’objectif d’un programme TV jeunesse ou d’une plateforme internet n’est pas d’éduquer l’enfant, mais de le capter plus longtemps que la plateforme concurrente. Pour cela, les productions audiovisuelles ont recours à des mécanismes formels de captation de l’attention très efficaces : séquençage des plans très rapide, zoom, effets stroboscopiques, couleurs contrastées, sons pulsés, le tout joint à des contenus émotionnellement chargés (bagarres, violence, hypersexualisation). L’enfant mis devant ce genre de programme est littéralement scotché à l’écran et rendu du même coup incapable de comprendre l’histoire ou porter un regard critique sur ce qu’il voit. Or, comprendre ou porter un jugement fait appel à un autre type d’attention qu’on nomme attention volontaire ou concentration, qui nécessite de faire abstraction des stimuli extérieurs pour se concentrer sur un stimulus plus neutre : un enchaînement de lettres pour la lecture, de notes pour le déchiffrement musical, de chiffres et d’équations pour un problème de mathématique, etc. Contrairement à l’attention réflexe, ce processus n’est pas inné, il est acquis. Plus notre attention réflexe est stimulée, moins nous sommes capables d’attention volontaire. Et les conséquences sont importantes : sans attention, pas de mémorisation possible, et sans mémorisation, pas d’apprentissage possible.

À l’inverse de beaucoup d’autres praticiens acquis au tout génétique, vous mettez en avant les causes environnementales pour expliquer ces pathologies…

En réalité, il n’y a plus beaucoup de généticiens pour affirmer que nos comportements sont le pur résultat d’un codage génétique sans influence de l’environnement. Mais en France, nous avons tendance à croire que les avancées en santé mentale viendront de découvertes de nouveaux traitements, c’est-à-dire de nouvelles molécules chimiques. Depuis 30 ans est dit qu’on va trouver « le » gène de la schizophrénie, et par voie de conséquence « le » traitement capable d’en guérir. Idem pour la dépression ou l’anorexie mentale. Rien n’a jamais été trouvé et rien ne sera trouvé. Les traitements médicamenteux, au mieux, soulagent un peu le patient des symptômes trop envahissants, au pire — et le pire, c’est le plus souvent — le réduisent à l’état de courge. Les traitements en psychiatrie adulte assomment le sujet, coupent court à toute manifestation trop gênante de ses symptômes, mais produisent à la longue des effets secondaires graves et non réversibles. Et surtout, ils ne modifient en rien les raisons de sa souffrance, ce pour quoi il perçoit le monde de façon distordue. Si on prend le temps d’écouter un enfant, un ado ou un adulte présentant un trouble de santé mentale et de rencontrer sa famille, on trouve toujours un passé traumatique par rapport auquel le sujet s’est construit de façon à souffrir le moins possible, quitte à présenter des comportements inadaptés du point de vue social.

Pourquoi la notion d’« autisme virtuel », davantage que tout autre, semble-t-il, suscite-t-elle autant de rejet et de colère chez certains parents ?

Pour deux raisons. Tout d’abord ces termes sont une traduction maladroite issue d’un article du psychologue roumain Marius Zemfir, le premier à avoir fait l’hypothèse d’un lien entre les symptômes de type autistique et le développement du petit enfant dans un environnement principalement digital. Le titre de son article « The consumption of virtual environment than 4 hours / day in the children between 0–3 years old, can cause a syndrom similar with the autism spectrum disorder » résume bien l’hypothèse de son auteur. La traduction exacte serait donc « syndrome mimant l’autisme en raison d’un environnement numérique »… mais ça fait un peu long. Certains parents d’enfants autistes, échauffés par des médias plus en quête de conflictualité plus que de vérité ont compris « autisme virtuel » dans le sens de « faux autisme ». Or les troubles dont souffre leur enfant sont bien réels et douloureux pour l’entourage, d’où leur colère justifiée. D’autres parents se sont sentis tenus responsables de la maladie de leur enfant par ce terme. Or le texte de Zemfir et les articles qui ont suivi, parus dans des revues référencées, affirment tous la même chose : c’est l’environnement digital qui est en cause, et par voie de conséquence le manque de stimulation humaine qui peut entraîner des symptômes d’allure autistique. Nous sommes dans une société où l’injonction du numérique est partout présente. On promet aux parents des enfants plus intelligents, plus compétents dès lors qu’ils ont recours à cet objet, et le plus tôt possible. Beaucoup se sont laissés piéger. Cependant chacun comprendra qu’un enfant entre 0 et 3 ans mis devant un écran plus de la moitié de son temps risque fort de ne pouvoir développer les compétences qui découlent des échanges sociaux : la communication verbale et non verbale, le langage, l’intérêt pour le monde environnant. Or, l’autisme désigne un syndrome dans lequel ces trois composantes sont impliquées : retard et trouble de la communication verbale et non verbale, retard et bizarrerie du langage, intérêt exclusif pour certains objets (comme les écrans de nos jours), c’est-à-dire absence de comportement exploratoire ou de curiosité.

Pour vous, la violence et la pornographie présentes sur la Toile et dans les jeux vidéo déteignent inévitablement dans les comportements IRL (in real life)…

Un philosophe platonicien, Plotin (205–270) a dit : « Chaque être est et devient ce qu’il contemple ». Il voulait dire par là que l’identité du sujet se construit en lien avec ce qu’il désire et ce à quoi il aspire à s’unir. Plus j’aspire à la Vérité, au Beau et au Bien, plus ces concepts impacteront ma pensée, mais aussi ma vie. Inversement, plus je m’étourdis dans la consommation, dans l’excitation produite par la contemplation de l’obscène, de la démesure, plus je ressemble à ce vers quoi je tourne sans cesse mon regard. Je travaille dans un service d’urgence psychiatrique pour adolescents âgés de 12 à 18 ans. Le rythme des entrées s’est accéléré ces dernières années. En schématisant, on a d’un côté des filles (plus des deux tiers des entrées) qui viennent pour des gestes suicidaires, des scarifications à répétitions ; de l’autre, des garçons qui viennent pour des crises clastiques. Les écrans sont 9 fois sur 10 les déclencheurs de la crise (tentative de suppression du portable par les parents, cyberharcèlement via les réseaux sociaux pour les filles, tentative de sevrage des jeux vidéo par les parents pour les garçons). Quand je discute avec ces jeunes de leur environnement scolaire et familial, ils décrivent souvent des univers familiaux chaotiques, mais quand je prends le temps de regarder ce qu’ils regardent (via leur portable) à raison de 6 à 8 heures par jour — beaucoup étant déscolarisés depuis quelques mois déjà —, je suis effarée. Via le net, les enfants sont projetés brutalement dans un monde où les relations hommes/femmes sont montrées dans des situations d’aliénation (via le porno), où la violence et la barbarie sont une fête (via les jeux vidéo ou les films d’horreur). Nul ne peut ressortir indemne de la contemplation de ces spectacles, a fortiori quand ils vous « occupent » 5 heures par jour.

Cela fait longtemps que je soutiens que la fonction parentale s’affaiblit dans la modernité tardive. Si les écrans n’en sont pas les seuls responsables, ne jouent-ils pas un rôle déterminant, nonobstant ?

Oui. Les écrans dépossèdent les parents de leur rôle. La transmission des valeurs, des idéaux, des opinions politiques et religieuses passait, il y a 20 ans encore, par les parents. Les adolescents construisaient leur identité par rapport ou contre cette culture familiale. Aujourd’hui, cette transmission ne se fait plus, tout simplement parce que le temps consacré aux écrans a grignoté sur toutes les autres activités, en particulier les activités partagées avec les parents.

L’industrie du numérique a‑t-elle tenté de vous corrompre ?

Oui. Au début j’ai eu quelques offres de « collaboration » pour des programmes éducatifs sur tablettes, mais dans mon approche du sujet j’ai souvent fait le parallèle avec le tabac et l’alcool. J’ai décrit le rôle particulier joué par les « marchands de doute », c’est-à-dire des experts plébiscités par l’industrie du tabac ou du vin pour minimiser les effets toxiques des substances vendues. On retrouve ce type d’« experts » pour le numérique. Ils occupent 80% du temps d’antenne sur les plateaux TV ou à la radio quand une émission prétend traiter de ce sujet. Je ne vends pas le doute, j’essaie d’informer les parents et les enfants de la logique purement mercantile qui se tapit derrière le Net, dépossédant les parents de leur rôle d’éducateur et les enfants de leur libre arbitre.

Jusqu’au début de l’année 2020, la thèse de la nocivité des écrans commençait à percoler dans la conscience collective. Puis l’épidémie a, hélas, apporté de l’eau au moulin des numéricolâtres adeptes du « sans contact », notamment dans l’enseignement. Des années d’effort de conscientisation sont-elles anéanties ? Quelles sont les perspectives de lutte pour re-renverser la tendance ?

Vous avez raison de décrire une situation sanitaire qui accentue un mouvement de numérisation de la société déjà bien en route. Quand dans un groupe quelque chose dysfonctionne, il faut parfois attendre que ça pète pour que ça change vraiment. Avec le numérique, des signes de fatigue apparaissent : les plus fragiles, jeunes enfants et ados, sont les plus touchés ; augmentation des pathologies mentales lourdes chez le petit par manque de stimulation humaine ; troubles des apprentissages par surstimulation de l’attention réflexe ; troubles des conduites chez les ados par mimétisme des contenus audiovisuels violents et obscènes ; décrochage et absentéisme scolaire par addiction aux écrans. Les parents font de plus en plus le lien entre les symptômes de leur enfant et son lien compulsif aux écrans. Mais ils ne sont pas assez soutenus pour mettre des règles et des limites. Partout — école, santé, administration —, on isole les personnes en les sommant de se soigner, d’apprendre et de résoudre leur problème via une interface avec une machine et non plus un être humain.

Propos recueillis virtuellement par Bernard Legros, janvier 2021.

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