« BRISER LES CERCLES VICIEUX »

INTERVIEW D'OLIVIER DE SCHUTTER

Illustré par :

Robin Delobel Les discours du président Macron et du G20, prônant l’annulation massive des dettes africaines et le changement de système, sont-ils crédibles ?

Olivier De Schutter Déjà avant la crise pandémique du Covid19, la dette des pays en développement atteignait des niveaux record : pour l’ensemble des 134 pays en développement, la dette publique représentait 193% de leur PIB au total. Or, en raison de la fuite massive des capitaux que les pays en développement ont connue depuis le début de la crise, le poids de la dette de ces pays a encore augmenté, car ces dettes sont libellées dans des devises fortes (le dollar US, l’euro ou le yen), or les fuites de capitaux ont conduit à une dévaluation des monnaies nationales des pays débiteurs. Cela rend encore plus urgente l’annulation des dettes, notamment pour les pays pauvres fortement endettés qui déboursent des montants considérables pour faire face au choc. Dans ce contexte, la suspension des paiements des intérêts de la dette annoncée par le G20 demeure très insuffisante. Cela représente certes un ballon d’oxygène d’environ 25 milliards $, mais cela ne répond ni au problème des créanciers privés, notamment les fameux « fonds vautours » qui refusent de contribuer à cette solidarité, ni au problème de liquidité des pays pauvres. Ce qu’il faudrait, outre l’annulation de la dette, c’est répondre au problème de liquidité par la mise à disposition des pays en développement de droits de tirage spéciaux d’environ 1.000 milliards $, comme l’a préconisé la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement.

Vous parlez de transition vers des systèmes alimentaires durables, sans vouloir jouer avec les mots, ne devrait-on pas parler de rupture avec ce système alimentaire industriel néfaste pour les humains, les animaux et la nature ?

Le système alimentaire dit « industriel » repose à la fois sur des techniques de production formant ce qu’on appelle la « révolution verte » (irrigation, pesticides et engrais de synthèse, mécanisation et semences industrielles dites à haut rendement) et sur des grands acteurs de l’agro-alimentaire qui, à différents maillons de la chaîne (stockage et transport, transformation et distribution), peuvent réaliser des économies d’échelle et obtenir des gains d’efficience par le contrôle de la logistique. Ce système a des impacts considérables qu’il n’est plus possible d’ignorer : ce sont des conséquences environnementales (perte de biodiversité et augmentation des émissions de gaz à effet de serre), mais aussi des conséquences sur la santé publique (l’augmentation du poids des produits alimentaires transformés dans les régimes alimentaires expliquant la montée du surpoids et de l’obésité) et sur la capacité des petits producteurs à survivre dans un contexte très concurrentiel, étendu à l’échelle mondiale depuis le milieu des années 1990. Le moment est venu de suggérer des alternatives crédibles, reposant sur l’agroécologie et la souveraineté alimentaire – c’est-à-dire non pas évidemment sur le fantasme de l’autosuffisance de chaque territoire, mais sur l’idée que les choix en matière de systèmes agro-alimentaires devraient être définis par chaque pays à travers des procédures démocratiques, reposant sur l’idée d’une diversification au sein de chaque territoire – permettant à chaque territoire de produire davantage de ce qu’il consomme, et de consommer davantage de ce qu’il produit.

Nous progressons dans ce sens. Il y a 10 ans, nous étions peu à parler d’agroécologie. Aujourd’hui, les experts sont de plus en plus nombreux à se rallier à cette idée simple : il faut aller vers une agriculture plus diversifiée, faisant un faible usage d’intrants externes, et reposant sur la polyculture-élevage afin de tirer le bénéfice maximum des cycles de la nature. C’est le bon sens : l’agroécologie respecte ces cycles et mise sur la capacité de l’exploitation agricole à identifier les complémentarités entre différentes composantes des systèmes naturels. Cette forme d’agriculture peut être très productive à l’hectare. Le problème, c’est qu’elle est plus intensive en main d’œuvre (car elle est moins facilement mécanisable que les grandes monocultures) et qu’elle intéresse moins les grands acheteurs qui dominent les chaînes alimentaires car ces acheteurs préfèrent l’uniformité et des grands volumes, permettant des économies d’échelle. Il faut donc renforcer le soutien à l’agroécologie, en commençant par corriger les signaux des prix : il n’est pas normal que les services qu’elle rend ne soient pas récompensés, alors qu’on ne demande pas à l’agriculture conventionnelle de refléter dans ses prix les coûts des dégâts environnementaux et sanitaires qu’elle cause à la collectivité.

Comment assurer une transition « à petites touches » en connaissant le laminage aussi gigantesque que sciemment organisé de la petite agriculture qui nourrit encore les trois quarts des humains. La cause principale de la faim n’est-elle pas la financiarisation spéculative du système agricole industriel (accaparements de terre, vol de l’eau, déforestation, hyper mécanisation, semences brevetées, monocultures de grains et d’arbres, défertilisation et érosion des sols, transports transocéaniques, méga entreprises de production de viande et de commerce des grains, distribution hyper centralisée…) ?

Cette transformation des systèmes agro-alimentaires devra notamment bénéficier aux plus petites exploitations agricoles et à l’agriculture dite « familiale ». Celle-ci est mieux outillée pour aller vers des productions diversifiées à l’échelle de la parcelle (par cultures associées et rotations fréquentes de cultures), conformément aux principes de l’agroécologie, et pour produire des cultures vivrières répondant aux besoins nutritionnels de la population locale. Cela suppose que l’on soutienne cette forme d’agriculture, ainsi que les marchés locaux et régionaux, au lieu de placer tous nos espoirs dans l’expansion des marchés d’exportation et dans le développement des chaînes longues d’approvisionnement.

Face aux rapports de force en faveur des multinationales, des créanciers et des politiques néolibérales, quel rôle peut jouer l’ONU dans cette crise concernant l’extrême pauvreté et les pénuries alimentaires ?

L’urgence, c’est de créer de la cohérence dans la gouvernance mondiale. Depuis la Charte de La Havane de 1948, qui ambitionnait de mettre sur pied une « Organisation internationale du commerce » intégrée au système des Nations Unies et mettant le commerce au service du développement et de l’emploi, on a assisté à une sorte de fragmentation organisée de la gouvernance mondiale : commerce, environnement, santé, agriculture, emploi, droits de l’homme… Ces domaines de la coopération internationale ont été largement scindés les uns des autres, traités par des instances différentes suivant des logiques parfois antinomiques. La conséquence, c’est que la croissance économique, stimulée par le commerce et l’investissement international, a été vue comme la condition de tout le reste : il fallait croître d’abord, et ensuite réparer les dommages causés à l’environnement et répartir les fruits de la croissance par des politiques sociales redistributives. Or, on voit aujourd’hui que ce qu’il faut, c’est repenser notre modèle même de croissance, afin que le développement intègre d’emblée des exigences – environnement, santé, justice sociale – jusqu’à présent traitées comme dérivées. Il faut, d’urgence, replacer le bien-être des populations au centre de toutes nos politiques : que cet objectif, et non pas l’augmentation du PIB et la croissance de type extractiviste qui en est la conséquence, devienne notre boussole.

Donner aux États les moyens d’investir dans la mise sur pied de socles de protection sociale est à présent la priorité : 55% de la population mondiale, environ 4 milliards d’humains, n’ont aucune protection sociale quelconque, et ils sont 82% sur le continent africain, le moins avancé dans ce domaine. Or, les stratégies d’évitement de l’impôt et d’évasion fiscale des entreprises multinationales ainsi que le fardeau de la dette empêchent les pays pauvres d’investir dans la protection sociale et beaucoup de pays craignent en outre de relever les salaires car ils voient une main d’œuvre à bon marché comme un atout compétitif dans l’économie mondialisée. Voilà donc des pays dont l’avantage comparatif est que leur population demeure pauvre : cela n’est pas tenable. Dans les pays de l’OCDE eux-mêmes, la concurrence fiscale est vive, et les États craignent de s’endetter davantage en investissant dans les services publics et dans les politiques redistributives. Il faut briser ces cercles vicieux. Cela passe notamment par une coopération fiscale internationale imposant aux entreprises de payer leurs impôts là où elles réalisent leurs profits; par un soutien de la communauté internationale à la mise sur pied de mécanismes de protection sociale dans le sud ; et par la garantie d’un salaire minimum à un niveau décent pour tous les travailleurs, y compris dans le secteur informel au sein duquel travaillent plus de deux tiers des travailleurs dans les pays en développement.

Propos recueillis par Robin Delobel, mai 2020

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