Bon anniversaire !

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Nous n’irons pas par quatre chemins. Comptons plutôt les bougies : 50. Et moi, 73. Donc. J’avais 23 ans. Jeune marié juste après le service militaire (c’est fou le nombre de gens formidables croisés en ces temps lointains !). Et puis : paf. Paf ! Parfaitement. Ce printemps- là, j’achetais Le Monde tous les jours, je regardais la télé, je faisais la navette entre Liège et Bruxelles pour le petit sympa boulot que j’exerçais, on était une bande de super copains-navetteurs et ça discutait ferme. Je le dis avec la plus extrême conviction : j’étais abasourdi, bouleversé, remué, tourneboulé. Les avis étaient partagés, dans le compartiment enfumé de l’aller et du retour. C’est qu’il y avait là des gens de tous bords, de toutes professions. De braves fonctionnaires des ministères de ceci et de cela, des cadres de sociétés, des politiques en veine de promotions ; bref, un peu de tout. Et moi, au milieu de tout ça. Jusque-là, mes ambitions se bornaient à acquérir une Mini Cooper, à acheter un petit chien genre teckel, choyer ma petite famille, aller au stade de Sclessin voir les « Rouches » étriller les « Mauves », rien de bien emballant, en somme. Mais c’était ma petite vie et je m’en accommodais. Et puis, au risque de me répéter : paf. La gifle, la baffe, la dérouillée, le poing dans ma petite gueule.

Il y avait, dans Le Monde, seul journal à peu près à ne pas être en grève, des témoignages extraordinaires : les gens, d’un immeuble à l’autre, des voisins de palier, des inconnus d’hier, des jeunes et des vieux, des prolos et des profs d’université, des paysans et des journalistes se parlaient, s’engueulaient, se disputaient dans les rues jonchées des pavés de la nuit d’émeute passée, des épaves de voitures calcinées, dans l’odeur âcre et persistante des lacrymogènes. Et puis, on ne saura sans doute jamais pourquoi, les étudiants, épuisés par les nuits d’émeutes et de batailles farouches avec les CRS, ont été rejoints, spontanément et au nez et à la barbe des organisations syndicales, par les ouvriers des usines de France, les gens de l’ORTF, les footballeurs et les artistes, les cinéastes et les comédiens, les écrivains et les poètes, les gens de peu et les concierges, les toubibs et les infirmières, les rêveurs et tous les autres. Dans les cabinets des ministères vides de fonctionnaires, on faisait les cartons, on vidait les placards, on brûlait les archives, on se préparait à la fuite ou à l’exil et le Général-Président de la République se taisait ou parlait pour ne rien dire sinon que « la réforme, oui, la chienlit, non ! » Et partout, de plus en plus, dans toutes les villes, toutes les provinces et tous les départements, on débattait, discutait, à n’en plus finir. Il y avait un soleil du tonnerre de dieu et les mots brillaient comme le diamant.

Les mots : Égalité. Solidarité. Unité. Fraternité, sortant des milliers de gorges de rassemblements inouïs ; du jamais vu depuis 1936. Les mots sur les murs, sur les centaines d’affiches qui sortaient des ateliers des beaux-arts, les mots, les idées, les envies, les espoirs et les rêves ; les mots, partout. Dans les ateliers, les bureaux, les écoles, les universités et les usines occupées, ça riait, palabrait et chantait sur tous les tons. Et des millions de grévistes prêts à aller jusqu’au bout. Au bout de quoi ? On ne le savait pas, on ne voulait pas le savoir, on allait bien voir, le temps ne comptait plus, il s’écoulait comme un torrent formidable qui charriait les idées et les concepts, les projets fous et les milliers d’utopies qui poussaient partout dans un désordre merveilleux. Moi, j’étais une éponge. J’absorbais tout, je me nourrissais avec une avidité émerveillée. Il se passait quelque chose. Quelque chose de proprement inouï, d’invraisemblable, quelque chose de colossal. Un mois plus tôt, Le Monde titrait : « La France s’ennuie ». Et une colère joyeuse et enthousiaste avait suivi, contre toute attente. Encore que. L’année d’avant avait vu se multiplier les grèves spontanées dans plusieurs centres de production de l’hexagone, les affrontements violents entre jeunes ouvriers et les forces de l’ordre étaient monnaie courante et les situationnistes avaient publié, à Strasbourg, aux frais de l’UNEF, le fameux De la misère en milieu étudiant à des milliers d’exemplaires.

Et donc. Je ne serais pas en train de rédiger tout ceci dans un désordre qu’on me pardonnera, j’en suis sûr ; je n’aurais jamais été contacté par Alexandre Penasse pour faire partie de la formidable équipe de Kairos, je n’aurais pas eu le bonheur de rencontres décisives, de lectures enthousiasmantes, de participation à une foultitude d’événements passionnants ; enfin, bref, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui si je n’avais pas connu et vécu le choc salutaire de ce mois de mai là. Et foin de cette « commémoration » telle qu’elle va être organisée par telle ou telle instance, tout cela est de peu d’importance. Ceux qui, ces temps derniers, se sont retrouvés à battre le pavé de Paris et d’autres villes de province pour protester contre la politique menée par le pouvoir en place sont, eux, à n’en pas douter, vaguement conscients que ce qu’ils vivent a à voir avec ce qui s’est passé il y a 50 ans. Mais, comme on le sait, l’Histoire ne se répète pas, elle bégaie. Et elle ne repasse pas les plats.

Salut et Fraternité !

Jean-Pierre L. Collignon

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