UKRAINE: DES SENTIMENTS AUX ARMES

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La guerre en Ukraine ne se résume pas à des mouvements de soldats sur le terrain ; ce sont aussi des sentiments : ceux des acteurs les uns pour les autres, et ceux des spectateurs pour chacun d’entre eux. 

la sympathie 

Barack Obama est définitivement un personnage sympathique. Un visage souriant, une voix douce et profonde, et une femme passionnante au point que Le Figaro en a parlé 265 fois, souvent en ne l’appelant que par son prénom. Nous avons tous applaudi avec émotion à l’élection du premier président noir des Etats-Unis et avons même suivi son investiture pour laquelle la télévision française a jugé bon de retransmettre quatre heures de direct. Le Monde en a parlé plus de 13 000 fois. Et ce n’est pas parce que les Etats-Unis sont la première puissance économique, car le journal Les Echos, spécialiste en la matière, en a parlé à peine 5 000 fois. Cette sympathie et cette confiance ont été construites, consolidées, sublimées même, par la quasi-totalité de la presse décrivant sans cesse les moindres faits et gestes de la famille présidentielle, nous retransmettant heure par heure sa moindre déclaration (ou celle de son administration), sa moindre intervention, sa moindre impression et même ses moindres soupçons, sans compter ses accusations basées sur d’hypothétiques preuves. 

Les journalistes sont rarissimes à ne pas être tombés dans cette véritable idolâtrie qui leur fait perdre tout sens commun, toute raison, toute clairvoyance. L’un de ceux-là, héroïque et pas de moindre référence, a écrit dans Les Echos du 20 juillet. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas d’un journal anti-américain ou prorusse ni d’un journaliste adepte de la théorie du complot. Il s’agit juste d’un homme qui a gardé sa raison et qui semble un peu en colère d’être l’un des derniers à avoir les yeux ouverts. C’est Jean-Luc Baslé, l’ancien directeur du journal Les Echos. Il écrit à propos de la conférence de presse d’Obama du 18 juillet1(1)

«Comment accorder crédit à une nation qui a envahi un pays, l’Irak, sous un faux prétexte, la présence d’armes de destruction massive, qui faussement en accuse un autre, la Syrie, d’utiliser des armes chimiques, qui en détruit un troisième, la Libye, après s’être accommodé de son dirigeant pendant des décennies, et qui organise un coup d’état dans un quatrième, l’Ukraine(2). Tout cela au nom de la liberté et de la démocratie ! Comment croire pareilles énormités au regard de l’état de ces pays aujourd’hui? Dans sa conférence de presse, Obama a été très clair. Poutine doit se soumettre aux conditions américaines ou subir de nouvelles sanctions. Les sanctions sont un acte de guerre. Etrange attitude d’un président qui invoque la diplomatie dans sa déclaration préliminaire mais confronte son adversaire avec un ultimatum? Poutine est un homme peu recommandable, certes. Pour autant, doit-il être condamné sans jugement?» 

la défiance 

Près de 800 fois le journal Le Monde associe le terme KGB à Poutine(3). On peut citer comme exemple édifiant un article du 16 mai 2014 nommé « La Russie affiche ses ambitions dans le foot», dans la rubrique Sport et forme consacré au joueur Beckenbauer dans lequel on lit textuellement: «Il ne faut jamais oublier que Poutine a été en poste à Dresde pour le KGB». Le KGB fait vendre, certes, avec ses images d’espions cruels vêtus de sinistres manteaux gris, agissant dans le froid et se livrant à des assassinats en série. Mais on pourrait aussi rappeler que le KGB (actuellement FSB) est comme tous les services secrets du monde, comme le MOSSAD, la CIA ou le MI6: il recrute parmi l’élite de l’armée ses éléments les plus brillants et les plus loyaux. Et quand on voit certains chefs d’État, on peut regretter qu’ils n’aient pas été choisis précisément pour ces deux qualités. Il est avéré qu’Obama a mis sur écoute la terre entière, mais quelle importance si c’est Poutine l’espion. Passons sur le nombre incalculable de fois où l’on a pu entendre ou lire l’homme fort ou le maître du Kremlin, ou encore qualifier le défilé militaire russe de démonstration de force, ou qui montre ses muscles, pendant que le défilé militaire français, lui, n’est qu’une joyeuse parade bon enfant. Et on a même pu entendre des commentateurs juger que Poutine n’avait pas un regard franc. Le cas de Poutine est définitivement réglé lorsque Marine Le Pen en dit son estime. Là, il devient définitivement acquis que Poutine est un monstre dangereux. 

Sans doute avons-nous perdu toute conscience politique, sommes-nous si désespérés pour ne plus croire qu’en ces misérables «révolutions» customisées 

Tout cela donne une idée de l’obsession que les médias transmettent à l’opinion publique en même temps qu’une certaine ignorance, comme une légendaire et totalement absurde volonté expansionniste de la Russie. Il s’agit bien ici d’ignorance des réalités du pays. On ne semble pas se représenter le danger qu’il y a à matraquer ainsi une telle propagande qui risque, si ce n’est pas déjà fait, de déboucher sur une haine qui pourrait bien être le moteur d’une nouvelle catastrophe, et qui est déjà le principal obstacle à la compréhension de la vérité sur l’Ukraine. C’est une vraie responsabilité des médias, dans le maintien de la paix, que l’on pourrait quelquefois leur rappeler. Et ils portent déjà une lourde part de responsabilité dans la guerre en Ukraine. 

l’empathie 

Sans doute avons-nous perdu toute conscience politique, sommes-nous si désespérés pour ne plus croire qu’en ces misérables «révolutions» customisées, retransmises en direct, dont on nous dit qu’elles sont spontanées comme le choix des couleurs qu’elles arborent dans un mouvement uni et pacifique, où tout est organisé, même les tribunes où les intellectuels étrangers viennent faire des discours historiques et pour lesquelles nos ministres se battent pour venir faire des déclarations à la télévision. Ce sera un émouvant: «Nous sommes de tout cœur avec vous» adressé aux révolutionnaires. C’est toujours le courageux David contre la brute Goliath, et le nouveau gouvernement libérateur est fêté, salué, soutenu sans réserve. Tous nos dirigeants nous l’ont dit : Maidan était un formidable mouvement populaire qui allait enfin renverser un président autoritaire et brutal que le peuple opprimé ne supportait plus (après l’avoir élu en 2010 et lui avoir renouvelé sa confiance en 2012 aux termes de deux élections nationales validées par l’OSCE). Curieusement, on ne nous a rien dit sur les dizaines de manifestations qui avaient lieu dans le pays au même moment en opposition à Maidan et pour le maintien de la légalité, eux n’avaient ni tribunes, ni caméras, ni pancartes rédigées en anglais. Mais le peuple voulait se débarrasser des oligarques, paraît-il. Et c’est ainsi qu’il a élu Porochenko, le roi des oligarques qui a lui-même directement nommé gouverneurs des provinces deux autres oligarques notoires: Akhmetov l’homme le plus riche du pays (47ème fortune mondiale, poursuivi pour blanchiment d’argent, crime organisé, et ayant dû fuir le pays en 2004 pour suspicion de meurtre (4)), et Kolomoisky(5), 3ème fortune du pays (finançant des bataillons de nationalistes pour se livrer à des expéditions punitives dans l’est du pays et offrant des primes pour chaque rebelle capturé). 

la haine 

La haine est une entreprise de grande envergure. Ainsi, celle semée en Occident contre la Russie, à travers Poutine, depuis qu’elle a cessé d’être un pays pauvre. La France, les Etats-Unis et l’Angleterre sont sans doute là où cette haine jointe à l’ignorance fait le plus d’adeptes. Dans l’imaginaire de ceux-là, la Russie est restée l’Union soviétique. D’autres, comme la Pologne ou les pays Baltes, n’ont évidemment besoin d’aucune propagande pour la nourrir. Elle existe depuis longtemps pour des raisons historiques bien compréhensibles, mais ces campagnes incessantes la ravivent et la réactualisent contre la Russie post-soviétique. 

La haine a en revanche été installée pour longtemps par Porochenko dans son pays dont il bombarde sa propre population depuis plus de deux mois sans qu’aucun dirigeant occidental ne s’en offusque. C’est devenu une guerre traditionnelle pourrait-on dire, mais le conflit a commencé sans artillerie et sans aviation, quand les milices du Pravyi Sektor, composées de malheureux analphabètes, étaient envoyées par petits groupes dans ces régions pour se livrer à de simples expéditions punitives, tuant à l’aveugle n’importe qui et n’importe où, quand, le 2 mai, une centaine de manifestants pacifiques avec femmes et enfants ont été enfermés dans un bâtiment à Odessa dont la majorité sont morts brûlés vifs ou tués par balles. Ce fut le début, les morts ne se comptaient encore que par dizaines pourrait-on oser dire, mais cette période a marqué le début d’une haine que la plupart des habitants ne pourront plus éteindre autrement que par le sang de leurs ennemis. Ce n’était pas encore une guerre, c’était des meurtres. Cette haine-là est durable, c’est celle que l’on voue à l’assassin de ses parents, de sa compagne ou de ses enfants. 

« Comment pourrait-on pardonner ? » dit un habitant d’un village bombardé. 

Et sa haine n’est pas tournée que vers le président ou les gens de l’ouest, elle se tourne aussi vers l’Union Européenne et vers les Etats-Unis, elle se tourne vers les vrais responsables. Car si le lecteur du Monde n’a pas voulu ou n’a pas pu voir la réalité masquée par toutes les constructions qu’il s’est inventées, le petit paysan de la région de Lougansk, lui, a les pieds bien sur terre et la vue bien dégagée, il a parfaitement compris qui était responsable. Sa haine légitime contre l’Union Européenne durera longtemps. Quant à sa haine de l’Amérique, elle viendra s’ajouter à celle des pays d’Amérique du Sud, à celle des pays d’Asie, à celle des pays du monde arabe et à celle de quelques pays d’Afrique. La grande puissance dirigée par le si sympathique Obama est responsable de trop de massacres, trop de bombardements, trop de malheurs, trop de sang. Il ne tient qu’à nous de ne plus croire en leurs mensonges pour que cette horreur cesse. 

Le conflit armé durera peut-être encore quelques semaines sous sa forme mais mettra peut-être quelques décennies à s’éteindre. C’est la meilleure hypothèse, celle où la Russie résiste à toutes les provocations de Kiev et n’entre pas dans le conflit malgré tous les efforts en ce sens des Américains. 

Mais quelle qu’en soit l’issue, il sera définitivement impossible pour ces populations de vivre avec Kiev. En quelques semaines, sous le prétexte d’en sauvegarder l’unité, Porochenko aura définitivement désintégré le pays. Il y aura vraisemblablement un exode massif de cette région où un grand nombre de logements ont été détruits, où les infrastructures ne fonctionneront plus, où il n’y aura plus ni travail, ni espoir, ni eau, ni électricité, ni gaz, où il n’y aura plus qu’un désastre humanitaire et de la haine. Sans doute, l’Union européenne enverrat-elle une aide humanitaire comme le tortionnaire console sa victime. Mais les vies resteront brisées à jamais, les gens n’oublieront pas, et certains d’entre eux deviendront ce que l’UE et Porochenko les ont forcés à devenir en commençant par les nommer ainsi: des terroristes. 

la honte 

Le 20 juin, Porochenko instaure un cessez-le-feu pour aller «signer en paix» le 27 juin à Bruxelles. Sur la photo après signature, on le voit croiser les mains avec les plus hautes personnalités des grandes instances de l’Union européenne. Sur la photo, les personnages sont hilares, ils sautent de joie, ils semblent fêter une grande victoire. Le lendemain, les instances de l’Union Européenne lancent un ultimatum de 72 heures à la Russie pour que les rebelles se rendent, conformément au «plan de paix» de Porochenko. Mais les rebelles n’envisagent pas de se rendre. De retour de Bruxelles, Porochenko peut reprendre les bombardements en faisant retomber la faute sur la Russie. 

La honte est vraisemblablement le sentiment dominant de ceux qui ont compris ce qui se passait, et qui l’ont compris parce qu’ils ont voulu y être un peu attentif. Le même jour, on élisait le Parlement européen et le président de l’Ukraine. Cette machine étatique qui a parfois fait sourire par sa lourdeur, sa bêtise ou son absurdité, cette machine dont on a si souvent pu se moquer avec bienveillance, cette machine est devenue meurtrière. Elle s’oppose maintenant à ses États membres, de plus en plus souvent, avec de plus en plus de force, contre leur intérêt. Elle invente des consensus illusoires sur des points de détails quand il y a des déchirements sur l’essentiel, elle s’oppose aux États membres comme si elle avait une existence hors d’eux. Au travers de la crise ukrainienne, elle est devenue un monstre. Ses instances se sont prises à avoir une existence propre et ont entraîné ses membres dans un atlantisme indécent, exécutant le moindre caprice d’une Amérique grossièrement mensongère, agressive et meurtrière. 

A des régions qui ne demandaient qu’un simple référendum parce qu’elles se sentaient trahies par un coup d’état, elle a trouvé légitime de répondre par des bombardements de population civile. Jamais Porochenko n’aurait pu mener ces massacres si l’UE s’y était opposée. Au lieu de cela, elle l’en a récompensé. L’Union européenne nous avait promis la paix et elle a provoqué la guerre. Un rebelle déclarait «Ce sera un référendum, ou un océan de cadavres». L’Union européenne a donné sa réponse et trouve le prix d’un océan de cadavres moins élevé que celui d’un référendum. Ainsi, nous sommes fixés sur ce qu’il en est de la démocratie, nous sommes fixés sur ce qu’il en est de choisir entre le bien et la sécurité des gens d’une part, et l’observation d’un règlement ubuesque qui ne sert qu’une administration d’autre part. Il ne reste plus qu’à espérer que cette damnée Union européenne implose en même temps que l’Ukraine lorsque les divergences d’intérêts seront trop fortes. Quel autre sentiment que la honte pourrait-on ressentir à son égard ? 

Michel Segal 

Notes et références
  1. www.lesechos.fr
  2. Au mépris d’un accord passé entre Mikhaïl Gorbatchev et James Baker, alors Secrétaire d’État des États-Unis.
  3. Il suffit de faire une recherche KGB et Poutine sur le site du journal.
  4. www.kyivpost.com.
  5. fr.wikipedia.org.

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